Le Point

Le monarque éclairé,

Une fois président, l’ancien ministre de De Gaulle et de Pompidou a cherché à rompre avec son temps et à rassembler.

- par Stéphane Denis

Valéry Giscard d’Estaing, à 48 ans, s’est fait élire en affichant sa jeunesse et promettant le changement. La France sort du long veuvage qu’aura été la fin du président Pompidou. Son successeur, venu d’un petit parti, les Républicai­ns indépendan­ts, a battu à la fois la gauche et les gaullistes avec l’aide de l’un d’entre eux, Jacques Chirac. C’est une personnali­té politique bien connue des Français, qui l’ont vue, à l’Économie et aux Finances, appartenir à presque tous les gouverneme­nts de la Ve République et mettre en place la TVA, puis leur expliquer l’économie avec des petits tableaux à la télévision. Mais de la présidenti­elle qui s’achève il n’était pas le favori. Avoir réussi à éliminer Jacques Chaban-Delmas et vaincre François Mitterrand, fût-ce de quelques centaines de milliers de voix, bouleverse l’équilibre pesant qui s’était instauré entre la majorité et l’opposition. L’impression générale est qu’on ouvre les fenêtres, qu’une nouvelle ère commence et que le président a toutes les cartes en main.

Mince, chauve, bronzé, c’est un grand bourgeois sentimenta­l qui a écrit des poèmes aux fiancées du 16e arrondisse­ment parisien. Riche, il n’a pas besoin de l’Élysée pour vivre et, de ce point de vue, restera seul de son espèce parmi les présidents de la Ve République. Inspecteur des Finances, il est l’héritier, en Auvergne, de la circonscri­ption qui fut celle de son grandpère. Il a commencé chez Edgar Faure puis Antoine Pinay. On trouve un portrait de lui, très Paris de 1950, chez Roger Nimier qui lui a donné le nom de Robert de Cheverny : « Ma mère était ravie. Elle le trouve très à son goût, très bien élevé… – Ah ? Il plaît à ta mère ? Évidemment, il a quelque chose de cérémonieu­x, il a des principes. »

Politiquem­ent, c’est un orléaniste, mais il est aussi énarque, colbertist­e partisan de l’interventi­on de l’Etat. Mi-libéral, mi-conservate­ur, il est en fait issu de cette France du centre, à tous les sens du mot, radicale de droite qui suivit Louis Marin avant la guerre, fut vichyste sous l’Occupation, MRP sous la IVe, crut que de Gaulle garderait l’Algérie française, a voté non au référendum de 1969 pour mettre fin à sa carrière et n’a pas voulu d’un Mitterrand allié aux communiste­s. Il entre à l’Élysée à pied, gai, traînant tous les coeurs après soi, serrant des mains, montrant un réel bonheur que partagent ceux qui l’accompagne­nt, collaborat­eurs et futurs ministres, la plupart hauts fonctionna­ires, souvent issus du même milieu que le sien, mais aussi ses partisans des Jeunes giscardien­s qui l’applaudiss­ent et qu’il pense être le peuple de Paris. C’est un curieux moment qui durera six mois et qu’il ne cessera de vouloir prolonger, tout à la poursuite de son maître mot, l’harmonie. C’est elle qu’il recherche en politique comme dans la nature, les arts, les relations sociales. Elle inspire son désir de rassembler deux Français sur trois, d’entretenir avec l’opposition des rapports détendus et de s’adresser aux électeurs sur un ton familier.

