Le monarque éclairé,
Une fois président, l’ancien ministre de De Gaulle et de Pompidou a cherché à rompre avec son temps et à rassembler.
Valéry Giscard d’Estaing, à 48 ans, s’est fait élire en affichant sa jeunesse et promettant le changement. La France sort du long veuvage qu’aura été la fin du président Pompidou. Son successeur, venu d’un petit parti, les Républicains indépendants, a battu à la fois la gauche et les gaullistes avec l’aide de l’un d’entre eux, Jacques Chirac. C’est une personnalité politique bien connue des Français, qui l’ont vue, à l’Économie et aux Finances, appartenir à presque tous les gouvernements de la Ve République et mettre en place la TVA, puis leur expliquer l’économie avec des petits tableaux à la télévision. Mais de la présidentielle qui s’achève il n’était pas le favori. Avoir réussi à éliminer Jacques Chaban-Delmas et vaincre François Mitterrand, fût-ce de quelques centaines de milliers de voix, bouleverse l’équilibre pesant qui s’était instauré entre la majorité et l’opposition. L’impression générale est qu’on ouvre les fenêtres, qu’une nouvelle ère commence et que le président a toutes les cartes en main.
Mince, chauve, bronzé, c’est un grand bourgeois sentimental qui a écrit des poèmes aux fiancées du 16e arrondissement parisien. Riche, il n’a pas besoin de l’Élysée pour vivre et, de ce point de vue, restera seul de son espèce parmi les présidents de la Ve République. Inspecteur des Finances, il est l’héritier, en Auvergne, de la circonscription qui fut celle de son grandpère. Il a commencé chez Edgar Faure puis Antoine Pinay. On trouve un portrait de lui, très Paris de 1950, chez Roger Nimier qui lui a donné le nom de Robert de Cheverny : « Ma mère était ravie. Elle le trouve très à son goût, très bien élevé… – Ah ? Il plaît à ta mère ? Évidemment, il a quelque chose de cérémonieux, il a des principes. »
Politiquement, c’est un orléaniste, mais il est aussi énarque, colbertiste partisan de l’intervention de l’Etat. Mi-libéral, mi-conservateur, il est en fait issu de cette France du centre, à tous les sens du mot, radicale de droite qui suivit Louis Marin avant la guerre, fut vichyste sous l’Occupation, MRP sous la IVe, crut que de Gaulle garderait l’Algérie française, a voté non au référendum de 1969 pour mettre fin à sa carrière et n’a pas voulu d’un Mitterrand allié aux communistes. Il entre à l’Élysée à pied, gai, traînant tous les coeurs après soi, serrant des mains, montrant un réel bonheur que partagent ceux qui l’accompagnent, collaborateurs et futurs ministres, la plupart hauts fonctionnaires, souvent issus du même milieu que le sien, mais aussi ses partisans des Jeunes giscardiens qui l’applaudissent et qu’il pense être le peuple de Paris. C’est un curieux moment qui durera six mois et qu’il ne cessera de vouloir prolonger, tout à la poursuite de son maître mot, l’harmonie. C’est elle qu’il recherche en politique comme dans la nature, les arts, les relations sociales. Elle inspire son désir de rassembler deux Français sur trois, d’entretenir avec l’opposition des rapports détendus et de s’adresser aux électeurs sur un ton familier.
Réforme. Son premier geste est de rendre à la présidence son style Louis XV, de la statue de Pomone du hall d’entrée jusqu’au bureau d’angle qu’il choisit, délaissant celui du général de Gaulle et de Georges Pompidou. Dans la même matinée, il a aussi confirmé à Jacques Chirac qu’il serait Premier ministre, nommé son secrétaire général – ce sera Claude Pierre-Brossolette, qui fut son répétiteur à l’Ena et le tutoie depuis leur jeunesse – et composé son futur gouvernement avec des amis intimes, comme Michel Poniatowski, ou des gens des Finances, comme Jean-Pierre Fourcade. C’est un monde, c’est le monde, aurait dit Proust, mélange de gratin et de technocratie. Avec Jacques Chirac, les choses vont si bien que le dynamique auteur du putsch qui lui a rallié une part de l’appareil UDR va jusqu’à demander à la secrétaire du président, Mme Villetelle, l’adresse de son tailleur. Car on dit «le président»; il ne faut surtout pas dire « Giscard », comme le font hélas tous les Français. Il ne le supporte pas. « C’est comme si je vous appelais Horte », a-t-il dit un jour à Brice Hortefeux, venu à Chanonat solliciter son aval à des ambitions locales.
