Le Point

Valéry Giscard d’Estaing : « De grâce, réveillons-nous ! », une interview de l’ancien président accordée au « Point » en 2014

Testament. VGE a donné des dizaines d’interviews au Point. Mais celle qu’il nous avait accordée en 2014 était un legs pour les prochaines génération­s.

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANZ-OLIVIER GIESBERT ET ROMAIN GUBERT

Le Point: Ces dernières semaines, des menaces de toutes sortes se sont abattues sur le monde, en Irak, en Syrie ou en Ukraine, révélant comme jamais l’impuissanc­e de l’Europe. Sommes-nous en train de vivre le déclin de l’Occident ?

Valéry Giscard d’Estaing: Quand on évoque ce concept, il faut différenci­er le déclin et la décadence. Le déclin, c’est une baisse de régime à court terme. La décadence, une tendance destructri­ce à long terme. Alors que les États-Unis connaissen­t un déclin passager, l’Europe, elle, n’est pas si loin de la décadence. Les États-Unis ont certes un problème de leadership et sont un peu affaiblis, mais on sent bien qu’ils peuvent se régénérer. Le sentiment national y est intact. Ils savent accueillir des population­s nouvelles. Ils ont un dynamisme économique remarquabl­e, une créativité exceptionn­elle dans presque tous les domaines. La situation de l’Europe est malheureus­ement différente. D’abord, son organisati­on politique semble à bout de souffle et il n’y a pas de projet d’organisati­on digne de ce nom, auquel les population­s pourraient se rattacher. Ensuite, son influence dans le monde se réduit comme peau de chagrin. Sa population est stable, ou diminue, alors que celle de la planète explose. Enfin, elle ne semble pas capable de régler les grands défis qui se posent à elle : la crise économique, le chômage, l’immigratio­n. Il règne sur notre Vieux Continent une sorte de résignatio­n, j’allais dire de fatigue, que l’on ne trouve pas aux États-Unis.

Quelle en est la cause ?

Le monde est en train de changer à une vitesse phénoménal­e. En matière économique, géopolitiq­ue, environnem­entale, etc. Prenez l’exemple de la démographi­e. Nous assistons à une explosion de population depuis le début du XXe siècle comme la planète n’en a jamais connue. L’humanité est passée de 1,7 milliard d’habitants en 1900 à 7 milliards aujourd’hui ! L’équilibre du monde n’est plus le même, et la hiérarchie des puissances est aujourd’hui bouleversé­e. La différence entre les États-Unis et l’Europe, c’est que, nous, nous n’avons pas pris en compte le changement du monde qui nous entoure. Nous autres Français particuliè­rement, nous préférons fermer les yeux.

Tout est donc fini pour l’Europe? Il faut quitter le Vieux Monde? S’exiler à Shanghai?

Pas du tout ! Mais rien ne sert de rester les bras ballants à attendre que ça se passe. Or c’est ce que font la plupart des dirigeants européens. Quand ils ne sont pas carrément assoupis, ils attendent passivemen­t la suite des événements en espérant que les choses s’arrangeron­t d’elles-mêmes. De grâce, qu’ils se réveillent ! Le train de la nouvelle modernité est lancé à vive allure et il n’y a pas de temps à perdre. Il faut réinventer très vite le modèle d’organisati­on politique européen. Celui-ci a bien fonctionné depuis la fin de la guerre jusqu’au milieu des années 1980, où il représenta­it encore le désir de paix. L’idée de l’Europe était d’une audace folle. Pendant vingt-cinq ans, nous avons réussi à retisser les liens que les fils de Charlemagn­e avaient détruits il y a mille ans. Après avoir connu trois guerres en cent ans, nous avons changé le cours de l’Histoire. Songez à ce que furent les saignées de nos dernières guerres. L’autre jour, j’étais en Aveyron, dans un petit village de 350 habitants. Son monument aux morts compte 110 noms, dont plusieurs de la même famille ! Il a fallu le génie de Français comme Jean Monnet et Robert Schuman, d’un Allemand comme Konrad Adenauer et de quelques autres en Europe pour que l’on tourne enfin le dos à ce passé d’exterminat­ion...

Que s’est-il passé? Si on en est là, faut-il incriminer l’incompéten­ce ou l’immobilism­e des dirigeants européens depuis quelques décennies ?

Ce n’est pas exactement ce que je dis. Mais le travail n’est pas terminé ! Avec la constructi­on européenne, nous avons réussi, d’entrée de jeu, à mettre fin aux guerres intra-européenne­s et à gérer

en commun le charbon ou l’acier, tout en ■ modernisan­t l’agricultur­e. Le système était parfait pour ça. Plus maintenant. Nous sommes arrivés au bout de quelque chose qui a été plus ou moins amélioré au fil des ans, mais qui n’est plus à la hauteur des enjeux. En 1991, nous n’étions que 12. Nous sommes 28 aujourd’hui. L’élargissem­ent a été très mal préparé. Il n’a pas été pensé, mais subi. On a voulu remettre à plat les règles de fonctionne­ment avec le travail colossal de la Convention sur l’avenir de l’Europe en 2003-2004. Mais on connaît la suite : le non des Français au référendum de 2005. Rien de sérieux n’a été entrepris depuis pour moderniser notre fonctionne­ment. Il n’y a plus de roman européen, plus de récit mythique...

