L’avertissement à la France d’un Prix Nobel
Couronné en 2019 avec Esther Duflo, l’économiste Abhijit V. Banerjee appelle le gouvernement à lancer de nouvelles réformes et à renouveler le contrat social.
Ceux qui votent pour Trump (quand ce n’est pas seulement pour payer moins d’impôts – et qu’importe tout le reste !) en ont assez de ces miroirs aux alouettes : on leur assure toujours que la prospérité pour tous est au coin de la rue, mais elle ne se concrétise jamais. Le vote pour Trump est un cri de colère poussé par ceux qui, autrefois, croyaient à de telles promesses, étaient convaincus que le marché fonctionnait pour leur bien, que l’État saurait les protéger, que la justice triompherait au bout du compte. Aujourd’hui, ces électeurs ne croient plus en rien ni personne. Ils soutiennent Trump (et ses semblables à travers le monde), parce qu’il sait reprendre et amplifier leurs récriminations, suspecter des conspirations, leur offrir des boucs émissaires (que ce soit la Chine, les Afro-Américains ou les Mexicains).
Les mêmes ressentiments politiques ont aussi conduit au Brexit et au mouvement des Gilets jaunes. Si nous ne faisons rien pour rétablir la situation, si nous laissons cette rancoeur se développer et prendre de plus en plus de place en politique, nous nous exposons à des catastrophes bien plus graves à l’avenir.
Tout cela été maintes fois débattu, y compris dans mon nouvel ouvrage, Économie utile pour des temps difficiles, écrit avec Esther Duflo (Seuil). Mais la question est de savoir comment-y remédier.
Le chemin semble tracé : pour faire à nouveau croire au grand récit sur le capitalisme inclusif, il s’agit de rendre effectivement le capitalisme inclusif, plutôt que d’évoquer sans fin un futur où régneraient l’inclusivité et l’équité.
Si l’on veut y parvenir, il faudra mobiliser des ressources. Même en France, les impôts peuvent être augmentés. La suppression de l’ISF il y a quelques années (actée en même temps qu’une augmentation de la CSG, qui concerne de nombreux contribuables) s’est révélée une mesure particulièrement inopportune. D’autre part, l’impôt sur le revenu rapporte moins que la CSG. La fusion des deux systèmes (proposée par T. Piketty, E. Saez et C. Landais il y a déjà plusieurs années) améliorerait la progressivité de l’impôt dans son ensemble. Les règles fiscales existantes pourraient être mieux appliquées, auprès des entreprises comme des particuliers. L’un des rares avantages du Brexit réside dans la possibilité pour l’Allemagne et la France d’amender les accords européens pour mettre un frein au dumping fiscal et limiter le recours à des paradis fiscaux.
Cela dit, la France est un pays où l’on paie beaucoup d’impôts et les augmenter de manière significative ne sera pas une mince affaire. Le gouvernement devra rationaliser l’utilisation de ses ressources pour rendre possibles des approches innovantes à grande échelle. Mais il y a un obstacle difficile à surmonter : la défiance des Français à l’encontre de ceux qui dirigent le pays. Le citoyen ou la citoyenne lambda nourrit une profonde suspicion quant aux intentions du gouvernement, et toute proposition de réforme est vue comme un nouveau hold-up dont le butin finira, encore et toujours, par gonfler les poches des plus riches. C’est ainsi que les gens ont réagi à la « taxe carbone » que le gouvernement d’Emmanuel Macron a tenté d’imposer : le mouvement des Gilets jaunes s’est constitué en réaction contre elle, avec des pancartes affirmant par exemple que « l’argent de l’écologie est dans les paradis fiscaux, pas
Si on ne mène pas à bien la réforme des retraites malgré les difficultés, toutes les ressources que mobiliserait aujourd’hui le gouvernement finiraient par bénéficier aux seuls retraités.
dans la poche des prolos ». De telles protestations ne sont pas totalement infondées, puisque cette taxe carbone est arrivée peu après la suppression de l’ISF, mais des réactions de rejet tout aussi épidermiques ont eu lieu contre la tentative de simplification du régime des retraites, qui est particulièrement complexe voire anachronique. Les avantages en matière de retraite dont bénéficient les cheminots datent du temps où conduire un train voulait aussi dire respirer constamment de la poussière de charbon. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais toucher à ces privilèges reste très délicat par rapport à l’opinion publique. Celle-ci voit toujours les réformes comme de possibles entourloupes : d’une manière ou d’une autre, le quidam va se faire arnaquer.