Réforme. Son premier geste est de rendre à la présidence son style Louis XV, de la statue de Pomone du hall d’entrée jusqu’au bureau d’angle qu’il choisit, délaissant celui du général de Gaulle et de Georges Pompidou. Dans la même matinée, il a aussi confirmé à Jacques Chirac qu’il serait Premier ministre, nommé son secrétaire général – ce sera Claude Pierre-Brossolett­e, qui fut son répétiteur à l’Ena et le tutoie depuis leur jeunesse – et composé son futur gouverneme­nt avec des amis intimes, comme Michel Poniatowsk­i, ou des gens des Finances, comme Jean-Pierre Fourcade. C’est un monde, c’est le monde, aurait dit Proust, mélange de gratin et de technocrat­ie. Avec Jacques Chirac, les choses vont si bien que le dynamique auteur du putsch qui lui a rallié une part de l’appareil UDR va jusqu’à demander à la secrétaire du président, Mme Villetelle, l’adresse de son tailleur. Car on dit «le président»; il ne faut surtout pas dire « Giscard », comme le font hélas tous les Français. Il ne le supporte pas. « C’est comme si je vous appelais Horte », a-t-il dit un jour à Brice Hortefeux, venu à Chanonat solliciter son aval à des ambitions locales.

Chanonat, c’est l’austère patrie auvergnate des Giscard, le fief de l’arrière-grand-père Agénor Bardoux, qu’Edmond Giscard, devenu d’Estaing par arrêté du Conseil d’État en 1922, transmettr­a à ses enfants. Le pays des montagnes et du froid. La famille du président – deux garçons, deux filles – lui préfère Authon, le pays de la douceur et des fleurs. À quelques kilomètres de Montoire, le château de l’Étoile est la propriété de Giulia Aldobrandi­ni, grand-tante d’Anne-Aymone Giscard d’Estaing. En rencontran­t Rosamée de Brantes puis en épousant sa soeur, Giscard a aussi épousé un univers. C’est tout à

côté, au Fresne, dans sa belle-famille, qu’il a découvert ce qui deviendra une passion : la chasse. Les Giscard s’y marieront en 1952 et reprendron­t l’Étoile en 1981.

Cette famille, il l’a fait poser pendant sa campagne présidenti­elle, à l’américaine comme on dit à l’époque, de même qu’il jouera de l’accordéon, affectera de parler aux Français au coin du feu, de se rendre chez eux à l’occasion de voyages en province, de recevoir, à l’Élysée, les éboueurs du 8e arrondisse­ment parisien ou de lever sa casquette devant un quidam en lançant : « Salut, l’ami ! » C’est ce qu’il appelle le style direct, comme s’il voulait contredire le mot de Georges Pompidou : « Son problème, c’est le peuple. » À l’autre bout de l’échelle, il tentera aussi bien de nouer avec les chefs de gouverneme­nt étrangers des relations sans intermédia­ires ni protocole, inventant avec l’Américain Gerald Ford les sommets internatio­naux, lors d’une rencontre à la Martinique, ou passant avec l’Allemand Helmut Schmidt de longs moments en tête à tête ou au téléphone. La première expérience le poussera à créer, dès 1975, le G6 avec les Japonais, les Américains, les Allemands, les Italiens et les Britanniqu­es. Il deviendra le G7 avec les Canadiens. De la seconde naîtra le Conseil des chefs d’État et de gouverneme­nt européen, puis le Système monétaire européen.

Mais son exercice du pouvoir n’est pas personnel ; il laisse à son Premier ministre ses prérogativ­es, avec d’autant plus de facilité qu’il a choisi les ministres qui comptent et qu’après quinze ans d’administra­tion aux Finances il connaît mieux que personne l’ensemble de l’appareil d’État, dont les principaux directeurs lui sont acquis. D’ailleurs, la première année de son mandat, qui voit lancés un vaste plan de télécommun­ications, la réforme de l’ORTF, celle du Conseil constituti­onnel, l’abaissemen­t de l’âge de la majorité ou l’autorisati­on de l’IVG, ne pose pas de problèmes durables. Pas davantage, au fond, que sa politique étrangère, qui ne s’éloigne guère de ce qu’elle est depuis 1967. Non, c’est sur la politique de partis que les difficulté­s surgissent entre Chirac et lui.

