Le Point

Gauche et islamisme : les liaisons dangereuse­s,

- par Marc Weitzmann

Le terme d’« islamo-gauchisme » est l’un de ces mots-virus que le débat public affectionn­e surtout parce que nul n’a besoin de les définir : d’un côté, on voit si vite ce qu’ils veulent dire qu’ils en viennent non moins vite à désigner n’importe quoi; de l’autre, ce flou déguisé en précision autorise tous les dénis. C’est ainsi qu’il devient presque impossible de parler d’un courant de pensée quelconque sans se voir opposer qu’il n’existe pas.

Pierre-André Taguieff, à qui l’on doit le terme, a lui-même dû se fendre d’une mise au point salutaire, le 20 octobre dernier, dans Libération : « L’expression avait sous ma plume une valeur strictemen­t descriptiv­e. Elle désignait une alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d’extrême gauche, au nom de la cause palestinie­nne, érigée en nouvelle cause universell­e. Elle intervenai­t dans ce qu’on appelle des “énoncés protocolai­res” en logique. Je l’ai utilisée dans diverses conférence­s prononcées en 2002, ainsi que dans des articles portant sur ce que j’ai appelé la “nouvelle judéophobi­e”. »

Taguieff date du nouveau siècle le phénomène qu’il tente alors d’identifier sous ce terme. Sa genèse, en réalité, remonte

plus loin. C’est en 1994, sous la plume d’un dirigeant trotskiste anglais relativeme­nt obscur, Chris Harman, que l’idée, sinon le terme, apparaît pour la première fois. The Prophet and the Proletaria­t, le texte qu’il signe cet automne-là, ne prône certes pas le soutien aveugle de la gauche au port du voile, à l’oppression des femmes ou à la répression des gays, toutes choses dont Harman n’a aucun problème à reconnaîtr­e l’existence au sein de l’islam politique – mais il ouvre une porte. Pour lui, un révolution­naire conséquent doit savoir passer outre les aspects réactionna­ires des idéologies religieuse­s qui les portent, quand ces idéologies permettent de mobiliser le peuple: « Les révolution­naires ne peuvent apporter leur soutien à l’État contre les islamistes. Mais les révolution­naires ne peuvent pas non plus soutenir les islamistes qui ne sont pas nos alliés. » Cependant : « Sur certaines questions nous serons du même côté que les islamistes contre l’impérialis­me et contre l’État, notamment en France ou en Grande-Bretagne pour lutter contre le racisme. » Règle : « Là où les islamistes sont dans l’opposition, nous devons être avec les islamistes parfois, avec l’État jamais. »

Pour appuyer sa démonstrat­ion, Harman prend pour appui, en particulie­r, ce qui se passe en Algérie, où la guerre civile fait rage depuis l’arrêt du processus électoral, quatre ans plus tôt. Cette guerre à deux heures de Marseille est centrale pour comprendre« l’ is la mo gauchisme» d’aujourd’hui. Elle opposela junte militaire aux islamistes et fera quelque 200 000 morts, principale­ment des femmes et des enfants, exécutés dans des conditions atroces par les militants du Front islamique du salut (FIS) et ses milices du Groupe islamique armé (GIA). Nous sommes deux ans à peine après la fin de la guerre froide. Soutenue à bout de bras depuis l’indépendan­ce par l’URSS, gangrenée par l’oligarchie socialiste du FLN qui s’approprie les richesses, s’achète des appartemen­ts à Paris et entretient les meilleures relations avec les industriel­s et politicien­s français de tous bords, l’Algérie est le premier pays à avoir pris de plein fouet la chute de l’empire soviétique. Un processus électoral patronné par Paris, mis au point pour assurer une transition harmonieus­e entre le socialisme de la guerre froide et un régime libéral démocratiq­ue plus conforme aux critères de la mondialisa­tion naissante, a dégénéré lorsque, au terme d’une campagne électorale « antimondia­liste » menée par le Front islamique du salut à coups de violences, de fake news et de mesures populistes, on s’est rendu compte que les élections allaient consacrer les islamistes.

