Champagne Jusque-là, tout allait si bien
Le champagne « de nos Français est l’image brillante », disait Voltaire en amateur éclairé. Mais il avait aussi écrit l’histoire de Jean qui rit et Jean qui pleure…
Du côté de Jean qui rit, deux bonnes nouvelles. D’abord, le champagne n’a jamais été aussi bon et surtout aussi pur. Les extra-bruts ou carrément sans dosage, c’est-à-dire sans ajout de sucre, figurent désormais dans quasi tous les tarifs. Il faut se souvenir d’où l’on vient pour en apprécier l’augure. Les bouteilles retrouvées dans la Baltique, contemporaines de Mme Veuve Clicquot, après analyses, comportaient plus de 160 grammes de sucre par litre, soit plus qu’un sauternes. Le recours dans les assemblages à des pourcentages importants de vins anciens dits de réserve en est une des causes : ces blancs adultes se montrent moins agressifs que les adolescents. Mais il convient également d’en porter le crédit au réchauffement climatique. Cette région, réputée très froide et qui permettait à peine au raisin de mûrir – on récoltait souvent autrefois à 8° ou moins d’alcool potentiel –, vendange aujourd’hui à une maturité comparable à celle de la Côted’Or dans les années 1950. Quand on s’en inquiète auprès de Jean-Baptiste Lecaillon, le très brillant chef de cave de la maison Roederer, il répond : « Si l’on se plonge dans nos archives, on constate que les grandes années du passé furent toujours des années chaudes. 1947, 1955, 1959, 1976, pour ne citer que les plus récentes, sont des millésimes de soleil. On a souvent entendu qu’une acidité forte était la clé des grands champagnes ; c’est faux. Il faut de l’acidité en suffisance mais surtout de la matière pour obtenir de l’aromatique et des tanins qui structurent le vin. Les tanins, c’est le goût. » Conclusion provisoire : la qualité n’est pas en péril.
Côté Jean qui pleure, il y a le commerce en berne. On peut même parler de crise, mais pas comme celle de 2008 et des subprimes, avec chute brutale et remontée tout aussi rapide en 2009. Cette fois, la crise ressemble davantage à une lente érosion. Pour comprendre, rembobinons…
Première époque : croissance séquoia. L’affaire a pris du temps, beaucoup, même, mais c’est monté très haut. Lentement, on est passé du temps où trois vaches valaient mieux que 5 hectares de vignes à celui de la voiture allemande de luxe. Chaque année, le Comité interprofessionnel du vin de Champagne (CIVC), à la fois Parlement et gouvernement de la principauté à bulles, annonçait les millions de bouteilles vendues et les caps franchis. De 23 millions en 1947, on est grimpé à 330 millions en 2011, un record à la Usain Bolt que l’on comptait bien dépasser.
Effervescents. Deuxième époque : celle des chausse-trappes et des doutes. Certaines grandes maisons font monter le prix du kilo de raisin acheté au producteur. Raison officielle, obtenir les crus les plus réputés pour leur cuvée. Raison officieuse, éliminer de la course les faiseurs de bouteilles à qualité et prix trop bas qui « ruinent l’image » du champagne à coups de promo « deux bouteilles pour le prix d’une », grâce à la carte du magasin, celle qui, comme son nom l’indique, transforme le consommateur en fidèle. Le kilo de raisin augmente jusqu’à dépasser 7 euros. Les vignerons livreurs de raisin sont contents, les consommateurs un peu moins, qui voient le prix de leur bouteille de marque passer de 25 à 30 ou 40 euros minimum en très peu de
Le champagne n’a jamais été aussi bon et surtout aussi pur. Les extra-bruts ou sans dosage figurent dans quasi tous les tarifs.
temps. Les autres vins effervescents en profitent, même ceux qui viennent d’Italie (prosecco), et chaque région viticole réclame son AOC crémant, préparant ainsi à moyen terme une future crise de surproduction.
Troisième époque (contemporaine) : on mise sur l’export. Qu’importe le prix de la bouteille en France ; laissons bougonner les clients de l’Hexagone. On vend trop ici, ou plutôt pas assez ailleurs. Il convient donc de se positionner avec des prix de luxe sur les marchés extérieurs, fréquentés par les riches de préférence. Et ça marche. Du moins au début. Au milieu des années 2010, le CIVC, toujours lui, annonce que, pour la première fois, la part export dépasse en volume et en valeur celle du marché français.
Maison-Blanche. Puis ça se gâte. Nous avons tous en tête la série de déboires mondiaux qui atteint son paroxysme avec le Covid-19. Mais tout ceci n’explique pas tout cela. Si les producteurs de vins français ont de sérieuses raisons de souhaiter voir Trump quitter la Maison-Blanche pour s’adonner au jardinage dans une vallée profonde du Montana, les Champenois ont été jusqu’à présent épargnés par les fameuses taxes de 25 % qui frappent leurs collègues des autres régions. Quant au virus, si effectivement il a réduit considérablement l’envie de faire sauter les bouchons en chantant « Qu’est-ce qu’on attend pour faire la fête ? », le fléchissement de la courbe des ventes est antérieur à l’arrivée chafouine du virus. En 2018, les ventes peinent à dépasser les 300 millions de bouteilles, et, en 2019, elles passent pour la première fois depuis dix ans sous ce seuil symbolique… L’export tousse et l’acheteur français boude. Premières victimes : les vignerons indépendants – sauf quelques stars, et encore –, qui voient leurs ventes baisser sérieusement en 2018. L’année suivante, sauf exception, tout le monde – maisons, coopératives
Le déconfinement et l’été sans voyages lointains ont joué en la faveur des vignerons indépendants. et vignerons – est touché. Surtout du côté des maisons, notamment celles qui traitaient beaucoup avec la grande distribution, les nouvelles dispositions (loi EGalim) limitant (en principe !) le discount dans ces enseignes…
En 2020, n’en parlons pas, ou juste pour souligner que, cette fois, ce sont les vignerons indépendants – ceux que l’on appelle récoltants manipulants – qui se maintiennent un peu mieux que les grandes maisons pour peu qu’ils aient conservé à leur tarif un champagne d’entrée de gamme abordable. Le déconfinement et l’été sans voyages lointains ont joué en leur faveur auprès de la clientèle française comme dans les autres vignobles.
Et demain ? Les très grandes marques, qui disposent de stocks importants et valorisés, devraient se sortir sans trop de casse de cette situation si l’environnement sanitaire s’améliore et que la bagarre économique avec les États-Unis cesse. Les banques continueront-elles à soutenir les plus fragiles ? Le prix du kilo de raisin va-t-il se stabiliser ou même baisser ? Pour le savoir, il convient de consulter la boule ou plutôt la flûte de cristal