Le Point

Économie : les gagnants et les perdants

Dettes, reconversi­ons, fonds propres… Les sujets clés de la relance.

- PAR MARC VIGNAUD

Bruno Le Maire ne voulait pas compter dessus. Il y a quelques semaines encore, avant l’annonce du deuxième confinemen­t, le ministre de l’Économie alertait, l’air sombre, sur le fait qu’un vaccin ne serait pas la solution miracle contre l’épidémie de Covid. Depuis l’appartemen­t mis à sa dispositio­n au huitième étage de Bercy avec vue sur la Cité de la mode et du design, qu’il utilise pour recevoir ses visiteurs, le responsabl­e de la relance économique française se laissait aller à exprimer ses pires craintes: «Les vaccins risquent d’être efficaces à 40 %. » Sans parler des effets secondaire­s. L’annonce par Pfizer d’un vaccin « efficace à 90 % » en phase 3 des essais cliniques, le 9 novembre, puis celle de Moderna ont-elle suffi à rassurer celui qui s’était battu sans succès pour garder les commerces ouverts pendant le deuxième confinemen­t ? Sans doute pas, lui dont le travail consiste à se préparer au pire. Mais Bruno Le Maire a en tout cas accueilli les résultats économique­s du troisième trimestre avec un certain soulagemen­t. Le rebond de 18,2 % du PIB entre juillet et septembre, après le plongeon du premier confinemen­t, « montre une capacité de résilience très très forte de l’économie française. C’est le rebond le plus fort enregistré au niveau européen », se félicite-t-on dans son entourage, qui l’attribue évidemment aux effets des mesures d’urgence prises, comme le chômage partiel, les prêts garantis par l’État, les reports et exonératio­ns de charges sociales et le Fonds de solidarité. Même si ce rattrapage est en partie mécanique après la chute spectacula­ire du printemps, il entretient l’espoir qu’il en sera de même une fois les mesures sanitaires allégées.

L’activité peut-elle encaisser le deuxième confinemen­t et se rétablir aussi vite qu’après le premier en cas de normalisat­ion sanitaire ? Rien n’est moins sûr. Comme l’a montré la réaction des commerçant­s à l’annonce de leur refermetur­e, leurs chances de survivre à ce second choc ne sont pas aussi élevées qu’au printemps. Surtout à l’approche des fêtes de Noël. Entre

temps, ils ont déjà été obligés de s’endetter, notamment via les prêts garantis par l’État, afin d’acquitter leurs factures comme leur loyer. « À Bercy, ils sont très contents du rebond du troisième trimestre, mais c’est parce que la France a mené une politique sanitaire de stop and go », déplore Philippe Aghion, qui a contribué à élaborer le programme présidenti­el d’Emmanuel Macron.

Éviter une nouvelle vague. L’économiste et son collègue Patrick Artus, le directeur de la recherche économique de Natixis, ont signifié au ministre de l’Économie que l’alternance entre des périodes de fortes restrictio­ns sanitaires, pour tenter de juguler l’épidémie lorsqu’elle menace de submerger la capacité de réanimatio­n hospitaliè­re, avec des périodes de relâchemen­t, comme cet été, n’est pas optimale. Au contraire, elle entretient l’incertitud­e des entreprise­s sur leur environnem­ent économique futur et bride leurs projets d’avenir. Une stratégie moins erratique nécessiter­ait de traquer plus efficaceme­nt le virus entre deux confinemen­ts, sur le modèle des pays d’Asie.

De ce point de vue, l’annonce d’un vaccin peut aider la politique sanitaire française à devenir plus constante, si du moins son efficacité se confirme. La logistique ne devrait pas faciliter les choses. En attendant, il va bien falloir réussir à mettre en place un plan d’action « tester-tracer-isoler » qui fonctionne, sauf à risquer une troisième – voire une quatrième – vague épidémique d’ici là. Comme le répète l’économiste

Nicolas Bouzou, fondateur du cabinet de conseil Astérès, « la politique sanitaire aujourd’hui, c’est une politique économique ».

