Deux chocs pétroliers plus tard, une France social-libérale,
Crise. Le plus jeuneeministre des Finances de la V République vit, devenu président, la fin des Trente Glorieuses. Son bilan est bien meilleur qu’on ne l’a dit.
«La période la plus heureuse de ma vie, c’est lorsque j’étais ministre des Finances », aimait à répéter Valéry Giscard d’Estaing. Autant dire qu’il aura vécu heureux longtemps, puisqu’il détient le record de longévité à ce poste, qu’il occupa, pour se montrer aussi précis dans les chiffres qu’il l’était lui-même, 3 058 jours : 3 ans 11 mois et 21 jours, de janvier 1962 à janvier 1966, comme ministre des Finances et des Affaires économiques sous les gouvernements Debré et Pompidou; 4 ans 11 mois et 7 jours, de juin 1969 à mai 1974, comme ministre de l’Économie et des Finances sous lesgouvernementsChaban-Delmas et Messmer. Près de neuf années de bonheur presque ininterrompu comme grand argentier de la France, auxquelles il convient d’ajouter les trois ans et 10 jours (de janvier 1959 à janvier 1962) qu’il passa rue de Rivoli comme secrétaire d’État aux Finances, où il fut nommé à l’âge de 32 ans, un autre record.
Et où, très vite, le jeune polytechnicien et énarque va imposer son autorité aux différents directeurs de l’administration des finances, tous plus âgés que lui, et peu enthousiasmés à l’idée de devoir obéir à ce blanc-bec. Dans la biographie qu’il lui a consacrée, « VGE, une vie », Georges Valance raconte cette anecdote révélatrice du caractère bien trempé du nouveau secrétaire d’État : « Gare à qui lui manque de respect, comme ce directeur du Budget, vétéran du ministère, auprès duquel Giscard s’enquiert du budget militaire. D’un ton très respectueux, car il s’adresse à un membre plus ancien du corps de l’Inspection, le secrétaire d’État l’interroge : “Monsieur le directeur, nous allons bientôt parler du budget militaire à Matignon, j’aimerais vous interroger afin que nous préparions des discussions qui vont être probablement très serrées. Et d’abord, première question, le budget militaire, c’est combien ?” Réponse du directeur : “C’est énorme.” Quinze jours plus tard, la direction du Budget avait changé de patron. » Sa virtuosité intellectuelle hors du commun, et notamment sa prodigieuse mémoire, va beaucoup aider le jeune Giscard à se faire respecter rue de Rivoli. Il racontera plus tard comment, une année, il s’était lancé comme défi de prononcer à l’Assemblée nationale le plus long discours budgétaire de l’histoire de la République. Il restera à la tribune quatre heures et demie pour présenter la loi de finances et citera de mémoire, sans aucune note, 286 chiffres, bien sûr tous exacts.
Sur le fond de sa politique économique, Giscard ministre des Finances a davantage laissé la trace d’un orthodoxe budgétaire que celle d’un grand libéral. Influencé idéologiquement par l’ordolibéralisme allemand, il est convaincu que des finances publiques saines et équilibrées sont le meilleur moyen de garantir une croissance durable, mais aussi d’assurer l’indépendance économique et financière du pays. Et il l’est d’autant plus que, songeant à son propre avenir politique, qu’il souhaite et pressent déjà
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grandiose, il a rapidement ■ compris que de Gaulle était réceptif à cet argument budgétaire sur l’indépendance nationale. Comme le confiera son collaborateur rue de Rivoli Jacques Calvet, « pour plaire à de Gaulle, pour l’intéresser à l’économie, il fallait lui expliquer pourquoi les finances étaient aussi importantes pour la défense nationale que les armées. Giscard savait le faire ».
