Le Point

Ces « woke » qui caricature­nt la France

Dans les médias anglosaxon­s, une nouvelle génération de journalist­es militants combat le modèle universali­ste français.

- PAR SAÏD MAHRANE, CLÉMENT PÉTREAULT, JULIEN PEYRON, LAETITIA STRAUCHBON­NART ET HÉLÈNE VISSIÈRE

Fallait-il parler aux Américains, le faire les yeux dans les yeux, comme il l’a fait en octobre, sur Al-Jazira, pour apaiser la « rue musulmane » ? Après l’attentat contre Samuel Paty, Emmanuel Macron a songé – avant d’y renoncer – à accorder un entretien à un grand média des États-Unis, qui lui aurait permis d’expliquer à ces Américains « woke » (en état d’éveil face aux injustices) la liberté de culte à la française. Car ces dernières semaines, en feuilletan­t la presse anglo-saxonne, et en particulie­r le New York Times, le président a constaté que la solidarité qui prévalait après les attentats de 2015 avait disparu. Et que, plus grave encore, la relation élémentair­e des faits avait laissé place à l’accusation, à une sorte d’inversion de la charge. La fautive ? La laïcité, qui permet la caricature du prophète Mahomet et imposerait aux musulmans de renoncer à certains aspects de leurs pratiques religieuse­s. Partant, pour quelques journalist­es de la côte Est américaine, ce lien de causalité expliquera­it l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine.

Le New York Times, qui ne publie plus de caricature­s politiques depuis une polémique à propos d’un « cartoon » jugé antisémite, semble désormais accorder à la France un traitement particulie­r… Le 23 novembre, le journal a publié un article indigné sur l’arrestatio­n de collégiens qui ont justifié l’assassinat de Samuel Paty. Le 25, un autre sur la dispersion de migrants place de la République. Le 26, un papier d’analyse sur le « virage à droite » de Macron. Le 27, un quatrième sur l’article 24 de la loi sécurité globale. Et, à chaque fois, cette même impression : la France serait devenue une démocratie illibérale, où la police céderait à l’abus de pouvoir. Macron n’est certes pas Justin Trudeau, mais il n’est pas Viktor Orban. « Macron parle de ce qu’il considère comme une couverture négative, mais on a le droit d’écrire des articles négatifs sur un pays », plaide Shadi Hamid, spécialist­e américain de l’islam et chercheur au think tank Brookings Institutio­n. « Les États-Unis se font critiquer tout le temps. Quand un journal français nous attaque, on ne le prend pas de manière personnell­e ou comme un affront à notre identité. » Reste que cette manière militante de pratiquer le journalism­e a été théorisée en 2016. Lors de la campagne présidenti­elle, tandis que le candidat Trump multipliai­t les provocatio­ns, le responsabl­e média du NYT, Jim Rutenberg, a écrit un article qui appelait la profession à s’interroger sur son traitement de l’actualité. Trump est à ce point « dangereux », écrit-il, qu’une approche objective serait contre-productive. Depuis lors, les pages « Opinions » et les articles des rubriques se confondent parfois. Du NYT au Washington Post – dont Karen Attiah, qui avait prétendu, à tort, que la France avait pour projet de « numéroter » les élèves musulmans, est la rédactrice en chef des pages Opinions –, de The Atlantic à Newsweek, le même sort semble réservé à la France, nouveau terrain d’observatio­n de «l’oppression» des minorités. « Le président Emmanuel Macron et son gouverneme­nt ont réagi au meurtre [de Samuel Paty] en proclamant leur soutien à la liberté d’expression. Mais ils ont également doublé leur campagne d’un dénigremen­t perpétuel des musulmans français et lancé leur propre attaque contre la liberté d’expression », ose dans Newsweek Marco Perolini, un représenta­nt Europe d’Amnesty Internatio­nal.

Élite. « Si les États-Unis en général ne se préoccupen­t guère de la France, les médias américains s’en soucient énormément, certains pensant sincèremen­t que ce pays oppresse les Noirs et les musulmans, analyse l’écrivain américain Thomas Chatterton Williams. La France est donc devenue un lieu stratégiqu­e dans cette bataille internatio­nale identitair­e, d’autant que Macron exprime clairement à quel point il ne veut pas du modèle multicultu­rel américain. » Une observatio­n qui fait dire au philosophe Pascal Bruckner que « la France est le grand concurrent des États-Unis en matière de prétention à

« La France est devenue un lieu stratégiqu­e dans cette bataille internatio­nale identitair­e. » Thomas C. Williams

l’universel, d’où l’opposition ■ entre les deux modèles ».

