Le Point

Le monde selon Lionel Barber

Dans son dernier livre, l’ancien directeur de la rédaction du « Financial Times » brosse un portrait sans concession des puissants qu’il a rencontrés.

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARC ROCHE

Directeur de la rédaction du Financial Times (FT) pendant quatorze ans jusqu’en janvier 2020, Lionel Barber publie ses souvenirs à la tête du grand quotidien britanniqu­e des affaires, The Powerful and the Damned (« Les Puissants et les Damnés », non traduit), chez WH Allen. Avant de diriger le FT, le diplômé de l’université d’Oxford a occupé les fonctions de chef du bureau de Bruxelles, de responsabl­e des informatio­ns à Londres et de directeur des éditions européenne puis américaine. Il a été le précurseur de l’intégratio­n, réalisée en 2006, des équipes rédactionn­elles print et Web.

Le Point: Pourquoi le titre «Les Puissants et les Damnés»?

Lionel Barber : Le livre raconte mes rencontres avec ceux qui ont détenu le pouvoir, comment ils l’exercent ■

et la manière dont certains dirigeants sont allés droit dans le mur. Ces derniers sont les damnés du tribunal de l’opinion publique

Doit-on imputer le Brexit à David Cameron?

Cameron était un joueur insouciant qui avait organisé trois référendum­s, sur l’introducti­on d’une dose de proportion­nelle, sur l’indépendan­ce de l’Écosse et sur l’adhésion à l’Union européenne. Le Royaume-Uni est une démocratie représenta­tive qui n’a que faire des plébiscite­s à la Napoléon III. Quand j’ai interviewé Cameron le 21 juin 2016, à deux jours du référendum, il était jovial, confiant et très convaincan­t. Mais dans mon for intérieur, je pressentai­s une défaite.

Pendant la campagne du Brexit, Dominic Cummings (chef opérationn­el de Vote Leave, aujourd’hui principal conseiller de Boris Johnson) vous a avoué que Vote Leave n’avait pas de plan post-référendum. Pourquoi ne pas avoir révélé cette confidence explosive?

J’ai agi en gentleman (rires). Il s’agissait d’une conversati­on privée dont je ne pouvais pas divulguer la teneur en vertu du règlement interne du Financial Times. Mais j’ai décidé de révéler le contenu de notre conversati­on dans mon livre pour souligner l’arrogance des stratèges de Vote Leave et le mépris dans lequel ils tenaient leurs propres supporters.

Vous affirmez: «Nous n’avons pas été responsabl­es de la défaite du référendum sur le Brexit mais nous avons en gros raté le narratif.»

Le FT n’a pas été suffisamme­nt attentif à la montée de l’hostilité envers l’immigratio­n. Ensuite, nous avons couvert le référendum sous l’angle économique et non pas sur le plan politique. Enfin, le FT a toujours été proeuropée­n – et c’est aussi mon cas. J’ai pu mesurer la grande influence du Royaume-Uni à Bruxelles. Or personne n’a défendu cet aspect spécifique lors de la campagne. L’erreur de Cameron a été de présenter le maintien dans l’UE en termes essentiell­ement économique­s en tablant sur la peur des retombées d’un Brexit. Les avertissem­ents de Barack Obama, du Fonds monétaire internatio­nal ou de l’OCDE ont été contre-productifs. Le volet émotionnel a été abandonné au profit du camp du Leave. Or il s’agissait d’un référendum et non pas d’une élection. Le choix de ceux qui se sentaient lésés par les élites était émotionnel.

Vous écrivez que vous avez peine à croire que Boris Johnson soit devenu Premier ministre?

C’est un personnage qui présente de sérieuses lacunes. Il est totalement désorganis­é, ne respecte aucune règle dans sa vie publique comme privée et ne croit en rien, si ce n’est en sa petite personne. C’est un opportunis­te à 100 %. J’étais en poste à Bruxelles en même temps que lui. Il inventait de toutes pièces de prétendus scoops sur les dysfonctio­nnements des institutio­ns européenne­s. Je dois reconnaîtr­e qu’il avait su capter les débuts de l’euroscepti­cisme.

Pourquoi décrivez-vous Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne entre 2003 et 2011, comme un «technocrat­e français qui pense et parle de manière neutre et ne dit que des platitudes » ?

J’ai beaucoup de respect pour Trichet, mais quand il était directeur du Trésor, gouverneur de la Banque de France puis président de la BCE, je ne suis jamais parvenu à lui soutirer la moindre informatio­n. Comparez ce mutisme avec les déclaratio­ns très riches de Ben Bernanke [président de la Réserve fédérale américaine entre 2006 et 2014, NDLR] lors de la crise financière, notamment sur les débats en interne ou l’intensité de mes discussion­s avec Mario Draghi, dont je suis un grand admirateur. Sous Trichet, la politique de la BCE était plus prudente, moins innovatric­e. Un haut fonctionna­ire français m’a confié que Trichet avait peur des Allemands. Draghi a fait preuve d’un grand courage politique en persuadant Berlin de le soutenir pour sauver la zone euro.

Pourquoi le «Financial Times» n’a-t-il pas vu venir la crise financière?

Certains de nos journalist­es, dont Gillian Tett, qui suivait les marchés des capitaux, avaient pris conscience de ce qui était en train de se passer. Je regrette de ne pas avoir mis à la une leurs avertissem­ents, qui étaient traités dans les pages intérieure­s. Nous n’avions pas fait le lien entre les différents éléments de la crise à venir, l’hyperendet­tement, les lacunes de la réglementa­tion financière et les conflits d’intérêts des intermédia­ires, supposés indépendan­ts, à l’instar des agences de notation financière, trop proches des banques.

