Jean-François Sirinelli : le premier président « normal »
L’historien Jean-François Sirinelli explique comment Giscard, qui a pourtant saisi les enjeux de la crise qui frappe alors le pays, a été victime d’une mécompréhension des Français.
Le Point: On associe spontanément le septennat de Valéry Giscard d’Estaing à une France qui découvre la crise…
Jean-François Sirinelli: En effet, il est le président d’un pays qui prend de plein fouet une crise à la fois brutale et amortie. Cette crise, on sait qu’elle est provoquée par le renchérissement d’une sève qui nourrit la société française, le pétrole, dont le prix est multiplié par 4 en trois mois. Elle a des effets immédiats: le chômage, qui de «résiduel» – 400 000 chômeurs – grimpe à 900 000 en un an et demi. Autre conséquence : la stagflation, cette combinaison d’une stagnation de la croissance, maître mot d’une société enrichie – elle tombe de 6 à 2 % – et d’une inflation galopante, près de 15 %, dont les Français toutefois ne ressentent pas trop les désagréments, les salaires étant indexés sur les prix et leurs emprunts étant rognés.
Malgré cette crise, la France poursuit la mutation entamée à partir de 1965.
À partir de cette date, dans la dernière décennie des Trente Glorieuses (1944-1974), le pays entre dans « l’ère des choses ». Il bénéficie des retombées d’une longue et durable croissance, où, rappelons-le, le niveau de vie a doublé entre 1955 et 1970. Si, après 1985, la France connaîtra l’ère de la globalisation, perdant son métabolisme franco-français, elle aura vécu auparavant les Vingt Décisives – 1965-1985 – et ce que j’appelle la mutacrise, la survenue d’une crise qui n’exclut pas la poursuite d’une mutation complète. Le septennat de Giscard d’Estaing marque la fin progressive de l’exode rural entamé après 1945 et le début de la « rurbanisation ». Dans la population active, le tertiaire, devenu majoritaire sous Pompidou, en 1970, continue sa croissance : il est à 61 % en 1981. La France a débuté sa désindustrialisation : en 1974, on comptait 38 % d’ouvriers, en 1981, ce chiffre n’atteint plus que 31 %. L’autre grande mutation concerne les moeurs : le « logiciel » de normes qui structuraient le vivre-ensemble était jusque dans les années 1960 largement hérité d’une société ruralo-chrétienne. Dans un monde rural où l’avenir était incertain, la vie difficile, les vertus cardinales avaient longtemps été la frugalité, l’épargne, la pudeur. Or un décalage intervient dans une société enrichie qui prône un mieuxvivre, l’hédonisme et la liberté du comportement. Mai 68 éclairera ce décalage avant que les politiques des années 1970 ne réforment la France et ne l’adaptent à cette mutation. Si la « nouvelle société » de Chaban-Delmas avait marqué la première phase (1969-1972), c’est VGE qui apporte une véritable réponse politique à la mutation en cours. Ce sont les trois lois majeures sur l’abaissement de l’âge de la majorité – réponse à la montée de sève –, le divorce par consentement mutuel – qui connaît un succès immédiat – et l’avortement, le président prenant cette dernière mesure contre la sensibilité d’une partie de son propre camp. On assiste à un rattrapage, à une remise à jour du logiciel français. Plus tard seulement, dans les années 1990, surviendra un débat sur la « permissivité » éventuelle de ces lois.
Sur le plan politique, il semble inaugurer le cycle des présidents «lynchés», qui génèrent une exaspération démesurée…
C’est l’un de ses nombreux paradoxes. L’homme de la « décrispation » s’est raidi, renfermé dans un isolement aristocratique qui lui sera vivement reproché. Il est le premier sortant à être « sorti », car une pellicule d’hostilité a voilé la réalité des mesures qu’il a prises contre la crise qui va le balayer. Voilà un autre de ses paradoxes. Cet homme qui incarnait les Trente Glorieuses, ministre des Finances d’une France conquérante, accède à la magistrature suprême lorsque celles-ci prennent fin. L’idée qu’il a mal géré la crise va l’emporter justement au terme de son septennat alors que les Français, pendant plusieurs années, n’ont pas eu jusque-là conscience de l’ampleur et de la profondeur de cette crise. Avant 1979 et le second choc pétrolier, les non-chômeurs continuent de l’ignorer alors que VGE, certaines de ses déclarations en témoignent, a compris dès la fin de 1974 qu’on était entré dans un autre cycle.