Chanonat, c’est l’austère patrie auvergnate des Giscard, le fief de l’arrière-grand-père Agénor Bardoux, qu’Edmond Giscard, devenu d’Estaing par arrêté du Conseil d’État en 1922, transmettra à ses enfants. Le pays des montagnes et du froid. La famille du président – deux garçons, deux filles – lui préfère Authon, le pays de la douceur et des fleurs. À quelques kilomètres de Montoire, le château de l’Étoile est la propriété de Giulia Aldobrandini, grand-tante d’Anne-Aymone Giscard d’Estaing. En rencontrant Rosamée de Brantes puis en épousant sa soeur, Giscard a aussi épousé un univers. C’est tout à
côté, au Fresne, dans sa belle-famille, qu’il a découvert ce qui deviendra une passion : la chasse. Les Giscard s’y marieront en 1952 et reprendront l’Étoile en 1981.
Cette famille, il l’a fait poser pendant sa campagne présidentielle, à l’américaine comme on dit à l’époque, de même qu’il jouera de l’accordéon, affectera de parler aux Français au coin du feu, de se rendre chez eux à l’occasion de voyages en province, de recevoir, à l’Élysée, les éboueurs du 8e arrondissement parisien ou de lever sa casquette devant un quidam en lançant : « Salut, l’ami ! » C’est ce qu’il appelle le style direct, comme s’il voulait contredire le mot de Georges Pompidou : « Son problème, c’est le peuple. » À l’autre bout de l’échelle, il tentera aussi bien de nouer avec les chefs de gouvernement étrangers des relations sans intermédiaires ni protocole, inventant avec l’Américain Gerald Ford les sommets internationaux, lors d’une rencontre à la Martinique, ou passant avec l’Allemand Helmut Schmidt de longs moments en tête à tête ou au téléphone. La première expérience le poussera à créer, dès 1975, le G6 avec les Japonais, les Américains, les Allemands, les Italiens et les Britanniques. Il deviendra le G7 avec les Canadiens. De la seconde naîtra le Conseil des chefs d’État et de gouvernement européen, puis le Système monétaire européen.
Mais son exercice du pouvoir n’est pas personnel ; il laisse à son Premier ministre ses prérogatives, avec d’autant plus de facilité qu’il a choisi les ministres qui comptent et qu’après quinze ans d’administration aux Finances il connaît mieux que personne l’ensemble de l’appareil d’État, dont les principaux directeurs lui sont acquis. D’ailleurs, la première année de son mandat, qui voit lancés un vaste plan de télécommunications, la réforme de l’ORTF, celle du Conseil constitutionnel, l’abaissement de l’âge de la majorité ou l’autorisation de l’IVG, ne pose pas de problèmes durables. Pas davantage, au fond, que sa politique étrangère, qui ne s’éloigne guère de ce qu’elle est depuis 1967. Non, c’est sur la politique de partis que les difficultés surgissent entre Chirac et lui.
Les conditions de son élection n’ont pas modifié le déséquilibre flagrant dans la majorité, car il n’a pas voulu dissoudre. Son propre parti, les Républicains indépendants, n’était qu’un ajout, certes indispensable, à l’UDR, qui a perdu en 1973 la majorité absolue à l’Assemblée. L’UDR, passée sous le contrôle du Premier ministre, les autres ministres, giscardiens comme Michel d’Ornano, Jean-Pierre Soisson, Roger Chinaud, ou centristes comme Jean Lecanuet et son fidèle Jean Sérisé, poussent à la création d’une force rivale dont l’objectif est clairement, selon le mot de Michel Poniatowski, un ancien des corps francs, de « dépiauter l’UDR ».
