Alstom roule à un train d’enfer
Son rachat de Bombardier permet au champion français du ferroviaire de rester dans la course.
Au Royaume-Uni, avec le projet pharaonique du High Speed 2, Londres, Birmingham, Manchester et Leeds seront reliées sur 555 kilomètres par un train à grande vitesse qui pourrait ensuite s’échapper vers l’Écosse. En Inde, une vingtaine de villes (Pune, Kanpur, Agra, Indore, Bhopal…) ont des projets de construction de métro. Aux États-Unis, Los Angeles va se doter de nouvelles lignes en prévision des JO de 2028. La France n’est pas en reste avec le Grand Paris Express et ses lignes de métro 15, 16 et 17, le plus grand chantier urbain d’Europe. Trains, trams, métros, partout dans le monde, le rail est furieusement tendance. Un engouement qui n’étonne pas Henri Poupart-Lafarge (HPL), 51 ans, PDG d’Alstom, champion tricolore du ferroviaire : « Le train offre le moyen de transport le moins polluant, le plus sûr, le plus silencieux. » Et aussi « celui qui a le moins d’emprise au sol ». On estime, par exemple, que pour transporter en voiture les voyageurs qui transitent chaque jour dans le RER A, la ligne urbaine la plus dense d’Europe, il faudrait construire une autoroute à deux fois 8 voies.
Face à ce renouveau planétaire du rail, « nous n’avons aucun complexe à avoir » : Henri PoupartLafarge, dont la société a fait son entrée au CAC 40 en septembre, montre une grande confiance, renforcée par le rachat du canadien Bombardier Transport. Opération qui a reçu le feu vert de la Commission européenne en juillet. L’ensemble, qui s’appellera Alstom tout court, deviendra le n° 2 mondial du train (15 milliards d’euros de chiffre d’affaires) derrière le mastodonte chinois CRRC (28 milliards), mais devant le rival allemand Siemens (8 milliards). Alstom et Bombardier se lancent avec un épais carnet de commandes de plus de 70 milliards d’euros. Les deux groupes sont complémentaires. Bombardier est très présent en Allemagne, dans les pays scandinaves et en Europe centrale, quand Alstom occupe le terrain en Espagne et en Italie. Le canadien est bien placé aux ÉtatsUnis, le français en Amérique latine. En Chine, Bombardier pèse plus qu’Alstom. En Inde, c’est l’inverse. Aujourd’hui, s’il peut avaler son concurrent canadien,
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■■■ c’est qu’Alstom affiche une belle santé. En cinq ans, son action a gagné 30 % (70 % avant la crise du Covid). Le renouveau du groupe date du moment où il s’est séparé, en 2016, de sa division énergie pour la céder à General Electric. Une vente très controversée – Arnaud Montebourg, alors ministre de l’Économie, la conteste encore… –, mais qui a dopé la division transport. Sans la vente des chaudières, le rail n’aurait pas prospéré ainsi. Et pour cause : la cession a apporté au total 6 milliards d’euros à la division ferroviaire, réduisant sa dette à zéro et gonflant son cashflow. « Nous nous sommes lancés avec un solide bilan, reconnaît HPL, ce qui nous a facilité la prise de risques pour certains gros contrats. » Le PDG, un X-Ponts passé par le MIT, discret, réservé, est tout le contraire de celui à qui il a succédé, Patrick Kron, cassant, clivant, aimant la bagarre. Poupart-Lafarge « n’aime pas se mettre en avant au-delà de ce qui est requis pour l’entreprise », euphémise un proche. Il ne fréquente pas Le Siècle, ne joue pas au golf mais s’adonne à la natation et aime les randonnées à vélo. Il écoute beaucoup : « Mes mentors, ce sont mes collègues, ceux avec qui je travaille. »
