L’éditorial de Franz-Olivier Giesbert
L’année qui s’achève aura donc été, notamment à cause du coronavirus, la pire année de l’Histoire.
C’est la « découverte » incroyable du grand magazine américain Time, qui en a fait sa une.
Voilà une nouvelle preuve que l’Amérique est en train de devenir folle à lier. Sur quasiment tous les plans, intellectuel, journalistique, politique, même si Joe Biden, le président élu, est un homme plein de bon sens. On lui souhaite bien du plaisir.
Convenons que la cuvée 2020 ne fut pas fameuse. Mais il n’est nul besoin de chercher longtemps pour trouver une autre année bien plus exécrable, ne serait-ce qu’au siècle dernier, celui d’Hitler, de Staline, de Mao, des génocides et des crimes de masse.
M. Macron avait ouvert la voie,
il y a peu, en lançant une formule tartignolle à l’intention des geignards professionnels, ce qui fait beaucoup de monde dans nos sociétés sans mémoire : « C’est dur d’avoir 20 ans en 2020. » Parce que c’était « mieux avant », peut-être ? En 1939-1940 ou en 1914-1918, une guerre qui a fait 20 millions de morts, notamment chez les jeunes ? Bouffre !
« Faites comme si le monde avait été créé ce matin » : l’ancien magnat de la presse populaire britannique, lord Beaverbrook, était un grand prophète, qui répétait sans cesse cette formule à ses rédactions. Elle est plus que jamais dans l’air du temps, celui de la page blanche et du déni de l’Histoire. Les gouvernants occidentaux l’appliquent même à la lettre.
« Rejeter le présent en se rapportant aux images d’Épinal d’un passé idéalisé, c’est encore le meilleur moyen de s’effrayer du futur et de s’interdire de le préparer. » Telle est la conclusion d’Au bon vieux temps (1), un livre passionnant de nos confrères Marion Coquet et Pierre-Antoine Delhommais, publié il y a deux ans mais toujours d’une actualité brûlante.
L’homme contemporain se croit au centre non seulement de l’univers, mais aussi de l’Histoire :
sa colossale ignorance l’empêche ainsi de comprendre ce qui lui arrive. Faut-il rappeler aux nostalgiques du passé qu’au XIVe siècle la Peste noire a tué un tiers de la population française (7 millions sur moins de 20 millions d’habitants) et la grippe espagnole 400 000 personnes au cours de l’hiver 19181919 ? Faut-il regretter les famines, le travail des enfants, les morts en couches, les Trente Glorieuses qui furent Trente Pollueuses ?
Le XXIe siècle sera victimaire ou ne sera pas.
D’où l’actuel concours de stigmates et de souffrances où, du passé, chacun fait table rase. L’Amérique est la matrice de cette idéologie furieusement identitaire selon laquelle, à moins d’être Blanc à cent pour cent, et encore, nous serions tous des martyrs de l’humanité. C’est ainsi que l’ancien fleuron des médias américains, le New York Times, transformé en secte apocalyptique, a décrété, entre autres, qu’il fallait écrire white avec une minuscule et Black avec une capitale (lire aussi p. 38). Si les mots ont un sens, c’est de la discrimination à l’envers.
La presse américaine fut longtemps un modèle pour le reste du monde,
notamment parce qu’elle était le contraire de la Pravda, l’organe du Parti communiste d’Union soviétique, qui pratiquait le journalisme de plomb, en avant, marche, une, deux, tous en rangs serrés. Aujourd’hui, à quelques rares exceptions près, les médias des États-Unis se sont « pravdaïsés » en ne faisant entendre qu’un seul son de cloche, celui d’un politiquement correct communautariste bas de plafond, proliférant actuellement dans les universités d’outre-Atlantique qui l’exportent ensuite, sous des formes indigénistes, sur notre Vieux Continent.
Tels sont les effets de l’américanisation :
après l’impérialisme économique ou culturel, voici le temps de la domination intellectuelle. De plus en plus idéologisée, la doxa made in USA est à l’image des délires d’une éminente journaliste du Washington Post, propriété du patron d’Amazon, qui a osé prétendre qu’Emmanuel Macron avait décidé d’attribuer des numéros d’identification aux enfants… musulmans. Parce que la laïcité à la française ne serait que le faux nez de la dérive totalitaire de nos pouvoirs publics, sur le modèle du IIIe Reich, pardi !
Gavés de séries américaines,
beaucoup de Français ne savent plus trop où ils habitent et adoptent volontiers le gloubi-boulga identitaire et communautariste à la mode qu’ils sont priés de gober sans discuter : l’esprit critique n’est pas encore interdit dans notre pays, mais ça ne saurait tarder, la philosophie étant déjà condamnée par beaucoup au rebut. Résilient avant l’heure, Sénèque serait pourtant de bon conseil, qui disait, pour en finir avec les jérémiades : « Tirons notre courage de notre désespoir même. »
■ 1. Éditions de l’Observatoire.