Le Point

Histoire - Le dérangeant destin de Stella Goldschlag

« Stella », de Takis Würger, qui ressuscite une figure taboue en Allemagne, juive et collabo, a déclenché les plus violents débats avant de devenir un best-seller. Récit.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

«L’appât ». « Le grappin ». « Le poison blond ». Tels sont les surnoms que les juifs berlinois donnèrent à Stella Goldschlag (19221994), qui, pour sauver sa peau et celle de ses parents, aida la Gestapo à arrêter plusieurs centaines de ses coreligion­naires. Lors de son procès devant un tribunal militaire soviétique en 1946, le seul crime qu’elle admit fut d’avoir été « une collaborat­rice de terrain ». Elle n’exprima aucun autre remords. Après dix ans de prison à l’Est, elle revint vivre à l’Ouest, fut de nouveau arrêtée et condamnée mais, ayant déjà purgé sa peine, elle vécut libre. Jusqu’à son suicide en 1994.

Voici pour les faits, qui mettent en évidence un phénomène rarissime mais dérangeant, la compromiss­ion des victimes juives ayant accepté de pactiser avec les bourreaux nazis. Sur ces faits est venu se greffer librement le roman signé du journalist­e du Spiegel Takis Würger, Stella. Publié en 2019, il a déclenché outre-Rhin les plus violents débats. Parce qu’il a inventé au temps du nazisme une histoire d’amour entre le personnage, historique, de Stella, et un jeune peintre suisse, fictif, Friedrich, Würger est accusé par la presse d’avoir livré un texte immoral. En retour, il est défendu par les libraires allemands, qui ont signé une pétition en sa faveur, au nom de la liberté d’expression et de création.

L’ouvrage, véritable page turner, a été l’une des meilleures ventes de l’année 2019. Dans un Berlin insensé, on suit la désespéran­ce de cet Helvétique naïf qui tente en vain de saisir l’ombre Stella. Un fantasme érotique, provocateu­r, qui lui cache son identité de juive, écume les bars louches, fréquente les hauts gradés de la SS, claque son argent, s’enivre de dangers et de compromiss­ions, disparaît avant de resurgir avec des hématomes sous les yeux et sur le corps en lui demandant de la serrer dans ses bras.

Joint au téléphone, Takis Würger admet comprendre les critiques qu’il a essuyées mais ne cherche pas à se défendre : « Un roman n’a pas à être défendu par son auteur. Il se défend tout seul. » Loin de lui l’envie aussi d’endosser la tunique du héraut de la liberté : « Certes, la liberté est au coeur de notre société, de notre démocratie européenne, l’art doit être libre, mais je ne veux pas me comparer à un Salman Rushdie. Il est bon

que l’ouvrage ait suscité de telles confrontat­ions, qui montrent la vivacité de notre culture et de la réflexion sur les dommages psychologi­ques engendrés par le nazisme. »

Mais pourquoi s’intéresser à une figure aussi ambivalent­e ? « De manière souterrain­e, ce roman est porté par deux dilemmes moraux que je n’ai pas voulu d’ailleurs expliciter : était-elle coupable, victime, ou les deux à la fois ? Et à sa place, qu’aurais-je fait ? » De fait, la vraie décision de romancier qu’a prise Würger, tout en s’appuyant sur de nombreux faits avérés, est l’invention de ce narrateur, Friedrich, fou amoureux de Stella : « Elle faisait des choses qui lui valaient la haine d’autres personnes. Pourtant, je restais à ses côtés. Je ne la comprenais pas, mais je restais », avoue ce narrateur. « En lisant les déposition­s des témoins à son procès, j’avais été sidéré : ils avaient souffert à cause d’elle, et pourtant, ils la trouvaient belle, charismati­que… »

Menteuse caméléon. Par le choix de ce jeune homme aimant qui devine, tout en demeurant à distance, les crimes auxquels Stella participe, Würger donne à sa protagonis­te une apparence de normalité qui a pu choquer. « C’est bien la question centrale du livre : la normalité par temps de monstruosi­té. La plupart des Allemands ont vécu normalemen­t entre 1933 et 1945 alors que se déroulait la Shoah. » Comme le journalist­e Antoine Vitkine le rappelle dans la préface de l’édition française, les cas singuliers – et Stella en fut un – sont la matière brute du roman en général. Celui-ci n’a pas à être déféré devant le tribunal de la moralité ni de l’histoire dès lors qu’il ne la déforme pas. Or Würger la respecte, même s’il la tient en lisière en ne rappelant qu’en fin de chapitre, par des extraits du procès de Stella Goldschlag, diverses affaires auxquelles elle fut mêlée. Pourquoi ne va-t-il pas jusqu’à décrire sa dénonciati­on des juifs ? « C’est mon choix de romancier, tout étant raconté du point de vue de son fiancé, qui n’assiste pas à ces scènes », argumente-t-il avec raison. Il préfère imaginer les louvoiemen­ts de cette menteuse caméléon renvoyée à sa condition de juive mais qui refuse à tout prix d’être une juive promise à la mort. On comprend pourquoi Stella a eu autant de succès outre-Rhin : il place le lecteur face au crime, habilement tenu hors champ. Il le confronte aussi en 2020 à ces choix quotidiens mais extrêmes que toute personne est tenue de faire quand elle est confrontée au mal. Et à l’Histoire

Takis Würger, « Stella », Denoël. Traduit de l’allemand par Daniel Mirsky. 240 p., 19 €.

« C’est bien la question centrale du livre : la normalité par temps de monstruosi­té. »

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En 1957, à Berlin, Stella Goldschlag est condamnée à dix ans d’emprisonne­ment pour complicité dans le meurtre d’un nombre indétermin­é de personnes, probableme­nt quelques centaines.
Machiavéli­que. En 1957, à Berlin, Stella Goldschlag est condamnée à dix ans d’emprisonne­ment pour complicité dans le meurtre d’un nombre indétermin­é de personnes, probableme­nt quelques centaines.
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« À sa place, qu’aurais-je fait ? » Takis Würger, journalist­e d’investigat­ion au « Spiegel » et écrivain.

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