Le Point

Michael Beckley : la Chine, ce géant aux pieds d’argile

Pour le politologu­e américain, spécialist­e des relations entre la Chine et les États-Unis, l’empire du Milieu ne saurait rivaliser avec l’Amérique et encore moins la détrôner.

- PROPOS RECUEILLIS PAR GABRIEL BOUCHAUD

La Chine semble aujourd'hui une puissance en pleine ascension, capable d'imposer sa volonté à Hongkong et de financer de vastes projets d'infrastruc­tures de l'Asie jusqu'aux portes de l'Europe. Pourtant, selon Michael Beckley, professeur associé au départemen­t de sciences politiques de l'université de Tufts et chercheur à l'American Enterprise Institute à Washington, elle est encore loin de pouvoir supplanter les États-Unis. Spécialist­e des relations entre la Chine et les États-Unis, il est l’auteur d’Unrivaled, devenu une référence. Non seulement la puissance chinoise, explique-t-il, est surestimée, mais certains problèmes structurel­s empêcheron­t l'empire du Milieu de menacer véritablem­ent l'hégémonie américaine dans les décennies à venir.

Le Point : Qu’est-ce qui vous incite à affirmer que la Chine est un géant aux pieds d'argile ?

Michael Beckley :

Un certain nombre d'expérience­s m'ont fait comprendre qu'il s'agissait d'un pays plus pauvre et moins développé qu'il n'est représenté dans les médias. D'abord, dès qu'on sort des villes, on voit que de nombreuses personnes vivent dans la pauvreté.

Je suis aussi allé voir les villes nouvelles, ces métropoles fantômes dans lesquelles personne ne vit, où tout est à moitié achevé. J'ai aussi pu mesurer à quel point le droit à la propriété est mal assuré. Quelques restaurant­s dans lesquels j'allais régulièrem­ent ont fermé du jour au lendemain, avant d'être démolis pour laisser la place à un développem­ent immobilier. Quand le gouverneme­nt décide de faire quelque chose, il n'y a pas grandchose qui puisse l'arrêter ! Il ne s'agit pas de conditions idéales pour l'esprit d'entreprise ou l'innovation. Par ailleurs, l'âge médian chinois est maintenant de 38 ans et devrait atteindre 50 ans dans quelques décennies. D'ici la moitié du siècle, la Chine aura perdu quasiment 200 millions de personnes en âge de travailler et gagné quelque 300 millions d'individus de plus de 65 ans. Cette donnée seule devrait nous rendre sceptiques sur la capacité de la Chine à être une superpuiss­ance sur le long terme.

Pourquoi affirmez-vous que la puissance chinoise est surestimée ?

Prenons l'exemple d'une entreprise. Vous pouvez regarder son chiffre d'affaires ou ses bénéfices. Or il est plus intéressan­t de voir les bénéfices qui sont dégagés une fois que toutes les dépenses ont été effectuées. Dans les relations internatio­nales, on continue de s'appuyer sur des indicateur­s bruts, l'équivalent du chiffre d'affaires d'une entreprise. On s'intéresse à la production de chaque pays et on en tire une conclusion sur la puissance du pays sur la scène internatio­nale. Mais cet indicateur est historique­ment erroné ! Au XIXe siècle, la Chine était une grande puissance, de loin la plus grosse économie mondiale. Mais le Royaume-Uni était de fait beaucoup plus puissant et a d'ailleurs dominé la Chine à partir des guerres de l'opium. Parce que les Anglais étaient technologi­quement plus avancés et plus riches. Il faut donc prendre en compte ce que j'appelle la puissance nette, par exemple l'argent à la dispositio­n d'un pays, en déduisant les sommes que le pays doit payer pour s'occuper de sa population – dans le cas de la Chine, quasiment 1,4 milliard d'individus. Les fonds de la Chine sont donc largement bloqués et ne peuvent pas être utilisés pour générer de la puissance sur la scène internatio­nale.

Quand vous mesurez la puissance nette, les États-Unis sont-ils plus puissants que la Chine ?

En se fondant sur les données des Nations unies et de la Banque mondiale, on constate que les ÉtatsUnis possèdent trois à quatre fois la richesse nette de la Chine. Et ils ont entre cinq et dix fois plus de plateforme­s militaires, du type porte-avions ou sous-marins nucléaires. Par ailleurs, une grande partie de l'armée chinoise est bloquée dans des missions de maintien de l'ordre dans le pays et de surveillan­ce des frontières. Si l’on regarde simplement quel pays a le plus d'argent et de muscles, les États-Unis sont clairement en tête.

La Chine n'est donc pas près d'intervenir loin de ses bases, en particulie­r contre les États-Unis ?

Militairem­ent, dans une guerre potentiell­e contre Taïwan,

par exemple, les Chinois ont de nombreux avantages, puisqu'ils peuvent utiliser leur propre territoire comme base d'opérations. Mais s'ils s'éloignent, leurs capacités militaires s'effondrent. On dit souvent que l'armée chinoise a de gros bras et de petites jambes : elle dispose de missiles très puissants et a probableme­nt le plus grand et le plus varié des stocks de missiles dans le monde. En même temps, elle ne dispose pas de plateforme­s de projection de sa puissance comme les bombardier­s, les porte-avions, les avions ravitaille­urs et les bases militaires. Tout ce dont les États-Unis disposent pour déplacer leurs forces militaires autour du monde.

On parle beaucoup du retour de la « politique des grandes puissances ». Que signifie cette expression ? On n'a pas l'impression d'être à la veille d'un conflit mondial…

Il est clair que nous ne sommes pas dans la situation internatio­nale des années 1930, ave c une idéologie ultranatio­naliste qui aurait triomphé dans de nombreux pays. Cela dit, en regardant les tendances, je m'inquiète de la montée du nationalis­me dans le monde : il y a des raisons de penser que cette montée se poursuivra, en particulie­r du fait du ralentisse­ment économique et du vieillisse­ment de la population, qui va être un poids économique pour beaucoup de pays. Or, historique­ment, on sait que les périodes économique­s difficiles provoquent souvent une montée du nationalis­me et de la xénophobie. Parallèlem­ent, l'automatisa­tion va avoir un impact considérab­le sur de nombreux secteurs industriel­s, ce qui va provoquer l'explosion du chômage à court terme. Or l'Histoire nous enseigne aussi qu'un nombre important de chômeurs a tendance à renforcer le sentiment nationalis­te et xénophobe. Cette montée pourrait rendre un conflit entre puissances, sinon probable, du moins possible.

Les États-Unis sont-ils leurs propres pires ennemis ?

Je le crois. Si les États-Unis déclinent, ce sera à cause de divisions internes plutôt que du fait de l'ascension d'une nouvelle superpuiss­ance. Il y a des raisons de s'inquiéter quand on observe les niveaux de polarisati­on politique du pays. Si cela ne vire pas à la guerre civile, cela rend en tout cas le fait de prendre des décisions politiques rationnell­es extrêmemen­t difficile, les partis démocrate et républicai­n s'opposant de façon automatiqu­e, ce qui favorise les intérêts particulie­rs et la corruption. Je m'inquiète donc beaucoup de la santé des institutio­ns américaine­s et je pense effectivem­ent que les États-Unis portent en eux les germes de leur propre déclin

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Michael Beckley, auteur d’« Unrivaled » (Cornell University Press, 2018)
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