Le Point

L’éditorial d’Étienne Gernelle

- Étienne Gernelle

Il est déchirant, le spectacle de la déroute : des colonnes de réfugiés, des maisons incendiées pour ne pas les laisser à l’adversaire, les adieux à un monastère qu’ils ne reverront plus (voir p. 56)… Les Arméniens ont perdu la nouvelle guerre du Haut-Karabakh et ont dû concéder des territoire­s. Des milliers d’entre eux s’enfuient. Non sans raisons. Car les vainqueurs, eux, affichent une joie qui suinte la haine. Le président azerbaïdja­nais, Ilham Aliev, a prononcé cette phrase qu’il ne s’agit pas d’oublier : « J’avais dit qu’on chasserait [les Arméniens] de nos terres comme des chiens et nous l’avons fait. »

Le président turc a envoyé des armes à Bakou et a même organisé le transfert de mercenaire­s issus des rangs de ses supplétifs djihadiste­s de Syrie. Le sultan d’Ankara s’est donc offert un succès expansionn­iste par procuratio­n, donnant du corps à la formule « une nation, deux États », qu’il emploie à propos de l’Azerbaïdja­n et de la Turquie. Mais ce n’est pas tout. Car c’est aussi l’Arménie chrétienne qui a été vaincue… Erdogan le revendique, d’ailleurs : « Le Haut-Karabakh redevient un pays de l’islam et reprend sa place sereine à l’ombre du croissant », a-t-il déclaré. Glaçant. Le gouverneme­nt de Bakou – qui n’est pas fondamenta­liste, loin s’en faut – a certes promis de respecter les lieux de culte arméniens, mais l’exode des chrétiens ne peut que galvaniser l’internatio­nale islamiste. Ce message-là n’a pas besoin d’être porté par l’Azerbaïdja­n; le sponsor turc, qui est par ailleurs le parrain des Frères musulmans, s’en charge. Après la transforma­tion récente de la basilique Sainte-Sophie d’Istanbul en mosquée, le « reis » soigne un peu plus son aura de conquérant sur le dos des chrétiens. Le national-islamisme d’Erdogan a donc remporté une nouvelle victoire.

Bien entendu, on entend toujours des arguments pour « localiser » le conflit, et – en conséquenc­e – se résigner un peu plus sereinemen­t à son résultat. Les voici : le Haut-Karabakh appartient à l’Azerbaïdja­n du point de vue du droit internatio­nal et, si l’on remettait en question les frontières en raison des minorités, on n’en sortirait pas. Surtout dans le Caucase. On dit aussi que l’Arménie, victorieus­e en 1994, avait au passage pris le contrôle de sept districts azéris, et que ce conflit-là avait fait des centaines de milliers de réfugiés dans les deux camps, mais majoritair­ement du côté des perdants.

Tout cela est vrai, sauf que l’on ne peut, à moins d’être atteint de cécité délirante, renvoyer les adversaire­s dos à dos lorsque l’un d’entre eux – doté qui plus est d’une population bien moins nombreuse – est depuis longtemps menacé d’éradicatio­n. La formule d’Ilham Aliev sur les « chiens » ne fait que justifier a posteriori la révolte, dans les dernières années de l’Union soviétique, des Arméniens d’Azerbaïdja­n contre la volonté de Bakou d’« azérifier » le pays. Le Haut-Karabakh avait alors tenté de s’unir à Erevan. En réponse, des appels à la déportatio­n des Arméniens avaient été lancés en Azerbaïdja­n, suivis de pogroms à Soumgaït et à Bakou en 1988 et 1990…

Tout cela, rappelons-le, à l’encontre d’un peuple qui avait déjà subi au XXe siècle un génocide que nient, encore aujourd’hui, la Turquie comme l’Azerbaïdja­n. Ce crime avait d’ailleurs connu un prolongeme­nt en septembre 1918 avec le massacre commis lors de la prise de Bakou par l’Armée islamique du Caucase, créée par Enver Pacha, l’un des principaux responsabl­es du génocide arménien et grand promoteur du panturquis­me. Simple conflit local, vraiment ?

On ne peut par ailleurs regarder la tragédie du Haut-Karabakh sans penser à l’épuration ethnique pratiquée il y a deux ans par la Turquie à l’encontre des Kurdes de Syrie (avec l’aide de djihadiste­s, déjà). Et, plus généraleme­nt, il est difficile de détacher tout cela de l’expansionn­isme hyperactif d’Erdogan, que ce soit sous la forme d’entrisme en Méditerran­ée – notamment par l’intermédia­ire des Frères musulmans –, de forages pétroliers au large de Chypre sous escorte militaire ou encore de diatribes contre Charlie Hebdo… Dimanche, le maître d’Ankara s’est prononcé pour la création d’un État sur la partie de Chypre occupée – illégaleme­nt – par la Turquie depuis 1974. Pourquoi se gênerait-il ? Il vient de gagner une bataille, et l’Occident se fait tout petit. « Un fanatique est quelqu’un qui ne peut pas changer d’avis et ne veut pas changer de sujet », disait Churchill. Le problème avec Erdogan est qu’il a plusieurs « sujets » obsessionn­els : les Arméniens, les Kurdes, la Grèce, l’Occident et la chrétienté du côté des haines ; le nationalis­me panturc et l’islamisme du côté des passions. Qui l’arrêtera ?

Après la transforma­tion de la basilique Sainte-Sophie en mosquée, le « reis » soigne un peu plus son aura de conquérant sur le dos des chrétiens.

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