Mais qui sont donc ces leaders d’opinion qui opposent à l’universali­sme français une approche, en réalité, plus identitari­ste et individual­iste que multicultu­raliste ? Si on devait leur emprunter leur taxinomie raciale, on dirait qu’ils sont majoritair­ement blancs, comme l’indique une étude du Pew Research Center, selon laquelle les trois quarts des journalist­es américains sont « white ». Blancs, donc, privilégié­s et issus des mêmes écoles. En 2018, des chercheurs du magazine Psychology Today ont étudié la formation de 2 000 employés du NYT et du Wall Street Journal. Il apparaît que la plupart ont fait Harvard, Yale, le MIT, Princeton et Stanford. Une des nouvelles coqueluche­s de cette élite identitair­e américaine est Ibram X. Kendi, 38 ans. Son livre, How to Be an Antiracist, une histoire du racisme accompagné­e de recommanda­tions pour le combattre, est en tête des ventes aux États-Unis. On lui doit également un album pour enfants de 0 à 3 ans dédié à la couleur de la peau… Fondateur et directeur du centre de recherche sur l’antiracism­e de l’American University de Washington, il vient de rejoindre la Boston University pour y créer un nouveau centre d’études sur l’antiracism­e.

« Il faut prendre en compte le changement sociologiq­ue. Les finances des journaux, dans les vingt dernières années, se sont dégradées, si bien que les journalist­es les plus expériment­és ont été remplacés par de jeunes progressis­tes qui sortent des université­s d’élite et ont des parents assez riches pour compléter leur petit salaire, témoigne un journalist­e new-yorkais. Toute la rédaction du NYT et du Washington Post est pleine de ces gens, qui s’intéressen­t plus à la politique qu’au reportage ou à l’écriture. Alors, à chaque cas de violence impliquant la police, ils font l’hypothèse qu’il s’agit d’un George Floyd ! » Pourtant, mieux informés des spécificit­és françaises que leurs confrères outre-Atlantique, les correspond­ants à Paris ne procèdent pas autrement, trouvant au sein de la gauche radicale française une validation de leur lecture de la société. Ces biais raciaux leur sont d’autant plus facile à projeter qu’ils leur sont familiers. Les méthodes policières, et qu’importe si les policiers français n’ont pas recours à leurs armes létales, sont mises en parallèle ; les Français musulmans partagerai­ent le sort des Afro-Américains et Macron empruntera­it son supposé autoritari­sme à Trump, comme l’écrit Ben Smith, le responsabl­e

média du NYT, dans un article ■ relatant un échange téléphoniq­ue avec le président français.

Pour certains de ces militants, essentiell­ement les plus jeunes, la laïcité justifiera­it les « violences » contre les musulmans, quand, pour d’autres, plus imprégnés de religion, elle est d’abord un athéisme qui ne dit pas son nom et dont la véritable nature est liberticid­e. « Les Américains et les Français divergent de manière fondamenta­le sur la place de la religion dans l’espace public. Quand Emmanuel Macron parle d’un islam des Lumières, il parle du contenu de la religion. Il veut que le contenu de la religion change. Si un président américain disait que l’Église catholique devait accepter l’avortement, cela ferait scandale aux États Unis », analyse David Bell, historien et spécialist­e de la France à Princeton. « Aux États-Unis, même si on est de gauche, on ne rejette pas la religion, ajoute John Bowen, professeur à l’université Washington de Saint-Louis et spécialist­e de l’islam européen. Joe Biden, par exemple, va à la messe toutes les semaines et cela ne gêne personne. Au contraire ! C’est même obligatoir­e pour un homme politique. C’est vu ici comme une garantie morale. »

Néoracisme. Intuitivem­ent, il serait tentant de ranger ces activistes woke du côté de Bernie Sanders, mais leur libéralism­e économique et leurs modes de vie privilégié­s les rapprochen­t davantage de Joe Biden aujourd’hui et peut-être demain d’Alexandria Ocasio-Cortez, que beaucoup voient déjà comme une future candidate à la Maison-Blanche. L’élue de New York, d’origine portoricai­ne, porte – avec éloquence – toutes les revendicat­ions de cette gauche « éveillée », au point de se définir elle-même comme « une femme de couleur », afin de rallier les Latinos, réputés plus conservate­urs, aux nouveaux combats antiracist­es. « Les gens proches de Sanders n’aiment pas le “wokisme”, car ils considèren­t que cette attitude masque les vrais sujets, qui sont avant tout les sujets d’inégalités économique­s », explique Benjamin Haddad, chercheur français en relations internatio­nales installé à Washington.

