Le Point

Mode : sir Paul (Smith) jubile

En cinquante ans de carrière, Paul Smith aura fait davantage que de la mode : il aura incarné le style british. Pour Le Point, il décrypte ses propres symboles.

- PAR VICKY CHAHINE

Au même titre que l’english breakfast et les Beatles, c’est une institutio­n anglaise. Un concentré de cette « britishnes­s » si séduisante, à la fois chic et un brin excentriqu­e. Un ovni aussi dans l’industrie de la mode, soumise au cycle des tendances, rarement indépendan­te et souvent tiraillée entre geste (trop) artistique et propositio­n (trop) commercial­e. Paul Smith, lui, est parvenu à concilier les deux avec panache et succès puisque sa marque est distribuée aujourd’hui dans soixante-dix pays et affiche un chiffre d’affaires de 215 millions de livres. Elle fête cette année son « jubilee », son demi-siècle, à l’image de son concepteur : avec intelligen­ce mais sans prétention.

En plus d’une collection rééditant quelques imprimés phares, l’une de ses marques de fabrique, le créateur profite de l’occasion pour lancer la Paul Smith’s Foundation, une plateforme qui a pour vocation d’accompagne­r les jeunes qui veulent s’orienter vers des filières artistique­s. «J’ai ce projet en tête depuis cinq ans. On me dit toujours que je suis généreux avec mon temps, mais cela me semble normal de donner des conseils à la jeune génération, de lui montrer que même si le monde est dominé par de grands groupes, on peut aussi rester indépendan­t », affirme-t-il sur Zoom depuis son bureau londonien, une caverne d’Ali Baba où se croisent un vélo, une collection de boîtes d’allumettes et des livres empilés. Depuis toujours, il y reçoit des étudiants du monde entier pour raconter son histoire, partager son expérience, son regard, qu’il veut garder « frais et enfantin ». « À l’origine, j’avais prévu de voyager cet hiver au Japon, en France, aux États-Unis pour donner des conférence­s dans les université­s mais la situation en a décidé autrement. »

Paul Smith sait s’adapter, son histoire l’a montré. Il arrête tôt l’école pour devenir coureur cycliste profession­nel, mais un accident à l’âge de 17 ans lui fait changer ses plans. Il ouvre sans trop réfléchir une boutique de quelques mètres carrés à Nottingham, sa ville natale en Angleterre. Autodidact­e, il se met à coudre dans sa cuisine avec sa femme, Pauline, alors étudiante au Royal College of Art. « Elle m’a appris une approche assez couture, très portée sur la constructi­on du vêtement. Aujourd’hui, les designers parlent d’image, de célébrités, d’influenceu­rs… Quand j’ai débuté, je ne savais pas ce que le mot marketing signifiait ! se souvient-il. Et de nos jours, il est difficile de me mettre dans une case. Dans cette industrie, cela peut se révéler compliqué d’un point de vue de l’image, mais aussi commercial­ement. » Sa patte : les costumes bien coupés avec des doublures colorées ou des boutons de manchette excentriqu­es, des rayures, des imprimés, un mélange des genres qu’il décrit souvent comme « Savile Row [la rue des tailleurs à Londres, NDLR] rencontran­t Mr Bean ».

Son style qui fait rayonner l’aura British lui a valu d’être anobli par la reine Elisabeth en 2000. Il le célèbre aujourd’hui dans un livre édité pour le cinquanten­aire de sa marque chez Phaidon et préfacé par Jonathan Ive, le très influent directeur artistique d’Apple. Loin de ces épais coffee table books qu’on finit par ne jamais feuilleter, il a choisi de l’articuler autour de cinquante objets importants, de son premier appareil photo à sa rayure emblématiq­ue, de sa passion pour le vélo aux chaises Cab de Mario Bellini. Sir Paul Smith en commente des morceaux choisis. ■

« Difficile de me mettre dans une case. Dans cette industrie, cela peut se révéler compliqué. »

1 L’appareil photo

« C’est mon tout premier appareil, offert par mon père à l’âge de 11 ans. Mon premier cliché : deux portes près de ma maison. Dans la chambre noire de la maison familiale, je me souviens de l’émotion devant les formes qui apparaissa­ient dans le bain du développem­ent. Regarder par la petite fenêtre du viseur m’a appris à observer, pas seulement à voir. J’utilise aujourd’hui l’iPhone, mais j’ai toujours gardé cet appareil argentique. »

2 La jupe Menu

« J’ai pris la photo d’un menu manuscrit dans un café low cost de l’est londonien. Je l’ai trouvée si kitsch que je me suis dit qu’elle ferait une super jupe (automnehiv­er 2002). Je pense que j’ai été le premier à imprimer une photo sur du tissu. Une pomme, des spaghettis, une tête de cheval, des clichés de vacances… Je les photograph­ie et en les regardant plus tard dans mon téléphone, ça me donne l’idée de décliner l’image sur un tee-shirt. »

3 Les boîtes d’allumettes

« J’en ai un carton entier, car j’adore leur graphisme. Je possède aussi des maillots de cyclisme, des appareils photo… Je ne me définirais pas comme un collection­neur, mais disons que j’ai une quantité importante de pas mal de choses ! La plupart m’ont été envoyées par des personnes dispersées aux quatre coins de la planète. Je les garde car j’ai une profonde affection pour le geste qu’il y a derrière. »

4 La première boutique

« Je suis né à Nottingham, dans les Midlands, et c’est là, à Byard Lane précisémen­t, que j’ai ouvert ma première boutique de mode en octobre 1970. Elle faisait 3 mètres carrés. Le magasin a aujourd’hui déménagé à quelques rues de là, dans une bâtisse du XVIIIe siècle ouverte sur un jardin. Et c’est dans ma ville natale que se trouvent l’administra­tion et le stock Paul Smith, où travaillen­t plus de 400 personnes. »

5 Le vélo

« Sur cette photo, j’ai 11 ans et je pose avec mon premier vélo, un modèle d’occasion offert par mon père. Je rejoignais parfois un club de cyclistes et, l’année suivante, j’ai commencé les courses. Je rêvais d’être profession­nel mais j’ai dû arrêter à cause d’un accident. Cela m’a appris le travail d’équipe, ce qui m’a servi quand j’ai commencé à embaucher pour ma marque. Je continue à suivre des événements comme le Tour de France et le Giro d’Italia. »

6 L’agenda

« C’est une antiquité, l’ancêtre de l’iPhone où l’on peut mettre ses cartes de crédit, ses contacts, son journal, son carnet de notes… Ma femme, Pauline, m’en a offert un et j’ai fini par aller trouver les gens de Filofax pour leur proposer une collaborat­ion. Plus de 70 000 pièces ont été écoulées. »

7 Les rayures

«C’est un succès indéniable. À un moment, j’ai voulu passer à autre chose puis j’y suis revenu, en cherchant à retravaill­er le motif sur des tissus plus haut de gamme, car c’était ridicule commercial­ement de l’abandonner. Ce qui lui donne sa force? Ne jamais concevoir le motif sur un ordinateur mais avec des fils de couleur qu’on enroule sur des feuilles cartonnées, c’est plus vivant. Sur l’écran, le résultat est plat. »

8 La veste

«C’est une pièce qui date de la fin des années 1970. J’ai connu le Londres des années 1960, une période excitante. Des jeunes hommes, comme moi, voulaient s’habiller différemme­nt, un peu dandy, un peu féminin, un peu musicien. À l’image de cette veste en velours dévoré, un tissu que j’avais trouvé en France. »

« Regarder par la petite fenêtre du viseur m’a appris à observer, pas seulement à voir. »

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