Haut-Karabakh - L’adieu à la terre des Arméniens
La victoire de l’Azerbaïdjan provoque un exode. Désormais, Poutine et Erdogan sont face à face dans le Caucase.
Tous s’interrogent : quel sort réserveront les Azerbaïdjanais à leur « joyau » ?
Sortir d’Erevan par le nord, c’est remonter un flot de voitures continu. La route est la seule qui relie encore la région du Kelbajar, province bientôt rendue à l’Azerbaïdjan, comme le prévoit l’accord de cessez-le-feu conclu le 10 novembre sous l’égide de la Russie. Dès la signature du texte, des milliers d’habitants de cette région ont vidé leur maison – enfin, ce qu’ils pouvaient emporter dans leur voiture – et ont pris la route en direction de la capitale de l’Arménie.
À la sortie de Vardenis, dernière localité du pays avant le Kelbajar, à un premier barrage, des militaires et des policiers contrôlent les véhicules qui entrent en Arménie, mais à peine ceux qui en sortent. Une confusion dont nous profitons pour passer, car on ne délivre plus d’accréditation pour le Haut-Karabakh. Les journalistes ont été évacués quelques jours plus tôt, et les autorités ne sont visiblement pas pressées de voir revenir la presse en pleine débâcle.
La route, en piteux état, serpente et s’élève progressivement jusqu’à un col où se trouve une mine d’or encore exploitée. Et, toujours dans l’autre sens, ces voitures
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« Pensez-vous que quelqu’un [Erdogan] qui utilise de telles armes va s’arrêter là ? » Un soldat
chargées de meubles et de ■ chaises. Désormais, on croise aussi des véhicules militaires, pour beaucoup endommagés, de retour en Arménie. Au loin apparaît enfin le majestueux monastère de Dadivank. Ce bâtiment est plus qu’un lieu historique pour les Arméniens, il est sacré. Nombreux sont les civils et les militaires qui viennent s’y recueillir une dernière fois. Un soldat sort son téléphone et fait un selfie devant l’entrée de l’église, tandis qu’une femme pleure toutes les larmes de son corps sur l’autel de la chapelle. À l’intérieur, des cierges ont été allumés, qui continueront à brûler après le départ. L’atmosphère est lourde, au moment d’abandonner ce jalon de l’histoire arménienne. Tous s’interrogent : quel sort réserveront les Azerbaïdjanais à leur « joyau » ?
Stepanakert, ville fantôme.
Nous poursuivons notre route, direction Stepanakert. Ni barrage ni point de contrôle, les militaires que nous croisons sont en cours de démobilisation. Certains marchent sur le bord de la route, d’autres s’affairent à réparer leur camion, en panne. La nuit est tombée quand nous entrons dans la ville. La pluie et le brouillard donnent au cheflieu du Haut-Karabakh des allures de ville fantôme. Combien les combattants arméniens les avaient espérées, ces conditions de visibilité réduite, qui leur auraient permis d’échapper aux drones azerbaïdjanais ! Les voilà enfin… Elles arrivent une semaine trop tard.
À chaque coin de rue, des traces de bombardement, des voitures retournées, des vitrines brisées, des tubes de bombes plantés dans le bitume. Un seul hôtel est resté ouvert, mais il est dans un piteux état. La ville semble vidée de ses habitants, presque à l’abandon. Délaissée aussi par la communauté internationale, qui ne s’est guère mobilisée dans ce conflit.
Un détour par l’hôpital permet de réaliser l’atrocité de cette guerre : la maternité a été méticuleusement pilonnée par l’artillerie. À Chouchi, ce sont des églises qui ont été visées, ailleurs ce sont des
bombes à sous-munitions et même au phosphore blanc qui ont été tirées. Les habitants du HautKarabakh sont sonnés par tant de violence. « Pourquoi l’Occident n’est-il pas venu à notre aide ? Pourquoi, en face, y avait-il des mercenaires syriens ? » Voilà les questions qu’ils posent aux rares témoins qu’ils croisent.