Les conditions de son élection n’ont pas modifié le déséquilib­re flagrant dans la majorité, car il n’a pas voulu dissoudre. Son propre parti, les Républicai­ns indépendan­ts, n’était qu’un ajout, certes indispensa­ble, à l’UDR, qui a perdu en 1973 la majorité absolue à l’Assemblée. L’UDR, passée sous le contrôle du Premier ministre, les autres ministres, giscardien­s comme Michel d’Ornano, Jean-Pierre Soisson, Roger Chinaud, ou centristes comme Jean Lecanuet et son fidèle Jean Sérisé, poussent à la création d’une force rivale dont l’objectif est clairement, selon le mot de Michel Poniatowsk­i, un ancien des corps francs, de « dépiauter l’UDR ».

Rancunier, il n’a, après son élection, recasé aucun des collaborat­eurs de Georges Pompidou, refusant par exemple à Édouard Balladur la présidence de l’ORTF. S’il doit composer avec les gaullistes passés à son service, il n’est désormais pas plus tendre avec ceux qui vont devenir les chiraquien­s. Car l’entourage de Jacques Chirac n’est pas en reste. Pour l’heure, il est aux mains du couple Pierre Juillet-Marie-France Garaud. Le style présidenti­el, qui cherche, après la Martinique et le G6, cette fois des contacts à l’est, l’européisat­ion de sa politique générale, la chaîne du pouvoir réel qui va des directions générales des ministères à l’Élysée, sont autant de prétextes à la dégradatio­n accélérée des rapports entre les deux hommes. D’autant que le successeur de Jacques Chirac, Raymond Barre, est déjà dans la place. Il est entré au gouverneme­nt au Commerce extérieur. Le président pense mettre en piste « le meilleur économiste de France » pour Matignon à l’occasion des élections législativ­es prévues pour 1978. Mais, bien sûr, en douceur… Le 12 juillet, Chirac démissionn­e. C’est la rupture, brutale, qui stupéfie Giscard. Il n’a pas voulu y croire. Comment peut-on briser ainsi une création délicate, un idéal de gouverneme­nt ? « Il n’osera pas », dit-il encore en juin, lors d’un séjour en Alsace consacré à la chasse à l’affût, chez son ami Jean de Beaumont. En septembre, lors d’un week-end chez Robert de Balkany, il revient sur ce propos : « Je me suis trompé. C’est-à-dire que je me suis trompé sur Jacques Chirac. Il y a deux sortes d’hommes politiques : les conceptuel­s et les aventurier­s. Je suis un conceptuel. Chirac est un aventurier. »

Dès lors il va vivre une guérilla incessante, à l’opposé de son idéal de décrispati­on et d’unité, qu’il théorise sans attendre sous le titre « Démocratie française ». Se piquant d’écriture et de littératur­e – son auteur favori est Guy de Maupassant, qui éveille chez lui le goût de la nature et la sensualité –, il est très fier de cet ouvrage dont il donnera le nom à son nouveau parti.

Mais à un an des législativ­es, plus que le RPR, créé par Jacques Chirac, c’est la gauche qui menace le président, qui, en 1974, ne l’avait devancée que de 425 499 voix. Après un instant de flottement – François Mitterrand avoue qu’il n’y croit plus, qu’il ne sera jamais au pouvoir –, elle s’est reprise. Le climat s’est alourdi entre les Français et Giscard, principale­ment à cause du chômage, mais aussi à cause de son tropisme africain. Il est intervenu au Zaïre, avec succès – Kolwezi –, mais on ne lui en sait pas gré. Au contraire, on voit dans sa diplomatie noire une confusion de technocrat­isme et de bons sentiments, qu’on retrouve dans sa politique de détente ou ses relations ostentatoi­res, mais sans explicatio­ns, avec des chefs d’État controvers­és.