Dans la tradition colbertiste, Giscard entend s’affirmer comme un gestionnaire avisé des deniers publics, et il se méfie notamment des projets coûteux qui viendraient menacer l’équilibre des comptes de l’État. En juillet 1963, il s’accroche en plein Conseil des ministres avec Georges Pompidou, favorable au projet de construction d’un tunnel sous la Manche. « Ce tunnel est d’un intérêt économique réduit pour un coût considérable. Ce n’est pas une priorité », explique Giscard. Ce qui lui vaut cette réponse agacée du Premier ministre: «C’est la thèse obstinée de vos services que de ne rien faire. Mais le fait de lier l’Angleterre au continent est politiquement important. Vos services partent des statistiques actuelles. Ils ne peuvent déduire ce qui sera de ce qui est. »
Toujours est-il que, en 1965, à la grande satisfaction et fierté du général, VGE présente le premier budget à l’équilibre de la France depuis la guerre. Dans la foulée, il demande à la direction du Budget de réfléchir à l’élaboration d’une loi organique qui créerait une obligation d’équilibre budgétaire. Le projet – hélas pour l’avenir des comptes publics du pays – sera vite enterré. Au ministère des Finances, Giscard aura surtout l’extraordinaire chance de surfer sur une conjoncture économique nationale et internationale incroyablement favorable, celle des Trente Glorieuses, avec des taux de croissance dépassant en moyenne les 5 %, des salaires progressant à toute allure grâce à une situation de plein emploi. Bien plus qu’une mise en oeuvre de grandes réformes et de modernisation de l’économie, le principal travail de Giscard, rue de Rivoli, consistera essentiellement pendant neuf ans à refroidir les ardeurs dépensières du gouvernement.
Dans le même temps, il lutte contre les risques de surchauffe et d’inflation. Ses recettes dans ce domaine sont aussi classiques que peu libérales, à savoir le recours répété au blocage et au contrôle des prix, au grand dam des petits commerçants, mais aussi des grands patrons, avec qui il entretiendra longtemps des relations difficiles. Bien plus tard, Giscard confiera au journaliste économique Georges Valance les raisons de cette méfiance, voire de cette détestation réciproque. «Le patronat de cette époque considérait que le rôle de la droite au pouvoir était de défendre ses intérêts. Il y avait à sa tête des gens d’un cynisme incroyable, dont le principal était Ambroise Roux, le patron de la Compagnie générale d’électricité. Pour lui, les rapports avec les ministres, ce n’était pas compliqué: “Vous devez faire ce que nous vous demandons.” C’était leur point de vue, ce n’était pas le mien. Ce patronat n’aimait pas de Gaulle, aimait Pompidou, et ne m’aimait pas. »
En juillet 1976, alors que la France traverse de graves difficultés économiques et que les Français commencent à sérieusement douter du bien-fondé de la politique suivie, le « président » Giscard n’hésitera pas, dans une allocution télévisée, à leur rappeler l’excellent bilan de Giscard ministre de l’Économie et des Finances pour tenter de les rassurer et leur demander de continuer à lui faire confiance : « Un budget en excédent, un commerce extérieur en équilibre, un franc apprécié, pas de chômage, une hausse des prix modérée, une croissance plus rapide que celle de nos partenaires. Si cela n’avait pas été le cas, vous n’auriez pas élu président de la République le ministre des Finances de l’époque. »
Sauf que la conjoncture économique de rêve dont il avait bénéficié lorsqu’il était rue de Rivoli, et qui avait largement contribué à sa réputation d’excellent gestionnaire, va tourner au cauchemar pendant son septennat à l’Elysée, soigneusement et dramatiquement encadré par les deux chocs pétroliers de 1973 et de 1979.
« Stagflation ». Giscard est contraint, durant l’été 1974, de mettre en oeuvre « le plan de refroidissement de l’inflation » concocté par Jean-Pierre Fourcade, son ministre de l’Économie, pour tenter d’endiguer l’envolée générale des prix provoquée par celle des cours du pétrole. Sous-estimant le fait qu’il ne s’agit pas d’une crise inflationniste classique et que le choc pétrolier représente un énorme prélèvement, équivalent à 3 % du PIB, le plan se contente de resserrer les boulons budgétaires et monétaires et d’augmenter les impôts, pour l’essentiel ceux des entreprises. « Nous voici refroidis à 99 %. Avec Fourcade, nous allons mourir guéris », hurle Ambroise Roux.
De fait, en faisant payer le prix de la crise aux entreprises, le plan de refroidissement parvient plus à briser la croissance que l’inflation en provoquant un effondrement des investissements et de l’emploi. On comptait 425 000 demandeurs d’emploi en avril 1974 et 689 000 en décembre, soit un bond de 60 %. A l’automne, lors d’une conférence de presse, Giscard ne cherche même plus à cacher son pessimisme: « Le monde est malheureux parce qu’il ne sait pas où il va et, s’il le savait, ce serait pour découvrir qu’il va à la catastrophe. » Pas de quoi remonter le moral des Français. Face aux dégâts provoqués par ce nouveau mal que constitue la « stagflation », Giscard finit par céder à la demande insistante de son Premier ministre, Jacques Chirac, en faveur d’un plan de relance : 30 milliards de francs sont dépensés à tort et à travers et sans autre impact que celui de mettre à mal l’équilibre des finances publiques.