Du côté des combattants arméniens, on persiste à croire que la victoire aurait été au rendez-vous s’il n’avait fallu combattre que l’Azerbaïdjan, comme lors des précédents épisodes de ce conflit, en 1991 et en 2016. Un soldat nous apostrophe au sujet du président turc, Erdogan : « Pensez-vous que quelqu’un qui utilise de tels moyens et de telles armes va s’arrêter là ? Nous devons notre salut à la Russie, qui joue là une partie d’échecs géopolitique, mais vous, qui viendra vous sauver quand vous serez dans son viseur ? »
Forces russes.
Nous poursuivons notre chemin vers Chouchi, située à 15 kilomètres de Stepanakert. Mais, avant d’y parvenir, nous sommes arrêtés par un barrage de police. Il serait suicidaire d’aller plus loin, des tireurs embusqués azerbaïdjanais sont en position et n’hésiteraient pas à tirer sur quiconque essaierait de s’approcher de la ville, conquête stratégique et hautement symbolique pour eux. Les deux camps s’observent en attendant les Russes, qui doivent jouer le rôle de force d’interposition.
Le lendemain matin, l’information se répand dans Stepanakert : les forces envoyées par Moscou sont arrivées. De quoi rassurer la ville, où toute la nuit ont circulé des rumeurs faisant état d’infiltrations nocturnes d’Azerbaïdjanais. Trois chars russes sont en effet bien visibles, positionnés sur les hauteurs de la ville. Un barrage en pierre a été installé dans la nuit, l’accès au corridor de Latchin, qui doit permettre de rejoindre l’Arménie, n’est toujours pas ouvert mais l’éventualité d’une énième attaque azerbaïdjanaise s’estompe pour les habitants de la capitale du Haut-Karabakh.
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Moins d’une heure de route ■ plus tard, nous entrons dans Martuni, un peu plus à l’est, où combats et bombardements ont été d’une rare violence. La ville est morte aujourd’hui, beaucoup plus abîmée que Stepanakert par les tirs des blindés et les attaques des drones. Pas une rue n’est épargnée, même les écoles ont été durement touchées. Nous pénétrons dans une maternelle devant laquelle est tombé un missile Grad, et constatons que le souffle de l’explosion a fait voler les vitres du bâtiment, heureusement évacué de ses élèves. Un bataillon des pompiers de la ville nous invite à regarder un trou béant dans le mur de leur caserne et l’un d’eux, reconverti en soldat, propose de nous emmener voir d’où est parti le tir.
Drone.
Nous embarquons dans une ambulance hors d’âge et montons par un chemin de terre sur la colline en face. Là, deux chars azerbaïdjanais carbonisés sont abandonnés dans un champ. « Nous les avons détruits, dit le pompier avec une certaine satisfaction. Si vous voulez voir les cadavres des tankistes, ils sont encore là. » Sept corps mutilés – pour certains carbonisés – gisent à quelques mètres de là. Un peu plus loin, c’est une batterie d’artillerie arménienne qui a été mise hors d’usage. «Les trois canons ont été détruits par un drone», nous explique notre guide. Des soldats s’affairent à ranger les obus non utilisés dans un camion et, quand on leur demande si, pour eux, le combat est fini, ils répondent : « Pas sûr… » Les forces azerbaïdjanaises ne sont qu’à 1 kilomètre… Chacun reste sur ses gardes.
En attendant, l’Arménie tente de se reprendre et pleure ses territoires perdus, consciente d’avoir été battue par un ennemi mieux armé et mieux encadré. En soutenant l’Azerbaïdjan, les Turcs ont eu ce qu’ils voulaient: une jonction avec ce pays et, au-delà, avec la mer Caspienne. Recep Tayyip Erdogan s’arrêtera-t-il là? Même protégés par Moscou, c’est pour la survie de leur nation que tremblent aujourd’hui les Arméniens
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« Pourquoi l’Occident n’est-il pas venu à notre aide ? Pourquoi, en face, y avait-il des mercenaires syriens ? » Un habitant du Haut-Karabakh