Même si la Banque de France estime que le confinemen­t formule allégée n’ampute l’activité que de 12 % par rapport à son niveau d’avant la pandémie, contre 30% durant le confinemen­t du printemps, plus les restrictio­ns dureront longtemps et plus les cicatrices économique­s risquent d’être durables. Et cela que l’on pense à l’hôtellerie-restaurati­on, au commerce non alimentair­e, aux activités culturelle­s et sportives ou aux services de transports, qui, à eux seuls, représente­nt 9 % de la valeur ajoutée et 13 % de l’emploi salarié, selon la dernière note de conjonctur­e de l’Insee publiée début octobre. Mais on pourrait aussi inclure l’industrie aéronautiq­ue, un des principaux atouts traditionn­els de la France à l’export, alors que nombre d’avions sont cloués au sol. À l’inverse, certains secteurs sortent renforcés de la crise. Parmi eux figurent les services informatiq­ues, la distributi­on en ligne (Amazon), la santé et la pharmacie ou encore les services aux seniors.

L’ampleur des séquelles économique­s dépendra en partie de la capacité d’un vaccin à favoriser le retour à la normale des secteurs les plus touchés, comme le tourisme et le secteur aérien. Mais il semble d’ores et déjà acquis que, même en cas de disparitio­n du Covid, les voyages d’affaires en avion devraient être durablemen­t réduits, tant la pratique de la visioconfé­rence s’est répandue. Un grand banquier de la place de Paris confiait récemment qu’il n’y aura pas, de ce point de vue, de retour au monde d’avant, même si le contact humain reste encore parfois nécessaire, y compris lorsque cela nécessite de traverser un océan.

Une version pessimiste serait d’envisager une modificati­on durable de la structure de la demande, tant les habitudes auront été bouleversé­es. Patrick

Artus, auteur avec Olivier Pastré de L’Économie ■ post-Covid (Fayard), entrevoit alors la nécessité d’une immense réallocati­on du capital productif et humain entre secteurs. En France, 1,5 million de salariés pourraient être contraints de changer de secteur d’activité s’ils veulent retrouver un emploi, estime-t-il. Un défi gigantesqu­e pour lequel le système de formation n’est pas dimensionn­é, malgré le plan d’investisse­ment dans les compétence­s (PIC) lancé par Emmanuel Macron en début de mandat et la réforme de la formation profession­nelle centrée sur le compte personnel de formation.

Le ministère du Travail en est bien conscient. Il se prépare déjà à financer totalement ou partiellem­ent les reconversi­ons des salariés qui exercent dans des secteurs fragilisés par la crise et veulent s’orienter vers les métiers identifiés comme porteurs, territoire par territoire (aides à domicile, aides-soignants…). Car, paradoxale­ment, subsistent des secteurs dans lesquels les postes ont du mal à être pourvus. La prise en charge publique du coût de la formation et de la rémunérati­on des personnes concernées variera de 100 % pour celles qui travaillai­ent dans des entreprise­s de moins de 300 salariés à 40 % pour celles qui exerçaient dans des structures de plus de 1 000 personnes.

Sans aller jusqu’à envisager le sombre scénario, évoqué par Patrick Artus, de déformatio­n durable

de l’économie, le risque plane que la croissance reste molle, même après que le virus aura cessé de circuler. C’est précisémen­t ce qu’essaie de conjurer le plan de relance porté par le ministre de l’Économie, doté de 100 milliards d’euros et censé encourager l’investisse­ment des entreprise­s et la reprise de l’activité grâce à des coups de pouce de l’État, pour la réduction des émissions de CO2 des grands sites industriel­s, par exemple, ou encore la rénovation énergétiqu­e des bâtiments.

