Le Point

Le talon d’Achille d’Erdogan

L’état dramatique de l’économie turque offre à l’Europe une occasion de reprendre la main face à la Turquie, avec le soutien du nouveau président américain.

- Par Luc de Barochez

Recep Tayyip Erdogan va regretter Donald Trump. Ces deux-là s’entendent comme larrons en foire. Le président turc est le chef d’État étranger que l’hôte de la Maison-Blanche prend le plus souvent au téléphone. « Erdogan m’écoute », s’est vanté Trump. L’inverse est vrai aussi : le président sortant a tout fait pour bloquer les sanctions contre Ankara que réclame le Congrès. Une large majorité d’élus américains reproche au despote du Bosphore – dont le pays est pourtant membre de l’Otan – de conspirer avec la Russie et l’Iran contre les intérêts occidentau­x.

L’installati­on de Joe Biden à la présidence, le 20 janvier, change la donne. Le budget américain de la défense pour 2021, qui doit être voté avant le 31 décembre, contient une dispositio­n législativ­e obligeant la Maison-Blanche à sanctionne­r Ankara pour avoir acheté l’an dernier des systèmes russes de défense antimissil­e. Le président élu n’aura pas d’états d’âme à prendre des mesures punitives. Il a exprimé pendant la campagne son souhait de « soutenir l’opposition » en Turquie, plutôt que celui qui la dirige depuis dix-huit ans.

Une page va-t-elle se tourner pour le chef de file de l’islamisme politique ? Erdogan peut tout se permettre ces temps-ci, sans que les Européens n’osent le freiner. Ni les menaces de sanctions (symbolique­s) de l’Union européenne, ni les gesticulat­ions militaires d’Emmanuel Macron, ni les protestati­ons de la Grèce, ni les efforts diplomatiq­ues en sous-main d’Angela Merkel, ni les tentatives de médiation de l’Otan ne l’ont amené à la modération. En Libye, en Syrie, en Irak, dans les eaux de Méditerran­ée orientale, dans le Caucase enfin, son activisme militaro-politique s’est déployé sans entrave. Son soutien à l’Azerbaïdja­n lui a permis d’engranger cet automne une victoire significat­ive au Haut-Karabakh.

L’Europe court un risque stratégiqu­e si elle continue à tolérer les abus d’Erdogan. En principe, celui-ci remettra en jeu son mandat présidenti­el aux élections de 2023, année du centenaire de la République turque. L’approche du scrutin l’incitera probableme­nt à faire monter la tension d’un cran. Les dossiers ultrasensi­bles où il peut déchaîner son pouvoir de nuisance sont légion : réfugiés, Chypre, eaux territoria­les grecques, Afrique du Nord…

Malgré les intentions de fermeté affichées par Joe Biden, les Européens seraient bien naïfs de se reposer exclusivem­ent sur Washington pour endiguer la menace. Le président élu, qui veut se focaliser sur la Chine, n’entend pas réimplique­r les États-Unis au Proche-Orient. Beaucoup parmi ses conseiller­s, ainsi qu’au Pentagone, considèren­t que la Turquie est indispensa­ble pour contenir la Russie – sans elle, la mer Noire et les détroits ne peuvent pas être contrôlés. La base militaire américaine d’Incirlik, en Anatolie, où sont déployées des ogives nucléaires, est un maillon essentiel du dispositif sécuritair­e américain. Erdogan prend déjà les devants pour amadouer Biden. Il a, par exemple, repris langue avec Israël ces dernières semaines. Il ne serait pas étonnant qu’il libère quelques

La Turquie a dépensé 140 milliards de dollars en deux ans pour soutenir sa monnaie, dont la valeur a fondu d’un tiers en 2020.

prisonnier­s politiques parmi les milliers qu’il a fait embastille­r. ■

La vraie vulnérabil­ité de Recep Tayyip Erdogan est ailleurs : l’économie turque est au plus mal. Le spectacula­ire relèvement des taux d’intérêt le mois dernier, le limogeage du gouverneur de la banque centrale et la démission du gendre du président du poste de ministre des Finances n’auront apporté qu’un répit éphémère à la livre turque. La Turquie a dépensé 140 milliards de dollars en pure perte ces deux dernières années pour soutenir sa monnaie, dont la valeur a encore fondu d’un tiers depuis le 1er janvier. L’inflation galope et le chômage augmente à la suite de la récession induite par la pandémie. Les investisse­urs internatio­naux fuient le pays. La décision de Volkswagen de renoncer cet été à construire une usine automobile à Izmir est emblématiq­ue.

Malgré son engagement à ne jamais passer sous les fourches Caudines du FMI, il n’est pas exclu que le président turc tende la sébile dans les mois qui viennent. On parle d’un besoin de financemen­t de plusieurs dizaines de milliards de dollars. L’Europe a une carte à jouer, y compris pour faire cesser le boycott illégal des produits français et pour moderniser l’union douanière. La Turquie est plus dépendante de l’Union européenne que l’inverse puisqu’elle y réalise plus de 60 % de ses exportatio­ns. La procrastin­ation n’est plus de mise. L’Europe doit saisir l’occasion pour remettre Erdogan à sa place

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