Rancunier, il n’a, après son élection, recasé aucun des collaborateurs de Georges Pompidou, refusant par exemple à Édouard Balladur la présidence de l’ORTF. S’il doit composer avec les gaullistes passés à son service, il n’est désormais pas plus tendre avec ceux qui vont devenir les chiraquiens. Car l’entourage de Jacques Chirac n’est pas en reste. Pour l’heure, il est aux mains du couple Pierre Juillet-Marie-France Garaud. Le style présidentiel, qui cherche, après la Martinique et le G6, cette fois des contacts à l’est, l’européisation de sa politique générale, la chaîne du pouvoir réel qui va des directions générales des ministères à l’Élysée, sont autant de prétextes à la dégradation accélérée des rapports entre les deux hommes. D’autant que le successeur de Jacques Chirac, Raymond Barre, est déjà dans la place. Il est entré au gouvernement au Commerce extérieur. Le président pense mettre en piste « le meilleur économiste de France » pour Matignon à l’occasion des élections législatives prévues pour 1978. Mais, bien sûr, en douceur… Le 12 juillet, Chirac démissionne. C’est la rupture, brutale, qui stupéfie Giscard. Il n’a pas voulu y croire. Comment peut-on briser ainsi une création délicate, un idéal de gouvernement ? « Il n’osera pas », dit-il encore en juin, lors d’un séjour en Alsace consacré à la chasse à l’affût, chez son ami Jean de Beaumont. En septembre, lors d’un week-end chez Robert de Balkany, il revient sur ce propos : « Je me suis trompé. C’est-à-dire que je me suis trompé sur Jacques Chirac. Il y a deux sortes d’hommes politiques : les conceptuels et les aventuriers. Je suis un conceptuel. Chirac est un aventurier. »
Dès lors il va vivre une guérilla incessante, à l’opposé de son idéal de décrispation et d’unité, qu’il théorise sans attendre sous le titre « Démocratie française ». Se piquant d’écriture et de littérature – son auteur favori est Guy de Maupassant, qui éveille chez lui le goût de la nature et la sensualité –, il est très fier de cet ouvrage dont il donnera le nom à son nouveau parti.
Mais à un an des législatives, plus que le RPR, créé par Jacques Chirac, c’est la gauche qui menace le président, qui, en 1974, ne l’avait devancée que de 425 499 voix. Après un instant de flottement – François Mitterrand avoue qu’il n’y croit plus, qu’il ne sera jamais au pouvoir –, elle s’est reprise. Le climat s’est alourdi entre les Français et Giscard, principalement à cause du chômage, mais aussi à cause de son tropisme africain. Il est intervenu au Zaïre, avec succès – Kolwezi –, mais on ne lui en sait pas gré. Au contraire, on voit dans sa diplomatie noire une confusion de technocratisme et de bons sentiments, qu’on retrouve dans sa politique de détente ou ses relations ostentatoires, mais sans explications, avec des chefs d’État controversés.
Hauts fonctionnaires. Il en va de même avec ses collaborateurs et ses ministres : au moment de bonheur du jeune élu accessible et décontracté a succédé une routine faite de majesté et d’éloignement. Le président, après son élection, est rarement intervenu directement auprès des membres du gouvernement. Ce sont ses collaborateurs qui s’en chargent. Les ministres n’ont guère accès à l’Élysée, à l’exception des conseils interministériels et des conseils de défense. S’ils ont un problème particulier, ils écrivent une note. Tout se décide entre hauts fonctionnaires. Les services secrets, où il a maintenu Alexandre de Marenches, sont confiés au chef d’état-major particulier, l’Afrique à René Journiac, qui a pris la suite de Jacques Foccart et périra dans un attentat. La police, Giscard l’ignore. Sa carrière l’en a toujours tenu éloigné. Le gros dossier de ren
« Il y a deux sortes d’hommes politiques : les conceptuels et les aventuriers. Je suis un conceptuel. Chirac est un aventurier. » VGE
seignement qu’on lui remet chaque soir est rarement épluché par le président, qui a embauché un préfet à cet effet. Le ministre de l’Intérieur se charge de lui raconter les dessous de la vie parisienne – car il en est friand.
Il n’a pas non plus d’inspirateur, de conseiller, si intellectuel soit-il. Raymond Aron, qui se serait bien vu dans le rôle, n’a jamais réussi à retenir son attention. On ne connaît pas non plus d’auteur qui ait eu de l’influence sur lui. Alfred Fabre-Luce disait que venu en week-end à la Rivière, sa propriété près de Paris, il y avait emprunté « des romans de jeune fille », dédaignant le dernier ouvrage du maître des lieux.
Les décisions, Giscard les prend seul. Bien entendu, elles sont toujours importantes. Comment pourrait-il en être autrement ? Il le fait volontiers savoir, se mettant en scène dans des endroits choisis : Le PC souterrain de la présidence ou le domaine de Rambouillet.