Vous écrivez dans «Les révolutions françaises: 1962-2017» qu’il n’y a pas dans ces années 1970 de remise en question de
l’ordre, qu’il règne seulement une atmosphère revendicative multiforme…
Mai 68, qui n’a pas été une révolution mais une contestation, a nourri la revendication de certains droits – féministes, générationnels, syndicaux –, auxquels la série de réformes mises en place sous ce septennat a pu répondre plus ou moins. Mais on ne s’écharpe pas sur la vision même de la société. Cependant, cet homme qui a voulu gouverner au centre, affirmant du moins que la France voulait l’être, a assisté pendant son mandat à une bipolarisation très nette de la vie politique. C’est un moment chimiquement pur d’une France scindée en deux où l’émotion surgit aussi en politique. À cela il y a des raisons irrationnelles, comme cette amertume, cette frustration très forte de la gauche après sa courte défaite en 1974. Le climat n’est pas seulement revendicatif, mais éruptif. Nous sommes encore à une période où il existe une alternative socio-économique. 1983 et le tournant de la rigueur pris par les socialistes eux-mêmes marqueront la fin de cette période et des « rois thaumaturges ». Mais avec VGE, pour la première fois, un président voit son autorité battue en brèche et faire l’objet d’attaques très virulentes. C’est aussi la dénonciation de ce que Roger-Gérard Schwartzenberg appelait « l’État-spectacle ». Ce président avait tenté une redescente depuis l’empyrée, essayant d’être le premier à devenir « normal », fidèle aux préceptes d’une communication à l’américaine. Devant cet échec, il fera machine arrière, ce qui déclenchera une jacquerie de la caricature, où à l’inverse on le taxera de « monarchisme ». À cet égard, c’est un septennat Janus.
Dans «Madame H.», Régis Debray a eu des mots très durs pour ce président moderniste, qui signait la fin de l’Histoire et de la civilisation française, supplantée par un monde technocratique, sans mémoire. Une critique qu’on peut rapprocher des mots de Raymond Aron constatant que ce jeune homme ignorait visiblement que l’Histoire est tragique.
VGE l’emporte sur le candidat gaulliste, ChabanDelmas, et referme cette parenthèse gaulliste. Il tourne le dos à une vision épique de la France que le général de Gaulle avait incarnée, même après la rétraction géographique de 1962, trouvant les mots pour invoquer la grandeur et le rang de la France. VGE, lui, reconnaît que la France n’est plus qu’une puissance moyenne, qui ne représente plus qu’un centième de la population mondiale. Il prend acte d’une France normale, dont l’histoire serait pacifiée. Cela lui sera très violemment reproché.
Si on prend l’exemple des grands succès cinématographiques qui ont marqué ce septennat – «L’imprécateur», «L’argent des autres», «Mille milliards de dollars»… –, on a l’impression d’un monde glacé de la finance et des multinationales qui prend le pas sur une certaine convivialité française…
On pourrait prendre aussi l’exemple du cinéma de Sautet, qui reflète bien une évolution. Dans Vincent, François, Paul et les autres (1974), le cinéaste enregistre le désarroi des quinquas, la mutation en cours, avec un Montand obligé de vendre sa petite entreprise car il n’a pas su s’adapter aux changements. Dans Une histoire simple (1978), on a franchi, au sein de l’entreprise où Romy Schneider travaille, un pas dans la dépersonnalisation, qui va jusqu’au suicide d’un cadre menacé de licenciement alors que Bruno Cremer est venu pour «dégraisser». Même s’il ne faut pas exagérer le rôle de révélateur de la culture de masse, il est certain que l’époque n’est plus placée sous le signe de la prospérité et du progrès, que celui-ci devient inquiétant, glaçant. Rappelons cette phrase de VGE, qui prétendait « gérer l’imprévisible » : nous sommes en effet entrés dans l’ère de l’imprévisible. N’oublions pas aussi que ce cinéma est fait par des gens de gauche. Du reste, autre paradoxe de ce septennat, la gauche politique gagne les élections en 1981 au moment où la gauche idéologique est en plein désarroi, après le reflux du marxisme, les boatpeople du Vietnam et l’autogénocide du Cambodge. En 1981, c’est la droite libérale qui l’emporte sur le plan des idées, j’en veux pour preuve le triomphe du livre de Raymond Aron Le spectateur engagé ou de Toujours plus !, de François de Closets, critique en règle du corporatisme et de ses privilèges.
Si VGE, victime de quelques paradoxes, n’a d’une certaine manière pas eu de chance, il restera celui qui a fait entrer la France de plain-pied dans l’Europe.
Objectivement, c’est en effet un moment d’acmé européen, d’autant plus remarquable qu’il intervient après le scepticisme gaulliste et sa politique de la chaise vide. En étant à l’initiative du Conseil européen, puis de l’élection au suffrage universel des députés du Parlement européen, VGE donne une dimension politique à l’Europe à un moment où il n’existe pas en France de très grande hostilité anti-européenne. On est dans un entre-deux où la construction européenne bénéfice d’une forte adhésion et où la question de l’Europe n’est pas devenue une ligne de clivage essentielle. Ce n’est pas de l’Europe en tout cas que viendra la défaite politique de 1981. Bien plus, une partie de l’héritage giscardien, au bout du compte, se trouve dans cette sensibilité
■
« Giscard est le premier sortant à être “sorti”, car une pellicule d’hostilité a voilé la réalité des mesures qu’il a prises contre la crise qui va le balayer. »