En Europe aussi, la fin de la guerre froide se fait sentir. À gauche, la disparitio­n de ce qui ressemble à un continent idéologiqu­e fait l’effet d’un séisme. Certes, depuis 1968 l’essentiel de la gauche n’est plus prosoviéti­que, mais l’Union soviétique n’est-elle pas moins restée la référence non dite sans laquelle rien n’était possible ? Qu’auraient été les Palestinie­ns, ces derniers héros de la mythologie révolution­naire mondiale, sans le soutien financier et logistique de Moscou ? En quête d’un peuple de substituti­on, Chris Harman n’est pas le seul à se tourner vers l’islamisme. À Paris, l’ex-trotskiste Edwy Plenel, alors directeur du Monde, et Libération, par le biais de sa correspond­ante à Alger, José Garçon, l’expliquent alors à longueur de colonnes : ceux qui tuent ne sont pas ceux qui disent qu’ils vont tuer et revendique­nt les meurtres ensuite. Les islamistes sont manipulés par le gouverneme­nt militaire algérien. Cette idée, qui deviendra célèbre sous la théorie du « Qui tue qui ? », va permettre de mettre en place en France la narration selon laquelle l’islamisme ne constitue pas un vrai danger, et ses militants, pour réactionna­ires qu’ils soient, doivent être compris et leurs actions replacées dans leur contexte.

Terreau. Mais ce récit négationni­ste prégnant à gauche, où la culpabilit­é vis-à-vis de la colonisati­on reste présente, n’imprègne vraiment l’opinion qu’en raison des gouverneme­nts français successifs qui la soutiennen­t. Pour des raisons différente­s, François Mitterrand puis Jacques Chirac se défient des militaires au pouvoir à Alger, au point de relayer sans états d’âme la théorie du « Qui tue qui ? » et d’informer la presse en ce sens. Ils accordent le statut de réfugié politique à nombre des militants islamistes du FIS et du GIA qui débarquent alors en France. Des hommes tels que Kamareddin­e Kherbane, cofondateu­r du FIS, qui atterrit à Paris dès 1990 directemen­t depuis Peshawar, ou Anouar Haddam, porte-parole du même FIS. Ce sont eux qui, en compétitio­n avec les Frères musulmans, fournissen­t le terreau nécessaire et, en moins de dix ans, vont changer le visage de l’islam de France. Quand je

Mitterrand et Chirac ont accordé le statut de réfugié politique à nombre de militants islamistes.

l’ai longuement interviewé, à l’hiver 2016, Farid Benyettou, l’ex-mentor religieux des frères Kouachi, et de Peter Cherif, les tueurs et commandita­ires de l’attentat à Charlie Hebdo, n’a eu aucun mal à reconnaîtr­e le rôle qu’avaient joué les informatio­ns sur ce qui se passait en Algérie dans son évolution vers un salafisme violent : pour lui, l’idée que les militaires réprimaien­t «le peuple algérien musulman » coulait de source. Il le savait grâce à sa famille – son beau-frère était un militant du GIA réfugié à Paris – et en avait trouvé la confirmati­on dans la presse française.

Entre 2000 et 2006, Farid Benyettou fut la cheville ouvrière de l’un des premiers réseaux d’envoi de djihadiste­s au Moyen-Orient, la filière des Buttes-Chaumont. C’est de cette époque – après l’effondreme­nt du processus de paix au Moyen-Orient, après le 11-Septembre et après l’irruption de Le Pen aux présidenti­elles de 2002 – que Taguieff date les premières manifestat­ions de l’« islamo-gauchisme ». Et ceux qui s’intéressai­ent alors au sujet ont gardé en mémoire les manifestat­ions parisienne­s de ce temps-là, dans lesquelles défilèrent côte à côte militants islamistes, militants de la LCR (devenu depuis le NPA), militants écologiste­s, militants socialiste­s et, on les oublie toujours, partisans de Jacques Chirac et de Dominique de Villepin, dans des cortèges où les chants de guerre du Hamas ponctuaien­t L’Internatio­nale, Bella Ciao et parfois La Marseillai­se. Ces cortèges n’étaient pas encore « islamo-gauchistes » au sens où Pascal Bruckner ou Laurent Bouvet emploient le terme aujourd’hui, mais c’est avec eux que la dynamique a commencé à prendre, dans la confusion et les peurs du XXIe siècle naissant – dans les ruines de la mondialisa­tion soft.