Cette distance et cette hauteur, voulues, n’épargnent personne, pas même ses amis engagés avec lui depuis la Rue de Rivoli. La plupart de ceux qui ont suivi Valéry Giscard d’Estaing l’ont fait parce qu’ils avaient le sentiment d’une intelligence exceptionnelle, d’une capacité d’analyse hors du commun, d’une expression qui rend intelligents ses auditeurs. Ils n’ignorent pas qu’il a une haute opinion de lui-même et que l’humour n’est pas son fort. À l’exception de Michel d’Ornano, nul ne se risque à lui dire ses vérités, tandis que nul n’ose plus mettre les pieds dans le plat, sauf Michel Poniatowski, qui, petit à petit, glissera vers la touche.
« Entre garçons ». Mais Giscard a une autre caractéristique : il est snob. Dans la note remise à la Élisabeth II, à l’occasion d’une visite à Londres, on lit que le président français n’a pas de relations avec l’aristocratie britannique et qu’il serait bon, tant il le déplore, d’éviter ce sujet. Lié au roi Juan Carlos d’une amitié sincère mais flatteuse, il l’invite à l’Étoile ou à Rambouillet, « entre garçons », comme il l’écrit, à chasser « entre soi » – entendez entre têtes couronnées. À ce propos, rien ne l’arrête. À Jean-Marie Cambacérès, député socialiste, il demande un jour à l’Assemblée, en pleine discussion du budget : « En ligne directe ? »
Et les langues marchent. Robert Galley, gendre de la maréchale Leclerc, ministre, dîne à l’Élysée le jour anniversaire de la bataille des Saintes (1782), où s’est illustré l’amiral d’Estaing. Le plan de tables reproduit l’archipel. Le ministre est placé en face du président, mais il n’est pas devant lui. « J’ai dîné à côté du trou », s’amuse Galley le lendemain, rapportant comment Giscard est servi le premier, sans vis-à-vis, comme les rois de France. Les ragots suivent les langues. Autrefois amoureux de Catherine Schneider, qui gardera toujours sa photo sur sa table de nuit et qui fut la femme de Roger Vadim, il est supposé avoir eu un accident avec la Ferrari du metteur en scène. À la veille des législatives, cette réputation de fragilité, disent ses adversaires, acquiert un véritable poids politique. Une part de l’électorat bourgeois a décampé, les uns à cause de l’imposition des plus-values, les autres à cause du vote de la loi Veil, d’autres enfin qui voient en lui un dangereux socialiste. Les enquêtes de la Sofres sont mitigées. Il prévoit sa défaite et prend ses dispositions. Pierre Mauroy sera Premier ministre. Il se retirera à Rambouillet et laissera la gauche gouverner. C’est le discours de Verdun-sur-le-Doubs, où il demande aux Français de faire le bon choix. Si les capitaux fuient en masse, les électeurs reviennent. Contre toute attente, l’opinion se retourne entre les deux tours. Après avoir perdu le premier, il gagne le second.
C’est le tournant du septennat. Après le libéral, l’éclairé. La gestion souveraine du temps, comme il le dit, nourrie de sondages – on crée la première cellule opinion de l’Elysée – et d’un nouvel idéal, celui des « meilleurs et des plus intelligents », pour reprendre une expression qui visait les collaborateurs de John Kennedy. Le gouvernement Barre est à peine remanié, les centristes alliés aux barons RPR chargés de la majorité : c’est que partout les majors de promotion sont aux commandes. Énarques, polytechniciens, ingénieurs des Mines, parfois les trois à la fois, le pouvoir est à eux. La politique n’a plus d’importance ; la réélection de 1981 est une formalité.
Les polémiques vont suivre, creusant les reproches faits au président, idéologique comme celui d’aller rencontrer Leonid Brejnev à Varsovie ou puéril comme celui de passer son temps à la chasse en Afrique ; celui aussi de reprendre la place, éternelle dans l’imaginaire politique français, de « l’agent de l’étranger », thème du RPR, ou de la « France des châteaux », thème des socialistes, tandis que le chômage ne recule pas. Il y a 2 millions de sans-emploi, soit 20 % de plus en un an. L’inflation rembourse le crédit, mais fait grimper les salaires. Malgré deux chocs pétroliers, la dette est stable, à 20 % du PIB, mais le commerce extérieur chavire. Les mesures prises par Raymond Barre en 1977-1978 ne devraient pas avoir d’effet avant la fin de 1981. Dans ce contexte, le président paraît insouciant. Il n’en a cure, d’autant plus qu’il ne tolère aucune critique. Même les avis sont superflus. À Jean François-Poncet, successeur de Claude Pierre-Brossolette, qui était encore de son monde, a succédé un fonctionnaire, Jacques Wahl, qui ignore où est le président lorsqu’il s’absente de l’Élysée, et même quand il est à l’Élysée (il y dîne souvent, parfois avec des actrices dont il désire faire la conquête, comme Cathy Rosier, Marlène Jobert, Isabelle Adjani, Sylvia Kristel, il y donne des fêtes de famille, mais celle-ci ne l’habite pas). Le soir de l’attentat de la rue Copernic, on ne sait où le joindre. Giscard est en Alsace, mais les instructions laissées au permanencier de l’Élysée, qui veille dans un petit appartement Napoléon III à l’angle de l’avenue Marigny, sont claires : sauf en cas d’appel d’un chef d’Etat ou de gouvernement étranger, on ne dérange pas le président.