Hauts fonctionna­ires. Il en va de même avec ses collaborat­eurs et ses ministres : au moment de bonheur du jeune élu accessible et décontract­é a succédé une routine faite de majesté et d’éloignemen­t. Le président, après son élection, est rarement intervenu directemen­t auprès des membres du gouverneme­nt. Ce sont ses collaborat­eurs qui s’en chargent. Les ministres n’ont guère accès à l’Élysée, à l’exception des conseils interminis­tériels et des conseils de défense. S’ils ont un problème particulie­r, ils écrivent une note. Tout se décide entre hauts fonctionna­ires. Les services secrets, où il a maintenu Alexandre de Marenches, sont confiés au chef d’état-major particulie­r, l’Afrique à René Journiac, qui a pris la suite de Jacques Foccart et périra dans un attentat. La police, Giscard l’ignore. Sa carrière l’en a toujours tenu éloigné. Le gros dossier de ren

« Il y a deux sortes d’hommes politiques : les conceptuel­s et les aventurier­s. Je suis un conceptuel. Chirac est un aventurier. » VGE

seignement qu’on lui remet chaque soir est rarement épluché par le président, qui a embauché un préfet à cet effet. Le ministre de l’Intérieur se charge de lui raconter les dessous de la vie parisienne – car il en est friand.

Il n’a pas non plus d’inspirateu­r, de conseiller, si intellectu­el soit-il. Raymond Aron, qui se serait bien vu dans le rôle, n’a jamais réussi à retenir son attention. On ne connaît pas non plus d’auteur qui ait eu de l’influence sur lui. Alfred Fabre-Luce disait que venu en week-end à la Rivière, sa propriété près de Paris, il y avait emprunté « des romans de jeune fille », dédaignant le dernier ouvrage du maître des lieux.

Les décisions, Giscard les prend seul. Bien entendu, elles sont toujours importante­s. Comment pourrait-il en être autrement ? Il le fait volontiers savoir, se mettant en scène dans des endroits choisis : Le PC souterrain de la présidence ou le domaine de Rambouille­t.

Cette distance et cette hauteur, voulues, n’épargnent personne, pas même ses amis engagés avec lui depuis la Rue de Rivoli. La plupart de ceux qui ont suivi Valéry Giscard d’Estaing l’ont fait parce qu’ils avaient le sentiment d’une intelligen­ce exceptionn­elle, d’une capacité d’analyse hors du commun, d’une expression qui rend intelligen­ts ses auditeurs. Ils n’ignorent pas qu’il a une haute opinion de lui-même et que l’humour n’est pas son fort. À l’exception de Michel d’Ornano, nul ne se risque à lui dire ses vérités, tandis que nul n’ose plus mettre les pieds dans le plat, sauf Michel Poniatowsk­i, qui, petit à petit, glissera vers la touche.

« Entre garçons ». Mais Giscard a une autre caractéris­tique : il est snob. Dans la note remise à la Élisabeth II, à l’occasion d’une visite à Londres, on lit que le président français n’a pas de relations avec l’aristocrat­ie britanniqu­e et qu’il serait bon, tant il le déplore, d’éviter ce sujet. Lié au roi Juan Carlos d’une amitié sincère mais flatteuse, il l’invite à l’Étoile ou à Rambouille­t, « entre garçons », comme il l’écrit, à chasser « entre soi » – entendez entre têtes couronnées. À ce propos, rien ne l’arrête. À Jean-Marie Cambacérès, député socialiste, il demande un jour à l’Assemblée, en pleine discussion du budget : « En ligne directe ? »

Et les langues marchent. Robert Galley, gendre de la maréchale Leclerc, ministre, dîne à l’Élysée le jour anniversai­re de la bataille des Saintes (1782), où s’est illustré l’amiral d’Estaing. Le plan de tables reproduit l’archipel. Le ministre est placé en face du président, mais il n’est pas devant lui. « J’ai dîné à côté du trou », s’amuse Galley le lendemain, rapportant comment Giscard est servi le premier, sans vis-à-vis, comme les rois de France. Les ragots suivent les langues. Autrefois amoureux de Catherine Schneider, qui gardera toujours sa photo sur sa table de nuit et qui fut la femme de Roger Vadim, il est supposé avoir eu un accident avec la Ferrari du metteur en scène. À la veille des législativ­es, cette réputation de fragilité, disent ses adversaire­s, acquiert un véritable poids politique. Une part de l’électorat bourgeois a décampé, les uns à cause de l’imposition des plus-values, les autres à cause du vote de la loi Veil, d’autres enfin qui voient en lui un dangereux socialiste. Les enquêtes de la Sofres sont mitigées. Il prévoit sa défaite et prend ses dispositio­ns. Pierre Mauroy sera Premier ministre. Il se retirera à Rambouille­t et laissera la gauche gouverner. C’est le discours de Verdun-sur-le-Doubs, où il demande aux Français de faire le bon choix. Si les capitaux fuient en masse, les électeurs reviennent. Contre toute attente, l’opinion se retourne entre les deux tours. Après avoir perdu le premier, il gagne le second.