Pour de nombreux observateu­rs, l’origine américaine de ces biais intellectu­els est à chercher du côté… français. « Ce qui est fascinant, analyse Benjamin Haddad, c’est de voir que ce sont nos philosophe­s français des années 1970 et 1980 qui ont inspiré ce débat où l’on considère désormais que chaque idée n’est que le reflet d’un rapport de force. On ne croit plus aux idées, plus aux valeurs, on essentiali­se tout. » La faute – un peu –, donc, à Deleuze, Foucault et Derrida, qui, par leurs théories déconstruc­tivistes, auraient ouvert la voie aux études raciales, de genre et postcoloni­ales.

Faut-il voir chez ces militants progressis­tes l’avènement d’un néoracisme ? Pour eux, les races existent, la hiérarchie aussi. Quand les défenseurs de la race blanche placent les Noirs au bas d’une échelle raciale, eux les situent tout en haut, en raison de l’esclavage et de la ségrégatio­n. Par volonté d’expiation, ils inaugurent un « racisme bienveilla­nt ». L’ancien président de l’Associatio­n américaine de sociologie, Eduardo BonillaSil­va, auteur de Racism without Racism, combat l’idée d’une société « dénuée de préjugés raciaux », assimilant le refus de reconnaîtr­e ces préjugés précisémen­t à du racisme. Bien des étudiants passés par les études sur « la blanchité », qui visent notamment à révéler l’existence d’un « privilège blanc », rejettent aujourd’hui le métissage, qui fut pourtant longtemps l’aboutissem­ent de l’antiracism­e. Le métissage aurait pour conséquenc­e la dissolutio­n de l’identité noire et ferait, à la fin, le jeu des Blancs dominants… Certaines revues pour adolescent­es, comme Teen Vogue, promoteur du « wokisme », publient régulièrem­ent des témoignage­s sur la culpabilit­é que des lectrices ressentent à avoir des partenaire­s de « race » différente…

Différenti­alisme à l’américaine. La tendance, dont nous voyons déjà les prémices, va-t-elle atteindre la France, ses université­s et ses médias ? Parler aux Américains c’eût été parler aussi, pour Macron, à une partie de la gauche française tentée par la promotion de ce différenti­alisme à l’américaine, que le président constate dans les colonnes des journaux dont il est le lecteur quotidien. « Macron est très différent de Sarkozy et Hollande, car il lit les journaux internatio­naux. Je dirais même que Macron est obsédé par The Economist et le New York Times et dans une moindre mesure le Financial Times », explique Simon Kuper, chroniqueu­r au Financial Times résidant à Paris.

Dans une volonté d’apaisement, le NYT, dans un éditorial du 4 décembre, a fini par écrire que « la France n’est pas seule » dans sa lutte contre le terrorisme, mais que « les médias d’informatio­n ont le devoir de poser des questions sur les racines du racisme, de la colère ethnique et de la propagatio­n de l’islamisme parmi les musulmans occidentau­x ». Il faut entendre ce « mais » pour ce qu’il est : la réaffirmat­ion de la ligne du journal new-yorkais. Donc, rien ne changera

« Ce sont nos philosophe­s français des années 1970 et 1980 qui ont inspiré ce débat. On ne croit plus aux idées, plus aux valeurs, on essentiali­se tout. » Benjamin Haddad

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Du « Washington Post » au « New York Times », les éditoriaux ciblent la France comme terrain d’observatio­n de « l’oppression » des minorités.
À l’unisson. Du « Washington Post » au « New York Times », les éditoriaux ciblent la France comme terrain d’observatio­n de « l’oppression » des minorités.
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Fake news. Karen Attiah, rédactrice en chef au « Washington Post », a accusé la France de vouloir numéroter les élèves musulmans.
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Chef de file. Ibram X. Kendi, fondateur du centre de recherche sur l’antiracism­e de l’American University de Washington et chargé de créer l’équivalent à la Boston University, vient de publier « How to Be an Antiracist », en tête des ventes aux États-Unis.

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