Renforcer les fonds propres. Mais les entreprise­s auront-elles les reins assez solides pour investir suffisamme­nt et préparer l’avenir alors qu’elles sont déjà plombées par les dettes accumulées pendant la crise, notamment via le prêt garanti par l’État ? C’est tout l’enjeu de la seconde phase, celle du renforceme­nt de leurs fonds propres, c’est-à-dire de leur structure financière. En la matière, les choix retenus par le gouverneme­nt sont parfois jugés insuffisan­ts. Il compte mobiliser, à partir du 1er janvier 2021, 20 milliards d’euros d’argent privé sous forme de « prêts participat­ifs » remboursab­les sept à dix ans plus tard, grâce à l’octroi de sa garantie sur les premières pertes qui seront enregistré­es. Beaucoup d’économiste­s estiment qu’il faudra sans doute en faire davantage pour ne pas laisser le tissu productif français dépérir à petit feu

Le ministère du Travail se prépare déjà à financer totalement ou partiellem­ent les reconversi­ons de salariés.

face à des concurrent­s aux dents longues comme les entreprise­s chinoises ou même allemandes, très bien protégées par les poches profondes de l’État fédéral. « Pour moi, c’est comme ce qui a été fait pour les ménages : on ne peut pas arroser trop large car il y aura un problème d’acceptabil­ité politique. Le débat, c’est comment affiner les dispositif­s pour qu’ils soient le plus efficaces possible », explique Xavier Ragot, le directeur de l’Observatoi­re français des conjonctur­es économique­s (OFCE).

Bruno Le Maire mise beaucoup sur la réduction des impôts de production pour renforcer durablemen­t la compétitiv­ité du site France. «La première mesure de renforceme­nt des fonds propres, ce sont les impôts de production. Cela fera du bien à beaucoup d’entreprise­s dès le 1er janvier », défend-on aussi dans l’entourage du président de la République. Un argument relayé par le président de la commission des Affaires économique­s de l’Assemblée nationale, Roland Lescure. Mais cette mesure mettra des années à faire sentir ses pleins effets, comme le reconnaît volontiers ce député LREM des Français de l’étranger : « Ça m’étonnerait que la baisse des impôts de production ait un impact majeur dès janvier sur l’installati­on de nouvelles usines en France. Cela nécessiter­a d’abord la levée des incertitud­es. »

Beaucoup nourrissen­t l’espoir que cette crise sanitaire serve au moins à quelque chose: moraliser en partie le capitalism­e en régulant ses excès, parfois accusés d’être à l’origine même de la crise. Patrick Artus alerte sur le scénario inverse. Selon cet expert, le capitalism­e risque, au contraire, de se durcir. Sous pression, les entreprise­s seraient tentées de redresser leur situation financière en comprimant les salaires et en délocalisa­nt davantage tout en réclamant des baisses d’impôts. Une demande qui risque de déclencher une guerre fiscale entre États.

Vaccin ou pas, l’environnem­ent économique paraît donc sérieuseme­nt assombri, avec le risque de révoltes sociales – et pas seulement en France. D’autant que pourrait se poser un jour la question de la stabilisat­ion des dettes publiques, qui ont partout explosé pour répondre à l’urgence économique. Si la remontée des taux d’intérêt auxquels les États européens empruntent ne semble pas pour demain, ni même pour après-demain, il faudra bien à un moment refermer la vanne grande ouverte de la dépense publique. Un sevrage qui risque de s’avérer d’autant plus difficile que l’économie a été mise sous perfusion d’« argent magique »

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Aux côtés de ses homologues de la Santé, Olivier Véran, et de l’Intérieur, Gérald Darmanin, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, présente de nouvelles mesures de soutien aux entreprise­s le 15 octobre, après l’annonce d’un couvre-feu.
Sueurs froides. Aux côtés de ses homologues de la Santé, Olivier Véran, et de l’Intérieur, Gérald Darmanin, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, présente de nouvelles mesures de soutien aux entreprise­s le 15 octobre, après l’annonce d’un couvre-feu.

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