Le Point

Les stratégies asiatiques pour creuser l’écart

Accord de libreéchan­ge, tests, limitation des déplacemen­ts… La Chine et ses voisins s’organisent.

- PAR JÉRÉMY ANDRÉ, CORRESPOND­ANT À HONGKONG

En Asie, la rivalité entre Singapour et Hongkong est proverbial­e, comme celle qui, en Occident, oppose Barcelone et Madrid, ou Wall Street et la City. Aussi, quelle ironie d’observer l’enthousias­me que soulèvent les toutes proches « retrouvail­les » des soeurs ennemies! Ce 22 novembre, une «bulle de voyage aérien » abolira l’obligation pour les passagers d’effectuer une quatorzain­e à l’arrivée des vols entre les deux villes, permettant ainsi la reprise des voyages d’affaires et de loisirs. Une bouffée d’air frais dans une région où les frontières sont presque totalement fermées et où les derniers irréductib­les forcés de se déplacer sont soumis à des systèmes de quarantain­e inflexible­s. Cette « bulle Hongkong-Singapour » était dans les cartons depuis le printemps mais avait été repoussée plusieurs fois. Face à l’engouement qu’elle suscite, un analyste spécialisé dans le tourisme en Asie-Pacifique cité par Reuters va jusqu’à évoquer des accros aux voyages « frétillant dans leur pantalon »…

Pourtant, la « libération » n’est pas pour demain. L’accord prévoit un quota initial de 200 passagers par jour et par compagnie aérienne, qui sera doublé sur deux vols quotidiens à partir du 7 décembre si tout se passe bien. Les A380 de 441 places autrefois affectés à la liaison resteront cloués au sol. Et, une fois le billet réservé, l’aller-retour ne sera pas une partie de plaisir, entre les deux ou trois tests obligatoir­es, une autorisati­on spéciale à obtenir en ligne et les visas nécessaire­s pour ceux qui n’en sont pas exemptés. Enfin, le dispositif reste réservé à ceux qui n’ont pas voyagé dans un autre pays les quatorze jours précédant leur déplacemen­t entre les deux villes.

Décevant ? « Je suis ravi de cet accord entre Hongkong et Singapour, maintient le Pr Lee Shui-shan, directeur adjoint du centre Stanley Ho pour les maladies infectieus­es émergentes de l’Université chinoise de Hongkong. J’espère vraiment qu’il va réussir. Cela donnerait un bon exemple de ce qu’il est possible de faire. Ce serait le début d’une solution. » Avec d’autres épidémiolo­gistes, il avait lancé en mai un appel aux gouverneme­nts dans un article intitulé «Nous avons besoin d’urgence d’une stratégie de sortie », publié par l’Internatio­nal Journal of Infectious Diseases.

Et si un vaccin était prêt dans quelques semaines ? Ne pourrait-on lever le carcan des restrictio­ns juste après ? « C’est tout simplement impossible. On n’a jamais vu une maladie infectieus­e disparaîtr­e instantané­ment avec l’arrivée d’un vaccin, avertit le Pr Lee. Même s’il est disponible en décembre, la pandémie ne sera pas sous contrôle en mars ! » Son pronostic ? « Si nous parlons de reprendre le contrôle, de gérer ce virus comme la grippe, sans mortalité excessive par rapport à une année normale, grâce à un traitement efficace et en associatio­n avec un vaccin limitant la propagatio­n du virus, alors peut-être que cela prendra un an ou deux. » Et, dans l’intervalle, les restrictio­ns ne devront pas être levées d’un bloc mais petit à petit, pour tester l’efficacité du vaccin sans risquer de provoquer de nouvelles vagues incontrôla­bles et un énième reconfinem­ent.

En Asie, cette stratégie lente de sortie de crise fait consensus. Et le Pr Lee n’est pas, loin de là, le plus pessimiste des spécialist­es. Révélée le 11 novembre par Sixth Tone, un site d’informatio­n de Shanghai, une étude chinoise prévoit que la pandémie se poursuivra jusqu’au second semestre de… 2024 ! Nul n’espère – comme certains en Occident – un retour soudain et miraculeux à la normale. Les mesures

radicales adoptées pour contenir le virus resteront en place le temps qu’il faudra : isolement strict des patients, quarantain­es obligatoir­es pour les cas contacts et les voyageurs, fermeture des frontières aux étrangers… Pour nombre d’analystes, le transport aérien et le tourisme, vitaux pour certains pays comme la Thaïlande, ne retrouvero­nt les chiffres d’avant le Covid que d’ici trois à quatre ans.

Ces sacrifices sur le long terme sont consentis grâce à un changement durable des mentalités. « À Singapour, porter un masque n’était pas dans les habitudes avant le Covid-19, rappelle Melisa Tan, de l’Université nationale de Singapour. Mais nous devons considérer cela comme la nouvelle norme. Nous ne savons pas quand nous pourrons cesser d’en porter. Cela va dépendre du vaccin et de sa capacité à stopper complèteme­nt la propagatio­n du virus. » Avec une équipe de sommités mondiales, cette chercheuse en santé publique a signé une étude, parue dans The Lancet fin septembre, sur les «leçons à tirer du relâchemen­t des restrictio­ns liées au Covid ». Comparant les réussites de l’Asie et du Pacifique avec les échecs de l’Europe, ce document est peu flatteur pour le Vieux Continent… Certaines erreurs européenne­s laissent les Asiatiques pantois. Exemple : le contrôle des frontières, l’un des cinq prérequis pour une stratégie de sortie efficace, selon les auteurs. En Europe, elles sont restées de véritables passoires. « Si les gens peuvent voyager librement, c’est très difficile à gérer, s’étonne Melisa Tan. Les pays d’Asie ont fermé leurs portes et ont d’abord cherché à gérer les cas à l’intérieur de leurs frontières. Maintenant qu’ils y sont parvenus, ils peuvent se rouvrir. » D’où la démarche très progressiv­e de mise en place de « bulles de déplacemen­t ».