« Le patronat de l’époque n’aimait pas de Gaulle, aimait Pompidou, et ne m’aimait pas. » Valéry Giscard d’Estaing
À peine nommé à Matignon, en août 1976, Raymond Barre, qualifié par Giscard tantôt de « Joffre de l’économie », tantôt de « meilleur économiste de France», promet de rompre avec cette politique de «stop and go», comme disent les Anglo-Saxons, lui-même préférant parler de façon plus poétique de « politique de l’escarpolette », qui fait « alterner coups de frein brutaux et coups d’accélérateur massifs ». L’objectif clairement affiché par le nouveau Premier ministre est de rétablir les grands équilibres et de stabiliser la monnaie, quitte une fois encore à employer dans un premier temps des mesures très peu libérales pour y parvenir : blocage des prix pendant trois mois et des tarifs publics pendant six mois, majoration de l’impôt sur le revenu des plus gros contribuables, augmentation de la vignette automobile, des cotisations maladie et de l’impôt sur les sociétés, renforcement de l’encadrement du crédit, lancement d’un emprunt libératoire, etc.
Il va falloir attendre encore deux ans et la victoire de la droite aux législatives de mars 1978 pour que le septennat prenne sur le plan économique le virage libéral qu’il avait pris, au moins à ses débuts, sur le plan sociétal. Et pour voir ressortir au grand jour et dans les actes la fibre libérale jusqu’alors bien cachée de Giscard et de Barre. Le 19 avril 1978, le Premier ministre déclare à la tribune de l’Assemblée nationale « avoir opté pour un libéralisme social et les règles de l’économie de marché ». La rupture avec l’interventionnisme gaulliste et pompidolien est consommée, la liberté économique se trouve placée au coeur de la nouvelle politique. Les prix industriels sont libérés à l’été 1978 et ceux des services, au printemps 1979, provoquant le mécontentement et l’inquiétude dans tout le pays.
« Comme on pouvait s’y attendre, écrit Georges Valance dans sa biographie de Giscard, cette politique d’inspiration libérale ne fait pas l’unanimité dans un pays de tradition étatiste et dirigiste depuis au moins Colbert. Les syndicats grognent. André Bergeron de FO demande au gouvernement de stopper sa libération des prix. La pourtant très modérée CFTC lance une campagne sur le thème : “Non à la libération de l’inflation”. Jacques Chirac dénonce “l’échec fatal du libéralisme conservateur”. » Malgré ces protestations, Giscard et Barre ne dévieront plus de ce cap libéral sur fond de restauration des grands équilibres. Une restauration qui contraindra, après le nouveau choc pétrolier de 1979 et malgré l’approche du scrutin présidentiel, à un renforcement de la politique de rigueur tout à fait contraire aux pratiques électoralistes habituelles en France.
Sans doute pour éviter son retour politique, les ténors de la gauche française et les chiraquiens se sont longtemps plu à présenter le bilan économique du septennat de Valéry Giscard d’Estaing comme entièrement désastreux et expliquant très logiquement sa
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défaite de mai 1981. Une ■ noirceur en grande partie injustifiée, comme le prouve l’inventaire précis et complet des principaux indicateurs établi par l’économiste Jean-Charles Asselain dans l’ouvrage collectif « Les années Giscard : la politique économique ».
D’abord, en matière de croissance, la France fit mieux que résister, même si bien sûr, par rapport au rythme exceptionnellement élevé des années qui avaient précédé (plus de 5%), le septennat fut marqué par un net fléchissement. La progression du PIB s’éleva toutefois en moyenne à 3 % par an. Mieux, parmi les grands pays industrialisés, la France continua à afficher de 1974 à 1980 le taux de croissance le plus élevé derrière le Japon.