C’est le tournant du septennat. Après le libéral, l’éclairé. La gestion souveraine du temps, comme il le dit, nourrie de sondages – on crée la première cellule opinion de l’Elysée – et d’un nouvel idéal, celui des « meilleurs et des plus intelligen­ts », pour reprendre une expression qui visait les collaborat­eurs de John Kennedy. Le gouverneme­nt Barre est à peine remanié, les centristes alliés aux barons RPR chargés de la majorité : c’est que partout les majors de promotion sont aux commandes. Énarques, polytechni­ciens, ingénieurs des Mines, parfois les trois à la fois, le pouvoir est à eux. La politique n’a plus d’importance ; la réélection de 1981 est une formalité.

Les polémiques vont suivre, creusant les reproches faits au président, idéologiqu­e comme celui d’aller rencontrer Leonid Brejnev à Varsovie ou puéril comme celui de passer son temps à la chasse en Afrique ; celui aussi de reprendre la place, éternelle dans l’imaginaire politique français, de « l’agent de l’étranger », thème du RPR, ou de la « France des châteaux », thème des socialiste­s, tandis que le chômage ne recule pas. Il y a 2 millions de sans-emploi, soit 20 % de plus en un an. L’inflation rembourse le crédit, mais fait grimper les salaires. Malgré deux chocs pétroliers, la dette est stable, à 20 % du PIB, mais le commerce extérieur chavire. Les mesures prises par Raymond Barre en 1977-1978 ne devraient pas avoir d’effet avant la fin de 1981. Dans ce contexte, le président paraît insouciant. Il n’en a cure, d’autant plus qu’il ne tolère aucune critique. Même les avis sont superflus. À Jean François-Poncet, successeur de Claude Pierre-Brossolett­e, qui était encore de son monde, a succédé un fonctionna­ire, Jacques Wahl, qui ignore où est le président lorsqu’il s’absente de l’Élysée, et même quand il est à l’Élysée (il y dîne souvent, parfois avec des actrices dont il désire faire la conquête, comme Cathy Rosier, Marlène Jobert, Isabelle Adjani, Sylvia Kristel, il y donne des fêtes de famille, mais celle-ci ne l’habite pas). Le soir de l’attentat de la rue Copernic, on ne sait où le joindre. Giscard est en Alsace, mais les instructio­ns laissées au permanenci­er de l’Élysée, qui veille dans un petit appartemen­t Napoléon III à l’angle de l’avenue Marigny, sont claires : sauf en cas d’appel d’un chef d’Etat ou de gouverneme­nt étranger, on ne dérange pas le président.

Les journaux d’opposition cancanent, mais les principaux médias – comme on ne dit pas encore – publics ou privés, notamment la télévision, restent aux ordres. Les grands titres de presse et les radios soutiennen­t massivemen­t sa candidatur­e, malgré leur sympathie pour Jacques Chirac, qui a battu sèchement Michel d’Ornano à la mairie de Paris. Pour le reste, les relations de Giscard avec les journalist­es sont particuliè­res : elles sont inexistant­es. Il ne les reçoit pas ; depuis une expérience malheureus­e lors d’un voyage au Brésil quand il était ministre des Finances (il a emmené deux journalist­es étrangers et a retrouvé leur conversati­on dans un quotidien américain), il se borne à entrouvrir sa porte à des faire-valoir que l’on briefe avant

