Le Point

Et Giscard dégraissa le mammouth…

Avec la fin de l’ORTF, il bouscule l’audiovisue­l français. Avant d’affronter Chirac par médias interposés.

- par Patrice Duhamel

Il s’est donné trois cents jours. Trois cents jours pour engager les premières réformes, à un rythme soutenu: droit de vote à 18 ans, suppressio­n des écoutes téléphoniq­ues, légalisati­on de l’avortement… Peu après, il lancera la libéralisa­tion de l’audiovisue­l. Un crime de lèse-majesté pour les gaullistes historique­s, un projet qui provoque l’ironie de la gauche et l’incrédulit­é des médias et des syndicats du service public. Et pourtant, il accélère. VGE est élu le 19 mai 1974. La réforme de l’ORTF est adoptée par le Conseil des ministres le 3 juillet. Elle est promulguée le 7 août et entre en applicatio­n le 6 janvier 1975. Un record. Une façon aussi pour le président de marquer son volontaris­me. Pour lui, l’enjeu est politique. La bataille de l’audiovisue­l et de l’informatio­n télévisée, c’est contre ses alliés gaullistes qu’il veut la gagner. Une affaire de principe et d’autorité.

La télévision et la Ve République, c’est déjà, au moment de l’élection de Giscard, un vieux feuilleton en noir et blanc. De 1958 à 1974, les gaullistes puis les pompidolie­ns contrôlent­jusquedans­lesmoindre­s détails le mammouth audiovisue­l qu’est l’ORTF. Des proches aux commandes, une informatio­n sous surveillan­ce, un gouverneme­nt vigilant : rue Cognacq-Jay, dans le temple du service public, rien n’échappe à un exécutif qui cadenasse au quotidien. Avec une exception de taille : en 1969, sous l’impulsiond­eJacquesCh­aban-Delmas, un réformateu­r ambitieux entouré de conseiller­s progressis­tes comme Jacques Delors et Simon Nora, l’informatio­n télévisée se libère. Le Premier ministre, qui prend en compte certaines revendicat­ions de Mai 68, impose l’autonomie et la compétitio­n entre les rédactions des deux chaînes publiques. Pierre Desgraupes sur la Une et Jacqueline Baudrier sur la Deux s’entourent de profession­nels aguerris.

Ils recrutent aussi de jeunes journalist­esaussient­housiastes­qu’inexpérime­ntés. J’avais la chance d’en être. Immédiatem­ent, les journaux télévisés se transforme­nt. L’opposition et les syndicats s’y expriment largement. L’investigat­ion se développe. Une parenthèse enchantée qui se fermera vite. La majorité et l’Élysée supportent mal que la télévision publique travaille comme les médias privés, dans un climat d’indépendan­ce. Chaban tombera notamment sur ce dossier. Dans l’ombre, Pierre Juillet, Marie-France Garaud et les grognards gaullistes mènent contre lui une guérilla

La télévision et la Ve République, c’est déjà un vieux feuilleton en noir et blanc. Rien n’échappe à un exécutif qui cadenasse au quotidien.

permanente. On en revient vite à « la voix de la France ».

Avant même son élection, Giscard a réfléchi à la modernisat­ion du service public. Et, discrèteme­nt, à la création d’une chaîne privée. Trop tôt, trop risqué politiquem­ent. Mais sa religion est faite. Il faut « tuer le mammouth », casser le bastion poussiéreu­x de l’ORTF. Il convainc Chirac et le presse d’aller au plus vite, en profitant de l’état de grâce. La réforme avance donc tambour battant. Exit l’ORTF. Le gouverneme­nt crée sept sociétés autonomes: TF1, Antenne 2, FR3, Radio France, l’Institut

national de l’audiovisue­l, la ■

Société française de production et Télédiffus­ion de France. Cinq mois plus tard, après une période agitée par les traditionn­els soubresaut­s sociaux, tout est en place. Les personnels sont répartis entre les différente­s entreprise­s. Personne n’est épargné par le remue-ménage. Dans la nuit du 5 au 6 janvier 1975, sans même quitter leurs bureaux, des centaines de journalist­es et de technicien­s passent d’une chaîne, d’une rédaction à une autre. Une révolution tranquille. Du jamais-vu dans le service public.

Calcul. Continuité sur TF1, innovation sur Antenne 2 : la stratégie est claire. Et l’arrivée de Marcel Jullian à la tête de la deuxième chaîne est symbolique. Éditeur du général de Gaulle, scénariste à succès, poète à ses heures, Jullian veut une télévision à la fois pétillante et intelligen­te. C’est l’époque des changement­s tous azimuts. À 20h30, on programme de l’opéra, du théâtre, du jazz, du cinéma d’auteur, du grand reportage. Chancel lance une idée par jour. Pivot crée Apostrophe­s. Tout bouge, de la fiction aux divertisse­ments, des JT aux magazines. Chez le cousin TF1, l’héritage de l’ORTF domine. VGE a pourtant demandé dans une lettre adressée aux patrons de l’audiovisue­l « beaucoup d’imaginatio­n et un peu de délivrance ». En coulisse, avec Chirac, il a aussi veillé à certaines nomination­s, à la direction des rédactions notamment. Libéral, certes, mais vigilant.

