Régis Debray, inventaire avant fermeture
« D’un siècle l’autre » (Gallimard), c’est un vol de nuit au-dessus de notre époque troublée, avec dans le cockpit un Debray au regard toujours aussi acéré.
On a toujours profit à lire Régis Debray. Une lecture roborative, de celles qui vous mettent du plomb dans la tête avec, heureuse habitude, un lâcher de fulgurances. Il y a un style Debray, esprit synthétique, frappeur et familier. Le genre subtil, amusé et surprenant : fuyons les concepts, laissons aller, ce n’est qu’une pensée, il est permis d’être drôle. La preuve avec ce D’un siècle l’autre (Gallimard). Sur le virus : « Il ne fait pas la leçon, et ne dit pas : Gott mit uns [« Dieu avec nous », NDLR]. Il s’agit d’un agent, non d’un acteur, et il n’a rien planifié. » Sur les crises : « Le politique est le lieu de la redite… Archaïque n’est pas le désuet, mais le profond : non le périmé mais le refoulé. Les débuts font leur coming out dans des situations de crise quand se fendille la petite croûte civilisée du dessus. » Sur le tournant muséal de la France : « Un sujet politique déclassé se reclasse en cabinet d’antiques à ciel ouvert. C’est notre dédommagement culturel. Le destin héroïque épuisé, apparaît une destination de rêve. Grognons s’abstenir.»
Sur notre époque fille de l’air : « Mieux nous sommes connectés dans l’espace, plus nous sommes déconnectés du temps. On localise de mieux en mieux, on périodise de moins en moins.» Espace enjambé, temps jeté à la benne. Une autre manière, anthropologique, de comprendre la confusion historique qui règne dans nos esprits. Tout se vaut. D’où aussi la peine croissante à transmettre, quand communiquer écrase le reste. Il y a des machines pour communiquer, il n’y a même plus que ça, en présentiel, en distanciel, il n’y a pas de machine à transmettre. Et la transmission ne se fait pas en un clic ni à distance. Problème.
Ce D’un siècle l’autre indique clairement que Debray, 80 ans, pardon monsieur, n’a pas déserté son camp, celui du temps, lui, l’homme de la transition forcée, du passage, penseur aussi de la relation, du détricotage d’une civilisation à l’autre. Il est venu, il a beaucoup vu, cru aussi, fait un peu, il n’a pas vaincu. C’est à la fin de l’envoi, de la vie, que la chouette s’envole. Debray plane une dernière fois sur ses champs d’opération. Il s’(y) était livré en profondeur, en Chateaubriand du Che et de Tonton, dans Loués soient nos seigneurs, cette fois, il prend de la hauteur à tire-d’aile. À l’école, en prison, au forum, dans l’État, en congés… Ce qui nous vaut quelques saillies sur les joies solitaires du retraité, le « débarqué d’antan » : « L’abandon du nous de l’importance sociale pour un moi-je sans garantie… ne concluons pas, du fait qu’on a remis les clés, qu’on est devenu un homme libre. » Mais comme ce sujet merveilleusement vain et ondoyant qu’est le moi n’est pas sa tasse de thé, il prend vite la tangente pour ressortir sa loupe et son gant de boxe. Le galop naturel.
« La France est une République une et indivisible ? » Faux, répond-il, elle juxtapose des entresoi ethniques, corporatistes et régionaux. L’État ? Il rappelle cette phrase de Malraux sur la caractéristique de notre temps, «l’absence de décision ». Et le reste à l’avenant sur ces mensonges qui nous font du bien, le français qui serait la langue de la République, quand l’anglais domine, la souveraineté qui appartiendrait au peuple… Mais comme il ne voudrait pas finir en vieux grincheux de service, il réentonne ses credo : la nation-narration, le sacré, la nécessité des limites, le besoin de croire, sauf qu’on ne croit plus en rien. La cause est entendue. Le 22 août 1914, rappelle Debray, qui connaît son histoire, 25 000 soldats français sont morts, le président n’est pas sorti de son bureau. Jadis, la République était sacrée. Aujourd’hui, un mort, on en fait un fromage, pardon, une cérémonie.
Il n’empêche. Il faut du lien sinon c’est archifoutu. La laïcité ? « Précaution capitale mais concept sans affect, sans pouvoir catalyseur. » Les valeurs? Trop molles, sans puissance de convocation. Du bout de l’orteil, il ouvre la porte à Gaïa, à la Terre, nouvelle croyance. Après Dieu, après l’Histoire, la nature ? « Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux », psalmodiait Samuel Beckett, qui ne croyait qu’à l’écriture
■
Il est venu, a beaucoup vu, cru aussi, fait un peu, n’a pas vaincu. Debray plane une dernière fois sur ses champs d’opération.