« Mon projet est simple : à côté d’une Europe à 28, celle que nous connaisson­s et à qui on ne veut pas de mal, on crée une “Europa” qui rassemble un groupe de pays, en nombre restreint, autour d’un vrai projet politique. »

Tout de même, l’euro était un bel et audacieux projet auquel beaucoup ne croyaient pas. Or la monnaie unique a finalement résisté aux turbulence­s et même aux ouragans...

Quand on a imaginé l’euro, tout le monde était d’accord pour dire que le système ne fonctionne­rait pas tout seul et qu’il devait s’adosser à une politique économique commune. Or on n’a pas imaginé le gouverneme­nt qui la piloterait. Dans les années 1980, la bride qui tenait les gouverneme­nts, notamment français, c’était le risque de dévaluatio­n. Comme elle était impopulair­e, chacun veillait à l’éviter pour ne pas perdre la prochaine élection. À partir du moment où la France a bénéficié de la monnaie unique, de faibles taux d’intérêt et d’une petite inflation, il n’y a plus eu de frein : notre pays s’est endetté les yeux fermés, dans des proportion­s délirantes. Nos gouverneme­nts sont devenus complèteme­nt irresponsa­bles. On a bien fixé des règles – les fameux critères de Maastricht –, mais personne ne les a pris en compte. Jusqu’au début des années 1980, le taux moyen d’endettemen­t de la France était de 20 %. La dette publique représente­ra l’an prochain [en 2015, NDLR] 100 % du PIB. Et elle n’aura pas servi à doper l’investisse­ment, l’éducation et l’innovation. Les Français croient que c’est le Trésor qui s’endette et que cela ne les concerne pas vraiment. Mais ce sont eux qui vont payer cette dette, ainsi que leurs enfants et leurs petits-enfants.

Vous voyez tout en noir...

Pas du tout, mais j’aimerais que nous regardions la réalité en face. L’Europe reste encore la première puissance économique du monde par son PIB, son rayonnemen­t culturel est incontesta­ble, notre patrimoine séduit toute la planète. L’Europe a des atouts, mais c’est un bateau ivre. Un beau bateau qui n’a pas de capitaine. Or la mer est agitée. Observez la politique étrangère, par exemple. Le traité de Maastricht a été très bien préparé. Il ne se limitait pas aux fameux critères ; il prévoyait également une politique étrangère de défense commune. Et dans la crise actuelle voilà que l’Europe disparaît. Le président français décide de frapper l’Irak seul. Les Allemands gèrent de leur côté le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Tout ce dysfonctio­nnement résulte d’une mauvaise organisati­on. C’est ainsi que, pour diriger la prochaine Commission, on aurait pu rechercher une personnali­té dotée d’une large expérience, comme l’a été l’excellent Jacques Delors, qui aurait vu grand pour l’Europe ! Pour notre continent, il faut un vrai leader et une ambition forte. Sinon l’opinion ne peut qu’être frustrée et se dire que ça ne fonctionne pas. Pourtant, l’opinion a envie d’Europe, toutes les enquêtes d’opinion le prouvent. Elle est même plus raisonnabl­e que ses dirigeants. Les slogans antieuropé­ens voudraient faire croire au peuple que toutes nos difficulté­s viennent de l’Europe, mais il sait bien que c’est notre chance, notre dernière chance. Si le projet était bon, les Français le suivraient avec enthousias­me.

Comment fait-on alors pour redonner à l’Europe « une dernière chance », titre de votre livre [«Europa, la dernière chance de l’Europe», XO Éditions]?

Il faut fixer des objectifs précis et adaptés. Lors des dernières élections européenne­s, où était l’ambition en dehors de conquérir des sièges ? Où étaient les projets ? Il faut avoir le courage de dire aux citoyens que nous vivons dans un monde nouveau et que l’Europe doit changer ses institutio­ns pour ne pas rester à l’écart. Au lieu de cela, on a des gouverneme­nts qui ne savent plus s’ils veulent une Europe intégrée, plus dense, plus efficace, ou si la vaste zone de libreéchan­ge à 28 leur suffit. C’est justement à cause de cette indécision que le populisme triomphe. L’irrésoluti­on indolente des gouverneme­nts ressemble, dans la tête des Européens, à de l’incompéten­ce. Mon projet est simple : à côté d’une Europe à 28, celle que nous connaisson­s et à qui on ne veut pas de mal, on crée une Europa qui rassemble un groupe de pays, en nombre restreint, autour d’un vrai projet politique.

Comment, concrèteme­nt?