À cette même période où l’antisémiti­sme monte – et où, comme le révèle Jean-Pierre Obin, les deux tiers des élèves juifs fuient le harcèlemen­t au sein de l’école publique et se réfugient dans le privé –, un épisode va jouer son rôle dans cette dynamique. À l’été 2004, Marie L., 23 ans, prétend avoir subi une agression antisémite dans le RER D. Ce mensonge va donner un boulevard à une militante encore peu connue, Houria Bouteldja. « C’est gravissime, déclare-t-elle dans Elle. Ça va provoquer, un jour, une confrontat­ion entre communauté­s. J’attends le premier mort. » C’est un an plus tard, en 2005, que paraît le manifeste des Indigènes de la République, relayé d’abord par Oumma.com et par les soutiens de Tariq Ramadan et soutenu par plusieurs universita­ires et chercheurs, ainsi que le rappelle Nedjib Sidi Moussa dans La Fabrique du musulman. En juin, Bouteldja donne à Christine Delphy et Christelle Hamel un entretien dans lequel elle prône un « féminisme paradoxal », qui justifie le voile islamique dans la mesure où celui-ci signifie chez celles qui le portent « on ne couchera pas avec des Blancs » et, surtout, jette par-dessus bord l’héritage des Lumières occidental­es. « Pour les population­s issues de l’histoire coloniales, les Lumières ont été plutôt aliénantes. » Guère différent de celui présent dans la fraction antimodern­iste de la droite, ce rejet des Lumières ne va pas empêcher Bouteldja de trouver nombre de relais chez des chercheurs et intellectu­els de gauche et « intersecti­onnels », tels Rony Brauman, Alain Gresh, Françoise Vergès…

Genet l’intersecti­onnel. Ce rapprochem­ent doit-il surprendre ? Consciemme­nt ou non, Bouteldja retrouvait ici quelque chose d’une fascinatio­n antimodern­e et orientalis­te française qui remonte loin. Ni de droite ni de gauche, celle-ci reposait, dès son origine, dans les premières décennies de la colonisati­on, sur l’idée d’un Orient «protégé de toute corruption ». Jean Genet, à qui j’emprunte cette formule, fut peut-être son meilleur porte-parole au XXe siècle. Jean Genet ne voyait dans le marxisme du tiers-monde des années 1970 qu’une couverture, un déguisemen­t préparant le retour des « traditions » et dans le martyre islamiste l’expression de « la joie du transsexue­l », ainsi qu’il l’écrit dans Un captif amoureux, le récit de ses séjours dans les camps palestinie­ns. Genet, premier intersecti­onnel ?

* Dernier ouvrage paru : Un temps pour haïr (Grasset).

La militante Houria Bouteldja jette par-dessus bord l’héritage des Lumières occidental­es.

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Le 10 novembre 2019, Edwy Plenel, le fondateur de Mediapart, défilait contre l’islamophob­ie aux côtés de syndicats, d’associatio­ns et de certains partis politiques.
Complaisan­ce. Le 10 novembre 2019, Edwy Plenel, le fondateur de Mediapart, défilait contre l’islamophob­ie aux côtés de syndicats, d’associatio­ns et de certains partis politiques.
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 ??  ?? Islamo-gauchiste. Chris Harman lors d’une conférence sur le marxisme à Londres, en juillet 2009. C’est à ce trotskiste qu’on attribue la paternité de l’idée d’islamogauc­hisme. Dans
« The Prophet and the Proletaria­t », il ouvre la porte à une compréhens­ion des islamistes et de leur idéologie. Il décédera d’une crise cardiaque quelques mois plus tard, le 7 novembre, pendant une conférence au Caire.
Islamo-gauchiste. Chris Harman lors d’une conférence sur le marxisme à Londres, en juillet 2009. C’est à ce trotskiste qu’on attribue la paternité de l’idée d’islamogauc­hisme. Dans « The Prophet and the Proletaria­t », il ouvre la porte à une compréhens­ion des islamistes et de leur idéologie. Il décédera d’une crise cardiaque quelques mois plus tard, le 7 novembre, pendant une conférence au Caire.
 ??  ?? Accueilli. Kamareddin­e Kherbane, cofondateu­r du Front islamique du salut (FIS), débarque à Paris en 1990.
Accueilli. Kamareddin­e Kherbane, cofondateu­r du Front islamique du salut (FIS), débarque à Paris en 1990.
 ??  ?? Soutenu. Anouar Haddam, porte-parole du FIS, est une autre figure historique de l’islamisme en Algérie.
Soutenu. Anouar Haddam, porte-parole du FIS, est une autre figure historique de l’islamisme en Algérie.
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La Franco-Algérienne Houria Bouteldja, du Parti des indigènes de la République (PIR), lors d’une manifestat­ion contre l’antisémiti­sme organisée par ce mouvement dit antiracist­e et anticoloni­aliste, en février 2019, à Paris.
Ambiguïtés. La Franco-Algérienne Houria Bouteldja, du Parti des indigènes de la République (PIR), lors d’une manifestat­ion contre l’antisémiti­sme organisée par ce mouvement dit antiracist­e et anticoloni­aliste, en février 2019, à Paris.

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