«Un grand patron». Question d’éducation peut-être. Formé chez les jésuites et les frères eudistes à Versailles, il appartient à une famille de premiers de la classe. Son père, Olivier, a joué dans l’ombre les gardiens du temple chez Bouygues jusqu’en 2008. Les frères et soeurs, après de brillantes études, se sont retrouvés chez Nexans, Axa ou Schneider Electric. HPL, lui, a tracé son chemin en passant par la Banque mondiale, le Trésor et le cabinet de Jean Arthuis, alors ministre des Finances de Jacques Chirac. Il est arrivé chez Alstom en 1998, bien avant que Bouygues n’entre au capital (2006). Actuel
lement, le groupe de BTP et de télécoms possède encore 9,7 % du capital d’Alstom qui, dès que la fusion avec Bombardier sera effective, se réduiront à 6 %. Après avoir exercé diverses responsabilités dans la division énergie et au poste de directeur financier du groupe, Poupart-Lafarge a pris en charge le rail en 2011. « Un grand patron », dit Yann Delabrière, administrateur référent d’Alstom, ancien de PSA, de Faurecia et de Zodiac, aujourd’hui PDG d’Idemia, une firme high-tech. « HPL, dit-il, a magnifiquement développé l’entreprise et amélioré sa marge opérationnelle. C’est quelqu’un de rationnel et de décidé. » Ingénieur de formation, HPL sait aussi jongler avec la finance. Il est capable de proposer une distribution exceptionnelle de dividendes de 1,25 milliard d’euros en 2019 et, quelques mois plus tard, de programmer une augmentation de capital de 2 milliards afin de boucler le rachat de Bombardier. Pour faire face à la crise déclenchée par le Covid-19, qui a ralenti la production et les prises de commandes, il a réagi au quart de tour, dès mars. En recourant au chômage partiel et en ouvrant une grosse ligne de crédit auprès des banques, sans garantie de l’État.
« Rupture technologique ». Pas facile d’avoir pour gros client une SNCFplombée par les dettes. C’est cela qui a sans doute incité Alstom à chercher fortune ailleurs. Pas étonnant alors si sa plus grosse usine n’est pas en Europe, mais à Bangalore en Inde, pays où Alstom doit livrer, notamment, 800 locomotives ; si la plus grosse commande jamais enregistrée (4 milliards d’euros en 2014) l’a été en Afrique du Sud ; si le plus gros partenariat, le seul, d’un occidental dans le ferroviaire en Russie est celui d’Alstom, qui possède 20 % de TMH, le principal fabricant de matériel roulant ; si le premier TGV américain qui reliera Washington à Boston (Northeast Corridor) sera construit par Alstom dans l’usine de Hornell (État de New York). S’arrêter là ? Impossible. « Nous sommes poussés à innover toujours plus, pour préserver l’environnement et pour augmenter l’efficacité de nos trains », explique HPL. Le TGV du futur, qui doit entrer en service en 2024, marquera « une véritable rupture technologique » et pas seulement parce que son bar sera sur deux étages. « Le dernier TGV a été développé il y a trente ans, évoque le PDG. Depuis, il n’y a pas eu de changement majeur. » Il sera plus confortable, mieux climatisé, doté de plus grandes baies vitrées, transportera plus de passagers, consommera moins d’énergie et sera moins cher à l’entretien. Autre percée, « dans
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Pour faire face à la crise du Covid, il a recouru au chômage partiel et ouvert une grosse ligne de crédit auprès des banques, sans garantie de l’État.
