Nos années Giscard,
Insouciance. Mai 68 a décoincé une France encore bercée par les Trente Glorieuses, qui rêve de liberté, d’argent facile. Et où l’image prend le pouvoir.
«Giscard fa colazione con i spazzini. » C’est curieux comme cette phrase en italien flotte toujours dans ma mémoire quand je songe au président défunt. C’était en décembre 1974, je passais quelques jours à Noël chez des amis italiens, et dans La Stampa on lisait ce titre accompagné d’une photo : « Giscard prend son petit déjeuner avec les éboueurs. » Ils avaient dû être requis à l’heure du laitier pour se retrouver, sans doute ahuris, devant une théière et un grand insecte de 48 ans qui leur proposait du sucre. De Gaulle ou Pompidou auraient-ils fait de même ? Sans doute pas, ou alors le cliché ne se serait pas retrouvé dans les journaux. C’était la manière Giscard, une Restauration à l’époque de Danièle Gilbert, une façon de « décrisper » la vie politique, la mise en scène relax d’un président qui ne faisait pas peuple mais savait aller au peuple. Sous le règne d’un inspecteur des Finances, les images devenaient payantes.
Un peu plus tard, Joël Santoni tirerait un film grinçant de ces parachutages de patricien dans la France des nappes à carreaux, « Les oeufs brouillés ». Giscard avait appris le piano en jouant Chopin, cela lui permettait de savoir poser ses doigts sur le clavier de l’accordéon d’Yvette Horner.
Il y avait quelque chose de féminin chez Giscard, comme s’il avait été fasciné par cette prise de liberté qui soulevait les nouvelles Marianne, brûleuses de soutiens-gorge, militantes du MLF, filles-fleurs qui manifestaient contre la guerre du Vietnam. On dit que l’une de ses amies, intrépide photographe de guerre, lui fit rencontrer à Paris le leader des Black Panthers, Eldridge Cleaver, clandestinement exilé dans la capitale, et que Giscard veilla à la régularisation de sa situation. Les hommes qui avaient
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eu 20 ans en 1945 arboraient les chemises ■ bleues à col blanc des nouveaux heureux du monde, les « cadres », mais rêvaient d’ondines rouges dans le ciel de lit de leur quarantaine, âge critique, âge de la maturité désarmée que chantait alors Serge Reggiani.
On voyait Giscard entouré d’hommes comme autant de maréchaux d’Empire, et résonnaient les noms fatidiques de Michel Poniatowski, Michel d’Ornano, Bernard Rideau, Victor Chapot. Pourtant, s’il avait fallu allégoriser Giscard en statue d’empereur romain, il aurait vu son crâne chauve couvert de couronnes de cannabis par des nymphes psychédéliques. Le troisième président de la Ve République fut le proconsul des femmes, accordant la majorité civique aux jouvencelles de son royaume, faisant voter contre son électorat la loi sur l’IVG. Briseur de chaînes, il accomplissait son destin de Savorgnan de Brazza des suffragettes, de Lincoln des alcôves, entouré d’une curie de ministres en jupe, femmes de tête cultivant le tailleur Chanel, Simone Veil, Françoise Giroud, Alice Saunier-Seïté, Hélène Missoffe, Hélène Dorlhac de Borne. C’étaient les James Bond girls du libéralisme sociétal, servi en version orléaniste sur un plateau d’argent gravé à Chamalières.
Paradis de strass. Qu’était la France de ce temps-là? Un pays qui s’ébrouait après la majesté des grands chéloniens gaullistes, un paysage où les stations-service jalonnaient les routes conduisant aux villages d’autrefois. Les statistiques établissent que l’année 1974 vit exploser la contraception orale et l’équipement téléphonique, les deux se confortant mutuellement. Les vagues de Mai 68 battaient des cités ouvrières encore tenues par le parti communiste, il y avait une CGT et un Georges Marchais, et, sur les écrans, les films de Claude Sautet, qui initiaient la classe moyenne au luxe du sentiment et les femmes à la fêlure des hommes.
En ce temps-là, les lycéens étaient Charlie, adeptes des outrageants dessins de Reiser et des homélies anarcho-syndicalistes de Cavanna. On lisait Actuel et Rock & Folk, tandis que la bénigne télévision giscardienne offrait sur trois chaînes les rondeurs de Casimir, monstre orange et gentil, et les palmarès de Guy Lux où des chanteuses dégoulinantes de rimmel, des Claudettes bottées nous serinaient les romances du capitalisme pour hit-parade. La chanteuse Joëlle, du groupe « Il était une fois », Mike Brant et Mort Shuman, et Claude François, dans quel paradis de strass s’en sont-ils allés? Les grands-mères nées autour de 1905 n’avaient alors que 70 ans, elles racontaient la mobilisation de 1914 à des petits-enfants qui achetaient les vinyles de Led Zeppelin. Giscard, être de chiffres, régnait encore sur un pays de la mémoire. Parenthèse enchantée du libéralisme avancé ?
Un roi caché pourtant maraboutait le président visible. Giscard vint chez Pivot pour dire son goût de Maupassant, âpre chroniqueur des servantes troussées dans le bocage normand, mais c’est son aïeul morganatique, le Bien-Aimé, Louis XV, qui embaumait par des trilles de clavecin l’atmosphère parfumée de l’Elysée où vécut la Pompadour. Giscard le pacificateur avait voulu ralentir « La Marseillaise », que l’on jouait sous son règne en version alanguie et consulaire, prérasta, ce dont Serge Gainsbourg prit acte en l’harmonisant avec des musiciens de reggae.
Mais l’empois du pouvoir allait rigidifier son imperium. A Brégançon, il invita le couple Chirac à déjeuner avec son maître-nageur, ce qui n’eut pas l’heur de plaire au Premier ministre. On racontait que sa famille était la première servie dans les dîners officiels. Ayant observé chez le comte de Paris que la place à table, en face du prétendant, restait vide, Giscard institua en son palais le protocole du « trou » : personne ne devait se tenir assis en face du monarque républicain. D’où cette étrange phrase que l’on pouvait alors entendre dans Paris : « J’ai dîné hier soir à l’Elysée, on m’avait placé à gauche du trou. »
A Matignon, Giscard avait installé le «Joffre de l’économie », le professeur Raymond Barre, qui ne se prenait pas pour une queue de cerise. Les sermons budgétaires tombaient sur la nation comme pluies de grenouilles. Les hommes aux chemises bleues à col blanc eurent chaud aux législatives de 1978. Mitterrand limait ses canines de vampire pour adopter la tactique des zombies, qui chassent en horde. En Giscard, la kératine se durcissait. Comme Marie-Antoinette l’Autrichienne, il eut son affaire de diamants. Giscard étant né à Coblence, Le Canard enchaîné se chargea de le lui rappeler. Les années 1970 avaient vu son hégire, les années 1980 le renvoyèrent au désert. C’est le paradoxe de ce technocrate sentimental : on l’aurait imaginé chez lui dans un monde où Reagan et la Bourse allaient triompher. Par la défaveur d’une élection, il restera dans nos mémoires comme le viceroi d’un temps libertaire où les filles étaient plus allantes, où l’argent ne comptait pas
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