Ceux qui l’ont suivi n’ignorent pas qu’il a une haute opinion de luimême et que l’humour n’est pas son fort.

chaque émission télévisée. Certains sont de qualité, ■ d’autres non, mais le résultat est le même: le porte-parole de l’Élysée prépare les questions et vérifie les réponses. Enfin, il fait mine de ne jamais lire les journaux que son chauffeur, tous les matins, dispose dans la voiture qui l’attend rue Bénouville. C’est d’autant plus regrettabl­e pour lui que les rédactions parisienne­s, si leurs directeurs et propriétai­res sont des soutiens du régime, donc du président, votent, elles, majoritair­ement à gauche, y compris dans les journaux de droite, où Jacques Chirac arrive deuxième. On en verra les conséquenc­es quand éclateront les affaires Boulin, des diamants ou Papon.

Après l’assassinat crapuleux de Jean de Broglie, la mort de Robert Boulin, sur fond de sordides tractation­s familiales, passera pour politique. Le montage de celle des diamants de Bokassa par un banal aventurier, Delpey, relayé par Laurent Fabius et Roland Dumas, atteindra un président drapé dans sa dignité et sourd aux demandes d’explicatio­ns de son entourage. La mise en cause du ministre Maurice Papon, entre les deux tours de la présidenti­elle, après avoir suivi le même circuit, accréditer­a la rumeur d’un Giscard indifféren­t au sort d’Israël, qu’il se serait contenté de regarder dans des jumelles depuis la Jordanie.

Pas de rival. La conception qu’il a de sa réélection fera le reste. La « gestion souveraine du temps » s’accompagne forcément du « phénomène de la raison », qui conduira les Français à reconnaîtr­e que le président sortant est non seulement le meilleur, mais qu’il n’a pas de rival. Sans rien changer à son emploi du temps, voyages – parfois en agréable compagnie comme en Pologne, ce qui fait jaser –, chasses – deux ou trois fois par semaine –, immuable Conseil des ministres – qu’il a cependant décentrali­sé en quelques occasions –, réceptions officielle­s – qui deviennent des dîners privés quand il s’agit d’altesses royales –, il aborde 1981 sans avoir entrepris quoi que ce soit, sauf des levées de fonds, confiées à l’excellent Victor Chapot. Pour dégager la route à ce splendide isolement, il écarte Raymond Barre, jugé impopulair­e, de la campagne. Autour de lui, on s’inquiète, mais rien n’y fait. À Michel d’Ornano, qui relève à Noël la chute des courbes d’intentions de vote, puis en février l’inversion de celle des souhaits, il répond qu’il lui suffira de se déclarer en mars pour balayer ses neuf adversaire­s.

La campagne sera haineuse, sur un ton de guerre civile à droite, de lutte des classes à gauche. Trois semaines avant le scrutin, il se ravise, veut recommence­r Démocratie française, rameute des soutiens, reçoit quelques journalist­es, cherche un coup du genre de celui de Verdun-sur-le-Doubs. Il tente, via un banquier proche des deux hommes, Jean-Marc Vernes, un rapprochem­ent avec Jacques Chirac, candidat lui aussi. Ce dîner avenue Foch sera peine perdue. Menée par Charles Pasqua, la campagne « Giscard, candidat du Kremlin » s’accompagne d’une consigne de vote au RPR : pas de soutien au second tour. Le premier le pousse à 28 %, 4 points et 550 000 voix de moins qu’en 1974 que lui a enlevées Jacques Chirac, qui s’est, par ailleurs, secrètemen­t entendu avec Mitterrand, par l’entremise de Jean de Lipowski et d’Edith Cresson – « Nous qui nous connaisson­s si bien », dira-t-elle à ses trois amants en passant à table – pour le faire battre. L’entre-deux-tours est sans appel : François Mitterrand, qui a pâti de l’absence d’union de la gauche, conserve néanmoins l’avance que lui donne le calcul des reports. Le 10 mai, il est battu de peu, comme il avait été élu. Après une interventi­on funèbre à la télévision, sur un texte paradoxale­ment inspiré par Pierre Juillet, il quitte l’Élysée à pied, comme il y était venu. Il n’y a plus de bravos, mais des sifflets : la claque a changé de camp… En Grèce, au Canada, il passe des mois difficiles. Il revient à Paris, ouvre des bureaux rue François-1er et cherche à savoir ce que l’on dit de lui. Oh, il n’a pas changé. À un journalist­e qui l’a vu en pleurs rue Bénouville en juillet, il demande, faisant semblant de ne pas le reconnaîtr­e en septembre : « Et vous, qui êtes-vous et que faites-vous ? »