En matière de comptes extérieurs, la France, malgré l’alourdissement de la facture pétrolière,réussit la prouesse de retrouver l’équilibre dès 1978. Grâce à la fois au succès de la politique énergétique, au bon comportement des exportations de services et à la forte progression des exportations industrielles permise par d’importants gains de productivité (5,1 % par an de 1973 à 1979 pour la productivité horaire dans l’industrie manufacturière). « La France, note M. Asselain, a accru ses parts de marché à travers l’ensemble de la période jusqu’en 1979 vis-à-vis de tous ses principaux partenaires, y compris l’Allemagne, à contresens des idées reçues, et cela en dépit des spécialisations plus favorables de l’industrie allemande. » Il relève aussi que la gestion rigoureuse du budget et de la Sécurité sociale permit par ailleurs de limiter les déficits publics. Sous le septennat, le déficit atteignit un pic de 2,5 % en 1975 mais fut réduit de moitié dès 1976-1977, avant un retour à l’équilibre pour l’ensemble des administrations publiques en 1980. Une maîtrise des déficits qui stabilisa la dette publique de 1974 à 1980, avec un niveau à peine supérieur à 15 % du PIB… De quoi faire rêver aujourd’hui !
Le septennat connut en revanche deux revers économiques majeurs. Le premier, c’est la persistance de l’inflation, malgré tous les efforts déployés pour la résorber, avec un différentiel se creusant vis-à-vis des pays « vertueux » dans ce domaine, jusqu’à atteindre 8 % avec l’Allemagne en 1980. D’où un affaiblissement continu du franc, condamnant par avance à l’échec la convergence monétaire souhaitée avec l’instauration du SME (Système monétaire européen) en 1979. L’autre point noir, bien sûr, c’est l’explosion du chômage : 421000 chômeurs fin 1973, 1 142000 fin 1977, 1 729 000 au printemps 1981. Tout juste peut-on noter qu’en la matière la France n’a pas fait pire, pendant la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, que le reste de l’Union européenne, où le chômage a connu exactement la même envolée.
Un autre indicateur, hautement symbolique de la «philosophie» économique du septennat Giscard, c’est la hausse des prélèvements obligatoires à un rythme jamais vu auparavant et jamais égalé depuis, puisqu’ils augmentèrent de six points de PIB (de 33,5 % à 39,4 %). « Au-delà de 40 % de prélèvements obligatoires, nous basculerons dans le socialisme…» avait un jour prévenu Giscard. Il n’en fut pas loin. Comment expliquer une telle hausse ? Par le besoin de financer la forte augmentation des dépenses publiques, notamment des prestations sociales décidées sous son mandat pour contrecarrer les effets de la crise: généralisation de la Sécurité sociale pour les non-salariés; pacte pour l’emploi prévoyant la prise en charge des cotisations patronales pour l’embauche des jeunes; création de l’allocation supplémentaire d’attente, garantissant aux chômeurs de conserver 90 % de leur salaire brut durant un an ; importante revalorisation des minimum vieillesse, des allocations familiales et handicapés… « Il vaut mieux être un libéral autoritaire qu’un dirigiste faible », aimait dire Giscard, partisan d’un libéralisme « éclairé », « avancé », aussi éloigné du « laissez-faire » d’une Margaret Thatcher que du collectivisme du Programme commun.
Asphyxie. VGE était persuadé que l’économie capitaliste de marché est le meilleur moyen de lutter contre les injustices et les inégalités parce qu’elle est le meilleur système pour créer le maximum de richesses susceptibles d’être ensuite redistribuées. Selon lui, seul le bon fonctionnement des « mécanismes de production » permet celui des « mécanismes de protection ». Il était enfin convaincu qu’une politique sociale, pour pouvoir être durablement efficace, doit d’abord s’appuyer sur le respect des grands équilibres macro-économiques et la prise en compte de l’environnement international et des contraintes extérieures, sous peine de casser la croissance. Et, par là même, il s’est s’efforcé d’expliquer aux Français, quitte à déplaire, que l’Hexagone n’est plus seul au monde, qu’il est devenu «une grande puissance moyenne » dont le salut économique ne peut venir que de sa capacité à tirer son épingle du grand jeu européen et mondial.
Le paradoxe de la politique économique de son septennat sera d’avoir mis fin à l’étatisme qui étouffait l’économie française mais en même temps d’avoir fait croître, comme aucun autre président avant ni après lui, un Etat-providence dont le gigantisme allait à son tour l’asphyxier. Il aura à la fois réformé et modernisé l’économie française et posé les bases de son déclin. « Social-libéral » avant que le mot existe, Giscard aura été jugé trop social par les uns, trop libéral par les autres, et finalement rejeté par une majorité de Français. Mais c’est dire aussi comme il aura été, en matière économique comme dans beaucoup d’autres domaines, en avance sur son temps
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« Au-delà de 40 % de prélèvements obligatoires, nous basculerons dans le socialisme… » avait un jour prévenu Giscard. Il n’en fut pas loin.