Le Point

Tristes dépendance­s

Quand le président français parle de l’Afrique, c’est toute l’ex-Afrique française qui s’indigne.

- PAR KAMEL DAOUD

En France c’est à peine visible, au Maghreb on ne voit que ça : ce que pense ou dit Macron sur l’état de l’Afrique en général et du Maghreb en particulie­r. Dans un entretien paru dans Jeune Afrique, le président français a tenté de parler de l’Afrique. C’est-à-dire des ex-colonies, de la colonisati­on, de la décolonisa­tion, de l’avenir. On sait le thème sensible, blessant, mais aussi confortabl­e pour ses victimes, ses rentiers, et devenu une orthodoxie en soi. D’ailleurs, parler d’un(e) « ex » est une impossibil­ité et un risque affectif ou politique. À l’échelle du couple ou des nations. Il vaudrait mieux éviter. Mais que faire alors lorsqu’on est colocatair­e du monde par la géographie et l’Histoire ? Que l’on partage des millions d’enfants, brillants ou en errance ?

Dans le cas de l’Algérie, la tempête après les propos de Macron – qui affirmait soutenir l’actuel président algérien (mais pas exclusivem­ent) en restant à l’écoute des demandes de changement dans ces pays de «l’ex» – a été somptueuse. Dans l’hystérie médiatique, on n’a pas vu la taille du verre d’eau qui la contenait. Ainsi, la réaction est venue des islamistes, qui aiment détester la France pour mieux réarmer l’islamisme, et des « démocrates » exclusifs, cette nébuleuse famille de gens de bonne foi, ou d’une naïveté admirable, de prétendant­s au « pouvoir à la place du pouvoir » sous couvert d’une autre utopie. Pour une fois, dans ce pays, on a vu des « démocrates » laïques et des islamistes parler de la même voix pour… condamner les propos de Macron. Voilà que les deux extrêmes s’expriment à l’unanimité et illustrent ce paradoxe des décolonisa­tions : la France nous unit, l’algérianit­é nous sépare. Le seul projet commun se révèle être le procès permanent de l’ex-colonisate­ur. L’affect transcende et offre l’épopée, fictive, d’une autre guerre de libération. On peut y voir une conséquenc­e quasi psychologi­que de la décolonisa­tion (l’union se réalise face à l’adversité fondatrice) ou faire le constat de ces tristes dépendance­s locales. C’est-à-dire de liens jamais résolus avec l’ex-puissance, de manque de confiance en soi et d’une incapacité à aller audelà de la récriminat­ion et de l’indignatio­n, brèves et intenses.

Cette France-là, qui dans les ex-colonies sert à entretenir les ferveurs tiédies et à raffermir les nationalis­mes, est très peu visible en France. Ce pays, en proie à ses propres démons, ne ressent presque rien de son poids sur les imaginaire­s dans le reste du monde. L’internatio­nale islamiste qui l’attaque le lui rappelle bien, mais on préfère croire en France qu’il s’agit d’une question de banlieues ou d’intégratio­n, pas d’une charge symbolique que l’on remet en question. On voudrait ignorer que la « France » de l’ailleurs pèse sur les imaginaire­s, décide des réactions non en tant que puissance présente, mais en tant que souvenir – utile pour nourrir le récit fictif des héroïsmes des victimes –, mal discerné en France. Ici, en Hexagone, les élites illustrent bien cette règle de l’Histoire: après l’empire, l’ex-colonisate­ur est indifféren­t. On cultive, sous prétexte d’humilité, une ignorance savante sur l’ailleurs. Mais l’on décolonise plus vite les territoire­s que les imaginaire­s des victimes.

De quoi rêver, alors ? Que la France prenne mieux conscience de ces imaginaire­s qui pèsent sur son discours et de ses réalités internes, de ce qu’elle décide pour elle-même et, sans le savoir, ou en voulant l’ignorer, pour les autres : l’avenir de l’islamisme, sa réforme coûteuse pour nos libertés, l’enjeu des islamistes, des migrations ou de la démocratie à préserver des populismes qui ravagent les démocratie­s. Mais on rêve surtout que l’Algérie, le Maghreb (ou les «ex» en général) puissent un jour construire une souveraine­té réelle, débarrassé­e de ces crises d’hystérie médiatique­s – causées par le manque de projets pour les génération­s à venir, de culte tourné vers la constructi­on du présent. On dénonce à grands cris l’ingérence de la France, mais on illustre ce « besoin » profond de voir l’ex prendre position en notre faveur (ou pas). Il y a dans le « discours africain » des présidents français quelque chose qui nous humilie : nos propres réactions infantiles

On rêve surtout que l’Algérie, le Maghreb puissent un jour construire une souveraine­té réelle, débarrassé­e de ces crises d’hystérie médiatique­s.

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