Certes, la réforme du régime des retraites ne pourra pas se faire de manière totalement indolore (avec, par exemple, l’augmentation de l’âge du départ à la retraite). Mais si on ne la mène pas à bien malgré les difficultés, toutes les ressources que mobiliserait aujourd’hui le gouvernement finiraient par bénéficier aux seuls retraités, étouffant ou limitant fortement l’innovation. Il est donc crucial pour le gouvernement de retrouver un peu de sa crédibilité perdue.
Dans cette optique, la pandémie actuelle constitue à bien des égards une opportunité. Il est évident qu’il faut une certaine dose de régulation et qu’il est urgent de gérer efficacement les graves conséquences économiques de la crise sanitaire. Le gouvernement s’en est acquitté de manière relativement satisfaisante lors de la première vague, après avoir été pris de court pendant les premières semaines. Le futur n’est pas écrit, bien sûr. Mais quoique j’aie apprécié les efforts du président Macron, qui a essayé d’expliquer au cours d’allocutions télévisées les tours et détours de sa politique – avec laquelle je suis pourtant souvent en désaccord –, je reste inquiet pour deux raisons. La première tient au manque de sincérité qu’affiche le gouvernement quant aux nombreuses incertitudes qu’il doit affronter – une plus grande transparence pourrait lui être utile si les choses finissaient par partir à vau-l’eau.
Une deuxième chose me cause encore plus de souci : les arguments avancés par Macron pour justifier la non-augmentation des minima sociaux (audelà d’un seul et unique virement de 150 euros en octobre) me semblent relever d’une obsession toute puritaine : condamner le péché d’oisiveté. Car voici ce que le président a dit à la télévision : « Je tiens aussi à une chose, c’est qu’on ne perde pas nos fondamentaux. Nos fondamentaux, c’est la lutte contre la pauvreté par le retour à l’activité et le travail. Et plus on augmente de manière unilatérale tous nos minima sociaux – on ne les rebaisse jamais après – plus on rend difficile le retour à l’activité. C’est ce que l’on a constaté . »
Considérer que la période actuelle est propice à ce genre d’homélie me semble ahurissant, au moment même où les emplois se font rares et où la plupart des gens peinent à garder la tête hors de l’eau. Mais une telle déclaration est-elle jamais justifiée ? Toutes les études que je connais, portant sur différents pays, suggèrent au contraire que le niveau des prestations sociales n’a pas d’effet négatif sur le volume de main-d’oeuvre disponible.
On peut d’ailleurs prendre l’exemple du récent plan de soutien à l’économie des États-Unis, le CARES Act, qui a permis de verser 600 dollars par semaine pendant les deux premiers mois de la pandémie à tout travailleur au chômage, quel que soit son salaire habituel. Plusieurs études ont montré que les travailleurs qui auraient touché plus d’argent en restant chez eux ont en fait préféré continuer leur activité. Bien sûr, le contexte est particulier : qui voudrait tirer au flanc en pleine récession ? Mais le constat rejoint les conclusions de nombreuses évaluations d’impact randomisées conduites partout dans le monde depuis les années 1970 : à rebours du préjugé, le fait d’être généreux envers les plus pauvres n’a quasi aucune incidence sur leur motivation.
Une pareille déclaration est inquiétante pour deux raisons : d’une part, parce que les gens souffrent sans que ce soit leur faute et qu’ils ont besoin d’aide ; d’autre part, parce que cela renforce le sentiment selon lequel le gouvernement est insensible, déconnecté de la réalité des gens ordinaires et de la manière dont ils s’en tirent – et tout cela affaiblit par avance toute tentative de réforme. Si nous voulons renouveler le contrat social pour rendre possibles de vraies réformes, il nous faut commencer par reconnaître que ce n’est pas une quelconque munificence de l’élite qui a permis de maintenir le système à flot, mais bien la patience et la générosité du peuple
■ (Traduction de l’anglais par Lucas Faugère)
Je reste inquiet en raison du manque de sincérité qu’affiche le gouvernement quant aux nombreuses incertitudes qu’il doit affronter.