l’hydrogène, nous faisons clairement ■ la course en tête », poursuit le PDG. Le français est le seul à proposer des trains à hydrogène, les Coradia iLint, vendus à l’Allemagne et testés en Autriche et aux Pays-Bas. Des régions françaises sont maintenant sur les rangs. Avantage ? En Allemagne et en France, 50 % des réseaux ferrés, soit les petites lignes, utilisent la traction au diesel, très polluante. Pour y mettre fin, on peut électrifier les voies, mais cela nécessite de faire d’énormes investissements en caténaires, ou alors… de choisir l’hydrogène. Autre domaine où Alstom tient la corde, le train autonome. « L’intelligence ne provient plus de la voie, elle est entièrement dans les trains », explique HPL. Il existe déjà des trains (en réalité des métros) automatiques comme la ligne 14 du métro parisien. Sans conducteur, ils sont pilotés d’une salle-commande. Mais le futur métro de Lille va franchir une autre étape : ses trains « vont se parler entre eux », allégeant le travail de la salle-commande. Résultat, le trafic est plus fluide, les espaces entre deux passages de train sont raccourcis (60 secondes au lieu de 90). Shanghai a aussi acheté ce système. La dernière étape consistera à rendre les trains 100 % autonomes : le train n’aura plus besoin d’instructions venues du centre de pilotage. Envisageable dans un avenir rapproché pour les métros (dans cinq à six ans), l’affaire est beaucoup plus complexe pour les grandes lignes, où les impondérables sont nombreux. L’automatisation et la signalisation pour les compagnies ferroviaires sont les activités où la digitalisation avance à marche forcée, celle aussi où les gains potentiels sont les plus importants. Un domaine où Siemens excelle. Siemens justement, le vieux rival allemand avec qui Alstom a failli fusionner en 2017. Opération bloquée deux ans plus tard par la Commission européenne,
au grand dam de Paris et de Berlin. « Avec Siemens, semble regretter Poupart-Lafarge, qui aurait dirigé le groupe franco-allemand, nous aurions été encore plus puissants dans le digital. » Une solution qui ne faisait pas l’unanimité chez Alstom : « On était contre le rapprochement avec Siemens dès le départ, dit-on unanimement à FO, à la CFDT ou à la CGT. Cela revenait à donner les clés de la maison aux Allemands.» Avec Bombardier, le schéma est différent. Là, c’est Alstom qui tire les ficelles, car il rachète (pour 5,3 milliards d’euros) les activités ferroviaires du canadien, qui n’est pas au mieux de sa forme : il a perdu de l’argent l’an dernier et doit faire face à des litiges à cause de retards sur des livraisons en Allemagne, au Royaume-Uni et en Suisse. Après l’effacement de Bouygues, la Caisse de dépôt et placement du Québec deviendra le premier actionnaire (18 %) du nouveau groupe. Un actionnaire qui n’a cependant rien d’un activiste, mais a plutôt la réputation d’un bon père de famille. Sur le papier, l’alliance a belle allure. Même si Bruxelles a exigé des « sacrifices », dont la cession de l’usine Alstom de Reichshoffen en Alsace. Questions : pourquoi Alstom et Bombardier, si complémentaires, n’ont pas convolé plus tôt ? Pourquoi le détour par Siemens ?
La menace chinoise. En fait, en 2017, il y avait un triangle constitué par ces trois groupes qui se parlaient entre eux, sachant qu’une fusion laisserait le 3e à quai. Il n’y avait donc que deux possibilités pour Alstom… Avec, en arrière-plan, la menace du géant chinois CRRC, qui, depuis quelques années, trouve que la Chine est trop « petite » et pointe son nez aux ÉtatsUnis (Boston, Philadelphie…), en Afrique (Le Caire, Lagos, Luanda…), en Amérique latine (Buenos Aires, Santiago…). Et s’intéresse aussi à l’Europe en décrochant des (petits) contrats au Portugal, en Angleterre, en République tchèque, dans les Balkans et même en Allemagne où, de surcroît, CRRC a racheté l’activité locomotives de l’allemand Vossloh, qui lui servira de cheval de Troie. La menace est sérieuse. «Les finances de tous les États sont exsangues et, en matière de rail, ils voudront aller aux mieux-offrants, explique Patrick De Cara, délégué CFDT au siège d’Alstom. Et c’est là que les Chinois sont redoutables. » D’autant qu’ils ne sont pas à la traîne dans l’innovation. Cette année, ils ont inauguré une ligne entièrement autonome qui reliera en 45 minutes les 200 km entre Pékin et Zhangjiakou, au nord, ville censée accueillir une partie des JO d’hiver 2022. La bataille du rail ne fait que commencer…
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La dernière étape consistera à rendre les trains 100 % autonomes : le « cerveau » sera à bord.