Vous estimez que la crise financière de 2008 a été l’heure de gloire de Gordon Brown. N’est-ce pas passer sous silence le rôle clé de Nicolas Sarkozy?

Ils ont agi ensemble avec succès, notamment pour mobiliser le G20. Ce fut l’Entente cordiale à son meilleur. Mais Brown a fait le travail technique en amont sur la nécessité de recapitali­ser les banques.

Avez-vous interviewé Sarkozy?

Après son départ de l’Élysée. Je l’ai trouvé un tantinet effrayant. Quand vous le quittez, il vaut mieux s’assurer que votre portefeuil­le est toujours là.

Pourquoi présentez-vous le président François Hollande comme «un bureaucrat­e des coulisses dépourvu de la moindre conviction»?

« Hollande n’était tout simplement pas un président de la Ve République digne de ce nom. »

Hollande n’était tout simplement pas un président de la Ve République digne de ce nom. En public, il avait perdu son charisme personnel tant apprécié par la gent féminine pour littéralem­ent disparaîtr­e. Il était indécis, agissant trop tard et de manière timorée.

Que pensez-vous d’Emmanuel Macron?

Je l’ai rencontré à l’Élysée lors de la remise de la Légion d’honneur à Mario Draghi, en mai 2019. Je me suis présenté et il m’a répondu : « Je vous connais bien. » Je suis très impression­né par sa défense de la démocratie libérale. Pendant ma période à la tête du FT (2006-2020), la place de la France en Europe, un temps égale à celle de l’Allemagne, avait commencé à décliner. Macron a partiellem­ent restauré la position de la France, notamment parce que le Royaume-Uni s’est lui-même largement exclu du scénario à cause du Brexit.

Vous écrivez à propos du Colloque franco-britanniqu­e, dont vous étiez l’un des animateurs, que la délégation française était quasi totalement composée d’hommes blancs issus de l’establishm­ent alors que les Britanniqu­es venaient d’horizons différents.

Le Colloque est une organisati­on très utile qui fait bien son travail. Cela dit, les participan­ts britanniqu­es ont toujours été frappés par le manque de diversité au sein de la délégation française, qui était très mâle, pâle et un peu comme du pain rassis, même si certains étaient très brillants sur le plan intellectu­el.

Comment s’est passée l’interview avec Vladimir Poutine en mai 2019 ?

Vladimir Poutine est arrivé avec trois heures de retard, selon son habitude. Comme tous les hommes forts, il s’exprime avec douceur, à peine audible. Il a botté en touche face aux questions gênantes, se contentant de généralité­s. L’expérience a été très déconcerta­nte. Puis soudain, sans prévenir, il nous dit : « Les valeurs libérales sont dépassées, car elles sont rejetées par la majorité de la population des pays occidentau­x. » On tenait notre scoop. Il nous avait déclaré également que la chancelièr­e allemande, Angela Merkel, avait commis une erreur monumental­e en adoptant une démarche libérale envers l’immigratio­n en provenance du Moyen-Orient [allusion à l’année 2015, durant laquelle l’Allemagne avait laissé entrer sur son territoire des centaines de milliers de réfugiés, NDLR]. Le Kremlin voulait supprimer ce passage, mais on a refusé.

François Fillon, alors Premier ministre, vous a fait une étrange confidence à propos de Silvio Berlusconi ?

Dans sa résidence privée romaine du Palazzo Grazioli, Silvio Berlusconi montre son lit à baldaquin à François Fillon. Il Cavaliere lui demande pourquoi à son avis il n’a jamais fait l’amour dans ce lit avec une femme. Fillon réplique qu’il n’en sait rien. Berlusconi lui répond : « Parce que je n’aurais jamais su si la femme en question voulait faire l’amour avec moi ou simplement dormir dans mon lit. »

Parmi les grosses pointures de la politique internatio­nale que vous avez interviewé­es, qui vous a fait la plus forte impression?

Angela Merkel, sans aucun doute. Discipline, connaissan­ce profonde de ses dossiers, bon sens de l’humour – qu’elle ne montre pas très souvent –, modestie, humilité et prudence, parfois trop, caractéris­ent cette femme d’État, dont la place dans l’Histoire est assurée. Je mentionner­ais également Pascal Lamy, alors président de l’Organisati­on mondiale du commerce, dur en négociatio­n mais raisonnabl­e, rigoureux et constructi­f.

L’interlocut­eur le moins impression­nant?

Notre Premier ministre actuel, Boris Johnson, ne m’impression­ne guère. L’interview de Donald Trump s’est déroulée dans une sorte de cour féodale du Moyen Âge. Le roi était entouré de courtisans prêts à répondre illico au moindre de ses désirs… un peu comme à Versailles sous l’Ancien Régime

 ??  ?? Détente. Lionel Barber et Henry Foy (à g.), chef du bureau de Moscou, sont reçus par Vladimir Poutine au sommet du G20, à Moscou, le 27 juin 2019.
Détente. Lionel Barber et Henry Foy (à g.), chef du bureau de Moscou, sont reçus par Vladimir Poutine au sommet du G20, à Moscou, le 27 juin 2019.
 ??  ?? Entente. Lionel Barber (à g.) avec Tony Blair, à Jérusalem, en 2011.
Entente. Lionel Barber (à g.) avec Tony Blair, à Jérusalem, en 2011.

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