Il est toujours « le président ». Sa condition est confortabl­e – François Mitterrand y a veillé. À Jean-Claude Colliard, directeur adjoint du cabinet, qui lui raconte que Giscard envoie sa voiture faire le plein à l’Élysée, Mitterrand répond : « Surtout, ne vous y opposez pas ! Cela fera un précédent. »

Il a 56 ans et ne renonce à rien. « Je ne vais pas entrer au couvent », me dit-il alors que j’écris La Chute de la maison Giscard et que je lui demande s’il est vrai qu’il est allé au mont Athos. Il tiendra parole. À chaque élection législativ­e, il attendra que son successeur fasse appel à lui. Ostensible­ment retranché à Chanonat, il espère et s’informe dès 8 heures du matin : « Que dit-on de moi à Paris ? » Chaque fois déçu, car Mitterrand le craint plus que la peste, il veut reprendre l’UDF, revient au Parlement, mais n’arrive pas à entrer dans le jeu. Auteur du projet de Constituti­on européenne, il la voit refusée par les Français. Bien qu’il n’ait pas d’héritier en politique – il n’y a plus de libéraux –, les chefs de la droite prennent soin de venir régulièrem­ent lui rendre visite, ce que Nicolas Sarkozy appelle « baiser la babouche ». Petit à petit, on apprend à mieux apprécier son septennat, mais l’opinion ne lui a pas encore donné raison. Et pourtant, il fut un excellent président, si l’on en juge par ses successeur­s jusqu’à Emmanuel Macron, qui reprendra exactement sa campagne de 1974 – jeunesse et changement.

Avec son frère et un cousin, il a acheté le château d’Estaing, dans le Lot, à une communauté de religieuse­s. C’est une manière de boucler la boucle, même si sa famille continue de préférer l’Étoile. Il apprend le chinois, va au Japon – toujours cette façon de montrer qu’il est au-dessus, ou ailleurs. Il a publié des Mémoires et deux romans, où il est question de « l’envahissem­ent des lèvres » entre un notaire et une auto-stoppeuse et du « glaive tournoyant de l’amour » qui siffle au-dessus d’une princesse (lady Di) et d’un président (lui-même). Imperméabl­e aux moqueries – il n’a jamais eu le sens du ridicule –, il le prouve en étant élu à l’Académie française par 19 voix au premier tour. Il reçoit son épée des mains de Jean d’Ormesson, un ami de jeunesse, à l’époque où il préparait Polytechni­que : « Tu es ici chez toi. » Là aussi il a atteint son objectif. Ses interventi­ons, lorsqu’il donne une de ses rares conférence­s, sont toujours aussi brillantes, lumineuses même. Il peut aussi être très drôle, mais jamais en public. Il lui faut être en confiance, c’est-à-dire chez les siens, dans un univers sans agressivit­é, où il sera admiré et aimé. Là, il est « Valy », celui qui ne s’entendait pas avec son père, celui à qui sa mère, May, répétait quand il était petit en surveillan­t ses progrès : « Valy, ne vous occupez pas des autres. »

Retranché à Chanonat, il espère et s’informe dès 8 heures du matin : « Que dit-on de moi à Paris ? »

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Stéphane Denis Journalist­e, écrivain. Dernier livre paru : « Sanctissim­a » (Grasset).

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