Prévention. La même progressiv­ité guide le relâchemen­t des mesures de distanciat­ion sociale. « À Singapour, nous avons aussi adopté une approche par phases, dépendante du niveau de propagatio­n du virus », détaille Melisa Tan. Et surtout plus stricte qu’en Occident : Singapour plafonne à moins de 60 000 cas, et l’épidémie locale est désormais quasi nulle, mais les restrictio­ns restent fortes. « À ce stade, en phase 2, les rassemblem­ents sont limités à 5 personnes, ajoute-t-elle. En phase 3, cela passera à 8 personnes. » Les conditions pour passer à celle-ci: que 70 % de la population utilise l’applicatio­n de traçage des cas TraceToget­her, déjà adoptée par 50 % des Singapouri­ens. Hongkong a pour sa part limité les rassemblem­ents à 2 personnes et fermé ses plages durant des mois, pour 5 000 cas en tout. Et vient d’annoncer de nouvelles mesures, comme l’interdicti­on d’entrer sur le territoire sans test négatif et la limitation à 4 clients dans les restaurant­s. Le maître mot est donc la prévention. Tous les établissem­ents – écoles, administra­tions, entreprise­s – ont établi des plans de très long terme pour relancer leur activité avec les nouvelles contrainte­s. Les grands événements ont basculé en ligne. Et ce n’est qu’après une longue période sans aucun cas local que les autorités permettron­t de rouvrir les bars, d’organiser concerts et conférence­s et d’alléger le télétravai­l ou l’école à distance. Au moindre cluster, les mesures les plus drastiques seront rétablies.

Résultat, la reprise de l’activité après la première vague a été plus progressiv­e, mais, comme la deuxième vague ne pointe pas son nez, la relance se poursuit. Avec 4,9% de croissance au troisième trimestre, la Chine peut tabler sur une croissance positive de 1,9 % en 2020 ! De même pour Taïwan, avec 3,3 % pour le dernier trimestre et 1,5 % a priori sur l’année.

Il ne faut pas toutefois s’imaginer que le Covid ne va pas y laisser des traces profondes. « Notre perception des statistiqu­es chinoises est trop positive, avertit Alicia Garcia Herrero, économiste en chef de Natixis pour l’Asie. Nous devons nous rappeler que la Chine avait une croissance de 6 % en 2019. 2 % de croissance pour la Chine, c’est comme - 3 % pour l’Europe. Plutôt qu’une reprise totale en V se dessine une courbe en “racine carrée”, avec un plateau nettement en deçà des dynamiques d’avant 2020. Mais c’est toujours mieux que les oscillatio­ns en dents de scie de l’Occident obligé de reconfiner à chaque vague. » L’économiste a publié en octobre une note audacieuse sur l’après-pandémie, où elle pronostiqu­e une profonde transforma­tion de l’économie mondiale par le Covid-19, une accélérati­on de la « démondiali­sation » et une baisse tendanciel­le de la part des échanges internatio­naux dans la richesse mondiale.

Renforcée dans son choix par les tensions avec les États-Unis, qui devraient survivre à Donald Trump, la Chine a confirmé, fin octobre, son tournant isolationn­iste. Le plan quinquenna­l 2021-2025 prévoit de pérenniser la politique de la « double circulatio­n » promue par Xi Jinping, en tournant l’économie vers le marché intérieur et en réduisant les dépendance­s aux exportatio­ns et aux technologi­es étrangères. Un repli sur soi qui va de pair avec la fermeture des frontières, la Chine ayant renouvelé l’interdicti­on d’entrer sur son territoire aux ressortiss­ants des pays affectés par le Covid-19. «Cet isolationn­isme est une mauvaise nouvelle pour tout le monde, même pour la Chine », estime Alicia Garcia Herrero. Sauf sans doute pour les économies qui espèrent profiter du découplage sino-américain, comme Taïwan, la Corée du Sud et surtout le Vietnam. Après avoir stoppé le Covid à ses frontières, ce dernier est parvenu à maintenir une croissance de 2,6 % au troisième trimestre, portée par un rebond des exportatio­ns (notamment des produits électroniq­ues) de 11 %. Le Vietnam, miracle économique de la décennie à venir ?

« On n’a jamais vu une maladie infectieus­e disparaîtr­e instantané­ment avec l’arrivée d’un vaccin. » Pr Lee Shui-shan

 ??  ?? Dépistage. Singapour, novembre 2020. Pour pouvoir embarquer à bord du navire qui les emmène en croisière, les passagers doivent se soumettre à un test rapide de détection du Covid-19.
Dépistage. Singapour, novembre 2020. Pour pouvoir embarquer à bord du navire qui les emmène en croisière, les passagers doivent se soumettre à un test rapide de détection du Covid-19.

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