La réforme sur les rails, les calculs politiques vont vite l’emporter. Dès le printemps 1975, le duel entre Giscard et Chirac se joue sur le terrain médiatique. La télévision publique devient un enjeu majeur pour les deux camps. Le Premier ministre accuse l’Élysée de placer ses hommes à tous les postes stratégiqu­es, de faire de l’informatio­n des deux chaînes une machine de guerre contre Matignon. Chez Giscard, on tempête contre l’immobilism­e et le conservati­sme de TF1. Le soupçon est permanent. J’en serai l’un des témoins. Un soir, dans un papier au 20 Heures de TF1, je critique la stratégie politique de Chirac. Le Premier ministre appelle lui-même, pendant le JT, la régie technique pour me dire en termes fleuris ce qu’il pense de mon interventi­on et manifester sa colère contre « l’acharnemen­t personnel de ces militants giscardien­s». Quelques jours plus tard, un reportage ironise sur le style Giscard. L’Élysée y voit aussitôt la main de ces journalist­es chiraquien­s, « nostalgiqu­es du gaullisme audiovisue­l ». Fin août 1976, Chirac claque la porte de Matignon. Les affronteme­nts politico-audiovisue­ls deviennent quotidiens. Tous pensent que la présidenti­elle se jouera à la télévision. Jullian se lasse de ces batailles qui prennent en otage le service public. Fin 1977, il laissera sa place à un grand commis de l’État, Maurice Ulrich, un gaulliste soucieux de l’intérêt général qui s’efforcera de protéger Antenne 2 de toute pression. Jusqu’à la fin du septennat, avec Mitterrand en embuscade, la guerre fratricide de la droite se jouera aussi sur les antennes de la télévision publique.

Giscard et la télévision, c’est, finalement, l’histoire d’une réforme nécessaire et inachevée. Nécessaire pour sortir d’un système étatique encore dominé par la tradition du contrôle permanent. Inachevée, car le jeune président n’a pas pu, ou voulu, aller plus loin et plus vite, ouvrir une brèche dans le sacrosaint monopole et lancer dès les années 1970 la concurrenc­e avec le secteur privé. La suite, paradoxale, est connue. C’est son successeur qui a franchi le pas. En somme, la première vraie réforme de l’audiovisue­l français post-gaulliste aura été engagée par Giscard et consacrée par Mitterrand

■ Chef du service politique intérieure à la Une en 1974, directeur général aux antennes de Radio France en 1996, directeur général chargé des antennes et de la diversific­ation des programmes de France Télévision­s de 2005 à 2010.

En 1975, Jacques Chirac, alors Premier ministre, accuse l’Élysée de faire de l’informatio­n des deux chaînes une machine de guerre contre Matignon.

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 ??  ?? Patrice Duhamel Journalist­e. Dernier livre paru, avec Jacques Santamaria : « La République abîmée » (Éditions de l’Observatoi­re).
Patrice Duhamel Journalist­e. Dernier livre paru, avec Jacques Santamaria : « La République abîmée » (Éditions de l’Observatoi­re).
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 ??  ?? Innovation. À l’été 1981, Pierre Desgraupes devient le PDG de la deuxième chaîne. L’ancien producteur de « Cinq colonnes à la Une » et directeur de la Une place Christine Ockrent au 20 Heures.
Innovation. À l’été 1981, Pierre Desgraupes devient le PDG de la deuxième chaîne. L’ancien producteur de « Cinq colonnes à la Une » et directeur de la Une place Christine Ockrent au 20 Heures.
 ??  ?? Révolution. À la tête d’Antenne 2 de janvier 1975 à décembre 1977, l’éditeur et scénariste Marcel Julllian impose la culture et le grand reportage à la télévision publique, et ce dès 20 h 30.
Révolution. À la tête d’Antenne 2 de janvier 1975 à décembre 1977, l’éditeur et scénariste Marcel Julllian impose la culture et le grand reportage à la télévision publique, et ce dès 20 h 30.
 ??  ?? Avant-garde. Jacqueline Baudrier dirige l’informatio­n de la deuxième chaîne de 1969 à 1972. En 1974, elle coanime, avec Alain Duhamel, le débat du second tour puis devient, en 1975, PDG de Radio France.
Avant-garde. Jacqueline Baudrier dirige l’informatio­n de la deuxième chaîne de 1969 à 1972. En 1974, elle coanime, avec Alain Duhamel, le débat du second tour puis devient, en 1975, PDG de Radio France.
 ??  ?? Mesure. Fin 1977, Maurice Ulrich succède à Marcel Jullian à la présidence d’Antenne 2. Ce gaulliste proche de Jacques Chirac est censé protéger la chaîne de toute pression politique.
Mesure. Fin 1977, Maurice Ulrich succède à Marcel Jullian à la présidence d’Antenne 2. Ce gaulliste proche de Jacques Chirac est censé protéger la chaîne de toute pression politique.

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