Et Giscard dégraissa le mammouth…
Avec la fin de l’ORTF, il bouscule l’audiovisuel français. Avant d’affronter Chirac par médias interposés.
Il s’est donné trois cents jours. Trois cents jours pour engager les premières réformes, à un rythme soutenu: droit de vote à 18 ans, suppression des écoutes téléphoniques, légalisation de l’avortement… Peu après, il lancera la libéralisation de l’audiovisuel. Un crime de lèse-majesté pour les gaullistes historiques, un projet qui provoque l’ironie de la gauche et l’incrédulité des médias et des syndicats du service public. Et pourtant, il accélère. VGE est élu le 19 mai 1974. La réforme de l’ORTF est adoptée par le Conseil des ministres le 3 juillet. Elle est promulguée le 7 août et entre en application le 6 janvier 1975. Un record. Une façon aussi pour le président de marquer son volontarisme. Pour lui, l’enjeu est politique. La bataille de l’audiovisuel et de l’information télévisée, c’est contre ses alliés gaullistes qu’il veut la gagner. Une affaire de principe et d’autorité.
La télévision et la Ve République, c’est déjà, au moment de l’élection de Giscard, un vieux feuilleton en noir et blanc. De 1958 à 1974, les gaullistes puis les pompidoliens contrôlentjusquedanslesmoindres détails le mammouth audiovisuel qu’est l’ORTF. Des proches aux commandes, une information sous surveillance, un gouvernement vigilant : rue Cognacq-Jay, dans le temple du service public, rien n’échappe à un exécutif qui cadenasse au quotidien. Avec une exception de taille : en 1969, sous l’impulsiondeJacquesChaban-Delmas, un réformateur ambitieux entouré de conseillers progressistes comme Jacques Delors et Simon Nora, l’information télévisée se libère. Le Premier ministre, qui prend en compte certaines revendications de Mai 68, impose l’autonomie et la compétition entre les rédactions des deux chaînes publiques. Pierre Desgraupes sur la Une et Jacqueline Baudrier sur la Deux s’entourent de professionnels aguerris.
Ils recrutent aussi de jeunes journalistesaussienthousiastesqu’inexpérimentés. J’avais la chance d’en être. Immédiatement, les journaux télévisés se transforment. L’opposition et les syndicats s’y expriment largement. L’investigation se développe. Une parenthèse enchantée qui se fermera vite. La majorité et l’Élysée supportent mal que la télévision publique travaille comme les médias privés, dans un climat d’indépendance. Chaban tombera notamment sur ce dossier. Dans l’ombre, Pierre Juillet, Marie-France Garaud et les grognards gaullistes mènent contre lui une guérilla
La télévision et la Ve République, c’est déjà un vieux feuilleton en noir et blanc. Rien n’échappe à un exécutif qui cadenasse au quotidien.
permanente. On en revient vite à « la voix de la France ».
Avant même son élection, Giscard a réfléchi à la modernisation du service public. Et, discrètement, à la création d’une chaîne privée. Trop tôt, trop risqué politiquement. Mais sa religion est faite. Il faut « tuer le mammouth », casser le bastion poussiéreux de l’ORTF. Il convainc Chirac et le presse d’aller au plus vite, en profitant de l’état de grâce. La réforme avance donc tambour battant. Exit l’ORTF. Le gouvernement crée sept sociétés autonomes: TF1, Antenne 2, FR3, Radio France, l’Institut
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national de l’audiovisuel, la ■
Société française de production et Télédiffusion de France. Cinq mois plus tard, après une période agitée par les traditionnels soubresauts sociaux, tout est en place. Les personnels sont répartis entre les différentes entreprises. Personne n’est épargné par le remue-ménage. Dans la nuit du 5 au 6 janvier 1975, sans même quitter leurs bureaux, des centaines de journalistes et de techniciens passent d’une chaîne, d’une rédaction à une autre. Une révolution tranquille. Du jamais-vu dans le service public.
Calcul. Continuité sur TF1, innovation sur Antenne 2 : la stratégie est claire. Et l’arrivée de Marcel Jullian à la tête de la deuxième chaîne est symbolique. Éditeur du général de Gaulle, scénariste à succès, poète à ses heures, Jullian veut une télévision à la fois pétillante et intelligente. C’est l’époque des changements tous azimuts. À 20h30, on programme de l’opéra, du théâtre, du jazz, du cinéma d’auteur, du grand reportage. Chancel lance une idée par jour. Pivot crée Apostrophes. Tout bouge, de la fiction aux divertissements, des JT aux magazines. Chez le cousin TF1, l’héritage de l’ORTF domine. VGE a pourtant demandé dans une lettre adressée aux patrons de l’audiovisuel « beaucoup d’imagination et un peu de délivrance ». En coulisse, avec Chirac, il a aussi veillé à certaines nominations, à la direction des rédactions notamment. Libéral, certes, mais vigilant.
La réforme sur les rails, les calculs politiques vont vite l’emporter. Dès le printemps 1975, le duel entre Giscard et Chirac se joue sur le terrain médiatique. La télévision publique devient un enjeu majeur pour les deux camps. Le Premier ministre accuse l’Élysée de placer ses hommes à tous les postes stratégiques, de faire de l’information des deux chaînes une machine de guerre contre Matignon. Chez Giscard, on tempête contre l’immobilisme et le conservatisme de TF1. Le soupçon est permanent. J’en serai l’un des témoins. Un soir, dans un papier au 20 Heures de TF1, je critique la stratégie politique de Chirac. Le Premier ministre appelle lui-même, pendant le JT, la régie technique pour me dire en termes fleuris ce qu’il pense de mon intervention et manifester sa colère contre « l’acharnement personnel de ces militants giscardiens». Quelques jours plus tard, un reportage ironise sur le style Giscard. L’Élysée y voit aussitôt la main de ces journalistes chiraquiens, « nostalgiques du gaullisme audiovisuel ». Fin août 1976, Chirac claque la porte de Matignon. Les affrontements politico-audiovisuels deviennent quotidiens. Tous pensent que la présidentielle se jouera à la télévision. Jullian se lasse de ces batailles qui prennent en otage le service public. Fin 1977, il laissera sa place à un grand commis de l’État, Maurice Ulrich, un gaulliste soucieux de l’intérêt général qui s’efforcera de protéger Antenne 2 de toute pression. Jusqu’à la fin du septennat, avec Mitterrand en embuscade, la guerre fratricide de la droite se jouera aussi sur les antennes de la télévision publique.
Giscard et la télévision, c’est, finalement, l’histoire d’une réforme nécessaire et inachevée. Nécessaire pour sortir d’un système étatique encore dominé par la tradition du contrôle permanent. Inachevée, car le jeune président n’a pas pu, ou voulu, aller plus loin et plus vite, ouvrir une brèche dans le sacrosaint monopole et lancer dès les années 1970 la concurrence avec le secteur privé. La suite, paradoxale, est connue. C’est son successeur qui a franchi le pas. En somme, la première vraie réforme de l’audiovisuel français post-gaulliste aura été engagée par Giscard et consacrée par Mitterrand
■ Chef du service politique intérieure à la Une en 1974, directeur général aux antennes de Radio France en 1996, directeur général chargé des antennes et de la diversification des programmes de France Télévisions de 2005 à 2010.
En 1975, Jacques Chirac, alors Premier ministre, accuse l’Élysée de faire de l’information des deux chaînes une machine de guerre contre Matignon.