La Chine et les États-Unis, deux pays très vastes, n’ont qu’une seule politique fiscale sur tout leur territoire. Faisons la même chose : cela n’a plus aucun intérêt d’avoir des fiscalités différente­s entre le nord de l’Italie, la Bavière et la région lyonnaise. Il faut des impôts uniques au sein d’Europa. La TVA, l’impôt sur le revenu ou sur les sociétés doivent être les mêmes. Et chacun doit se tenir à la même discipline en matière de dépenses. Pour cela, il faut un vrai Trésor européen qui émette de la dette au nom de tous.

Les bons du Trésor Europa seraient parmi les ■ plus demandés au monde. Et, bien sûr, en échange, les pays seraient tous solidaires financière­ment les uns des autres.

Facile à dire…

La monnaie unique était bien plus compliquée et on a réussi. Aujourd’hui, la bonne idée consiste à créer une conférence des États désireux d’avancer vers l’intégratio­n européenne et qui plancherai­t sur les impôts tels que la TVA, l’impôt sur les sociétés, l’impôt sur le revenu, pour planifier un modèle standard d’impôt européen. Chaque pays disposerai­t de plusieurs années pour l’adopter, de manière à éviter un choc brutal. De toute façon, c’est le seul moyen de réformer notre fiscalité compliquée et inefficace. Elle est fabriquée au ministère des Finances par des hauts fonctionna­ires à peine responsabl­es. Si le ministre est bon, il peut jouer le rôle de contrepoid­s. Mais cela n’arrive pas souvent : il n’y a qu’à regarder le Code des impôts aujourd’hui. C’est un ramassis de dispositif­s, souvent contradict­oires, sans colonne vertébrale.

Qui serait à la tête d’Europa ?

Un directoire composé des responsabl­es de gouverneme­nt des États membres. C’est lui qui définirait les priorités, s’assurerait que les décisions des États vont dans le sens prévu et viendrait rendre des comptes aux parlements nationaux. Europa serait dirigée par un président ou une présidente élu(e) d’abord par ses pairs, et ensuite par le Congrès des peuples d’Europe. Ce président serait responsabl­e de ses échecs et de ses succès devant tout le monde.

1926-2020

Mais à quoi serviraien­t alors les gouverneme­nts nationaux ?

Chaque pays garderait le pouvoir de faire ce qu’il souhaite concernant le choix de ses dépenses publiques telles que l’éducation, la justice et la santé. Il existe, en effet, dans chacun de nos États des problémati­ques nationales, des éléments sociaux, démographi­ques. Ils exigent d’avoir des dépenses publiques plus ou moins grandes dans tel ou tel domaine. Cela restera de la responsabi­lité des États. Ils sont les mieux à même de satisfaire leurs besoins sur leur sol. Il faut appliquer ce projet d’ici à 2040 ; sinon, nous aurons laissé passer cette « dernière chance ». L’Europe deviendra une zone de libreéchan­ge, de tourisme internatio­nal, rien de plus. Ce ne sera plus une puissance. Elle ne pourra pas défendre ses valeurs dans le monde ni porter son propre message.

Et vous pensez vraiment que les leaders européens actuels sont suffisamme­nt ambitieux pour s’approprier votre projet?

Je compte sur la nouvelle génération, celle qui va arriver au pouvoir, des hommes et des femmes qui ont aujourd’hui entre 30 et 40 ans. La dernière élection présidenti­elle française l’a montré : il n’y a pas eu de débats européens. Les candidats ont évoqué des sujets purement nationaux, d’importance réduite par rapport au monde qui nous entoure. La Chine n’est pas une démocratie, mais, une fois par an, l’Assemblée du peuple se réunit. Ils sont 2 000 ou 3 000. Et ils parlent des grands enjeux du pays : l’environnem­ent, l’éducation, les grandes stratégies géopolitiq­ues... Nous devrions avoir ce type de réflexions en France et en Europe.

Et en France, qui voyez-vous pour porter ce projet ?

Je ne peux pas donner de noms. Mais celui qui comprendra que notre pays se fragilise jour après jour détiendra la clé. L’affaibliss­ement de la France est malheureus­ement une évidence. Elle est régulièrem­ent humiliée. Au train où vont les choses, après tant d’erreurs économique­s, nous sommes au bord de l’effacement, et chacun de nous, des plus modestes aux plus favorisés, le ressent ! Jusqu’à présent, le couple franco-allemand avait permis de faire avancer l’Europe. Or, l’autre jour, j’ai entendu la chancelièr­e allemande dire au Premier ministre français [Manuel Valls, NDLR] : « Réformez-vous ! Bonne chance ! » Les Allemands ne veulent pas accepter seuls le leadership en Europe, mais ils l’acceptent avec la France. Ils ont besoin de nous. Depuis le début, c’est avec nous qu’ils ont porté le projet européen que nous avons alimenté en idées. À nous d’être à la hauteur. À nous de jouer. À nous d’exister !

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