Bronzer à la lumière bleue, par Kamel Daoud
Rivés à nos écrans ou plongés dans la lecture, nous sommes devenus des voyageurs immobiles. À quand le retour des vacances et des saisons ? Le dépaysement, le vrai, nous manque.
Le déconfinement ou le reconfinement ne sont pas le voyage ni les vacances. On le sait, et toutes les mises en garde sont censées refroidir en nous l’envie biannuelle de l’ailleurs, ce besoin d’échanger notre routine contre un horizon ou de bouger loin grâce au miracle des moyens de locomotion. Alors, aux fenêtres ou avec masque et un laissez-passer, on s’interroge depuis quelques semaines : comment voyager dorénavant ? Avec quelles précautions ou autorisations ? Que reste-t-il de l’un des instincts les plus anciens de l’homme ? C’est-à-dire le désir de bouger, bronzer, se dépayser, découvrir, marchander ou faire des affaires avec le bout du monde ? Presque rien : la pandémie (mais aussi le terrorisme et les flux migratoires) a rétabli puissamment les frontières et l’immobilité. On reste chez soi, dans sa ville ou, au mieux, dans son pays. On propose même une consommation zéro kilomètre, on plaide le retour à la souveraineté des échanges entre siens propres, à la main-d’oeuvre locale, à l’économie nationale. Comment faire ? On nous a proposé de lire en attendant le vaccin. C’est une façon de voyager ancienne. D’ailleurs, c’est la relation de voyage et l’exagération qui ont fini par enfanter le roman et la fiction. Fuir revient désormais à s’abîmer avec bonheur dans l’imaginaire, qui vous augmente. Le palliatif peut « prendre », mais un lit reste un lit même après une furieuse étreinte amoureuse, et une chaise de lecteur ne bouge jamais. On finit par comprendre que le livre rapporte le monde, ne vous l’apporte pas vivant et palpitant dans son sang chaud et sa fourrure électrisée. Les plateformes vidéo nous aident aussi à assouvir nos envies de songes et de dépaysement. On croit pouvoir bronzer à la lumière bleue des écrans. Telle est d’ailleurs la grande religion du moment, qui divise le monde en acteurs, figurants et voyeurs. Trinité de la foi câblée en la relaxation et l’immersion. Et, faute de voyager, on s’abonne. On y retrouve même, si on consent à l’artifice, un succédané du vent ébouriffant et des illusions de vies multiples. Le récit imagé a ceci de vigoureux qu’il nous sollicite puissamment sans nous demander de bouger autre chose que le doigt sur la télécommande et la paupière qui humidifie l’oeil. On peut s’y offrir, du coup, des sortes de vacances et des voyages allongés. L’addiction peut même aller loin : la religion des séries télé est, depuis deux décennies, la preuve qu’on a presque tous une double vie et que celle-ci se démocratise, se banalise. Conclusion ? Le XXIe siècle sera le siècle des fenêtres ou ne sera pas. Sur son écran, à son balcon, par le télétravail ou en surveillant son voisin et son vis-à-vis d’immeuble.
Cela mène à une autre question: sommes-nous condamnés à ne vivre que de dépaysements numériques payés mensuellement ? Poussés à oublier la bonne foule des départs, la plage qui fait croire au recommencement, l’hôtel qui mime le paradis ou la randonnée qui imite la traversée mystique ou l’épreuve antique ? Les vacances, cette réinvention de la récompense divine après la faillite des dieux, ce droit syndical arraché à notre condition humaine, cette dégradation de l’inattendu en circuit, en tout-inclus ou en séjours à thème, sont-elles mortes ou dorénavant impossibles ? Je ne le veux pas. Je tiens à l’été même en hiver.
Mais c’est quand même un jeu de karma international selon certains : dans le Sud, on remédiait à son sort d’immobilisé par la télévision et les films piratés. Sur tous les bidonvilles, on voyait toujours fleurir les antennes paraboliques censées alléger l’adversité ou la dictature. Aujourd’hui, c’est à ce même artifice que l’on recourt au Nord. Voyeurs et pas voyageurs. Visas sous forme de laissez-passer. Le voyage, si ancien, si nécessaire aux livres et aux muscles, comme à l’esprit, est dangereusement menacé aujourd’hui. Autant que les vacances. Après le vaccin, il faudra le réinventer, avec des précautions, malgré l’état du monde
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La religion des séries télé est la preuve qu’on a presque tous une double vie et que celle-ci se démocratise, se banalise.