Les journaux d’opposition cancanent, mais les principaux médias – comme on ne dit pas encore – publics ou privés, notamment la télévision, restent aux ordres. Les grands titres de presse et les radios soutiennent massivement sa candidature, malgré leur sympathie pour Jacques Chirac, qui a battu sèchement Michel d’Ornano à la mairie de Paris. Pour le reste, les relations de Giscard avec les journalistes sont particulières : elles sont inexistantes. Il ne les reçoit pas ; depuis une expérience malheureuse lors d’un voyage au Brésil quand il était ministre des Finances (il a emmené deux journalistes étrangers et a retrouvé leur conversation dans un quotidien américain), il se borne à entrouvrir sa porte à des faire-valoir que l’on briefe avant
Ceux qui l’ont suivi n’ignorent pas qu’il a une haute opinion de luimême et que l’humour n’est pas son fort.
chaque émission télévisée. Certains sont de qualité, ■ d’autres non, mais le résultat est le même: le porte-parole de l’Élysée prépare les questions et vérifie les réponses. Enfin, il fait mine de ne jamais lire les journaux que son chauffeur, tous les matins, dispose dans la voiture qui l’attend rue Bénouville. C’est d’autant plus regrettable pour lui que les rédactions parisiennes, si leurs directeurs et propriétaires sont des soutiens du régime, donc du président, votent, elles, majoritairement à gauche, y compris dans les journaux de droite, où Jacques Chirac arrive deuxième. On en verra les conséquences quand éclateront les affaires Boulin, des diamants ou Papon.
Après l’assassinat crapuleux de Jean de Broglie, la mort de Robert Boulin, sur fond de sordides tractations familiales, passera pour politique. Le montage de celle des diamants de Bokassa par un banal aventurier, Delpey, relayé par Laurent Fabius et Roland Dumas, atteindra un président drapé dans sa dignité et sourd aux demandes d’explications de son entourage. La mise en cause du ministre Maurice Papon, entre les deux tours de la présidentielle, après avoir suivi le même circuit, accréditera la rumeur d’un Giscard indifférent au sort d’Israël, qu’il se serait contenté de regarder dans des jumelles depuis la Jordanie.
Pas de rival. La conception qu’il a de sa réélection fera le reste. La « gestion souveraine du temps » s’accompagne forcément du « phénomène de la raison », qui conduira les Français à reconnaître que le président sortant est non seulement le meilleur, mais qu’il n’a pas de rival. Sans rien changer à son emploi du temps, voyages – parfois en agréable compagnie comme en Pologne, ce qui fait jaser –, chasses – deux ou trois fois par semaine –, immuable Conseil des ministres – qu’il a cependant décentralisé en quelques occasions –, réceptions officielles – qui deviennent des dîners privés quand il s’agit d’altesses royales –, il aborde 1981 sans avoir entrepris quoi que ce soit, sauf des levées de fonds, confiées à l’excellent Victor Chapot. Pour dégager la route à ce splendide isolement, il écarte Raymond Barre, jugé impopulaire, de la campagne. Autour de lui, on s’inquiète, mais rien n’y fait. À Michel d’Ornano, qui relève à Noël la chute des courbes d’intentions de vote, puis en février l’inversion de celle des souhaits, il répond qu’il lui suffira de se déclarer en mars pour balayer ses neuf adversaires.
La campagne sera haineuse, sur un ton de guerre civile à droite, de lutte des classes à gauche. Trois semaines avant le scrutin, il se ravise, veut recommencer Démocratie française, rameute des soutiens, reçoit quelques journalistes, cherche un coup du genre de celui de Verdun-sur-le-Doubs. Il tente, via un banquier proche des deux hommes, Jean-Marc Vernes, un rapprochement avec Jacques Chirac, candidat lui aussi. Ce dîner avenue Foch sera peine perdue. Menée par Charles Pasqua, la campagne « Giscard, candidat du Kremlin » s’accompagne d’une consigne de vote au RPR : pas de soutien au second tour. Le premier le pousse à 28 %, 4 points et 550 000 voix de moins qu’en 1974 que lui a enlevées Jacques Chirac, qui s’est, par ailleurs, secrètement entendu avec Mitterrand, par l’entremise de Jean de Lipowski et d’Edith Cresson – « Nous qui nous connaissons si bien », dira-t-elle à ses trois amants en passant à table – pour le faire battre. L’entre-deux-tours est sans appel : François Mitterrand, qui a pâti de l’absence d’union de la gauche, conserve néanmoins l’avance que lui donne le calcul des reports. Le 10 mai, il est battu de peu, comme il avait été élu. Après une intervention funèbre à la télévision, sur un texte paradoxalement inspiré par Pierre Juillet, il quitte l’Élysée à pied, comme il y était venu. Il n’y a plus de bravos, mais des sifflets : la claque a changé de camp… En Grèce, au Canada, il passe des mois difficiles. Il revient à Paris, ouvre des bureaux rue François-1er et cherche à savoir ce que l’on dit de lui. Oh, il n’a pas changé. À un journaliste qui l’a vu en pleurs rue Bénouville en juillet, il demande, faisant semblant de ne pas le reconnaître en septembre : « Et vous, qui êtes-vous et que faites-vous ? »
Il est toujours « le président ». Sa condition est confortable – François Mitterrand y a veillé. À Jean-Claude Colliard, directeur adjoint du cabinet, qui lui raconte que Giscard envoie sa voiture faire le plein à l’Élysée, Mitterrand répond : « Surtout, ne vous y opposez pas ! Cela fera un précédent. »
Il a 56 ans et ne renonce à rien. « Je ne vais pas entrer au couvent », me dit-il alors que j’écris La Chute de la maison Giscard et que je lui demande s’il est vrai qu’il est allé au mont Athos. Il tiendra parole. À chaque élection législative, il attendra que son successeur fasse appel à lui. Ostensiblement retranché à Chanonat, il espère et s’informe dès 8 heures du matin : « Que dit-on de moi à Paris ? » Chaque fois déçu, car Mitterrand le craint plus que la peste, il veut reprendre l’UDF, revient au Parlement, mais n’arrive pas à entrer dans le jeu. Auteur du projet de Constitution européenne, il la voit refusée par les Français. Bien qu’il n’ait pas d’héritier en politique – il n’y a plus de libéraux –, les chefs de la droite prennent soin de venir régulièrement lui rendre visite, ce que Nicolas Sarkozy appelle « baiser la babouche ». Petit à petit, on apprend à mieux apprécier son septennat, mais l’opinion ne lui a pas encore donné raison. Et pourtant, il fut un excellent président, si l’on en juge par ses successeurs jusqu’à Emmanuel Macron, qui reprendra exactement sa campagne de 1974 – jeunesse et changement.
Avec son frère et un cousin, il a acheté le château d’Estaing, dans le Lot, à une communauté de religieuses. C’est une manière de boucler la boucle, même si sa famille continue de préférer l’Étoile. Il apprend le chinois, va au Japon – toujours cette façon de montrer qu’il est au-dessus, ou ailleurs. Il a publié des Mémoires et deux romans, où il est question de « l’envahissement des lèvres » entre un notaire et une auto-stoppeuse et du « glaive tournoyant de l’amour » qui siffle au-dessus d’une princesse (lady Di) et d’un président (lui-même). Imperméable aux moqueries – il n’a jamais eu le sens du ridicule –, il le prouve en étant élu à l’Académie française par 19 voix au premier tour. Il reçoit son épée des mains de Jean d’Ormesson, un ami de jeunesse, à l’époque où il préparait Polytechnique : « Tu es ici chez toi. » Là aussi il a atteint son objectif. Ses interventions, lorsqu’il donne une de ses rares conférences, sont toujours aussi brillantes, lumineuses même. Il peut aussi être très drôle, mais jamais en public. Il lui faut être en confiance, c’est-à-dire chez les siens, dans un univers sans agressivité, où il sera admiré et aimé. Là, il est « Valy », celui qui ne s’entendait pas avec son père, celui à qui sa mère, May, répétait quand il était petit en surveillant ses progrès : « Valy, ne vous occupez pas des autres. »
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Retranché à Chanonat, il espère et s’informe dès 8 heures du matin : « Que dit-on de moi à Paris ? »