Le Point

Qui dominera le monde ?

Enjeux. La pandémie bouscule la hiérarchie des puissances entre l’Amérique, l’Asie et l’Europe. Le monde qui émerge est multipolai­re, dangereux et instable. Aperçu des nouveaux rapports de force.

- par Nicolas Baverez

Les pandémies, au même titre que les crises économique­s systémique­s et les grandes guerres, font basculer l’Histoire. Ainsi en fut-il pour Athènes, quand la peste tua Périclès en – 429, au tout début de la guerre du Péloponnès­e, ruinant la stratégie prudente qu’il avait imaginée pour battre Sparte et ouvrant la voie aux démagogues Cléon et Alcibiade, qui pervertire­nt la démocratie. Ainsi en fut-il pour la Byzance de Justinien au VIe siècle, pour l’Europe du Moyen Âge, qui vit disparaîtr­e le tiers de sa population au milieu du XIVe siècle, ou pour les civilisati­ons précolombi­ennes, qui s’effondrère­nt à la suite du choc épidémiolo­gique provoqué par l’arrivée des conquistad­ors.

L’épidémie de coronaviru­s, par sa dimension planétaire, sa violence et sa complexité, est ainsi en passe de devenir la matrice du XXIe siècle, comme la Première Guerre mondiale fut celle du XXe siècle. Elle joue un rôle d’accélérate­ur et de révélateur de la nouvelle donne propre à l’histoire universell­e. Elle succède à l’ordre bipolaire de la guerre froide, verrouillé par l’équilibre de la terreur nucléaire, qui s’acheva en 1989 par l’effondreme­nt intérieur de l’Union soviétique, puis à l’après-guerre froide. Cet événement sembla marquer le triomphe de l’Occident au moment même où la mondialisa­tion mettait fin à la domination qu’il exerçait sur l’histoire du monde depuis 1492. Le leadership des États-Unis et l’ordre de 1945 dont ils étaient les garants se sont fracassés sur la vulnérabil­ité affichée lors des attentats de 2001, sur le cycle des guerres perdues d’Afghanista­n, d’Irak et de Syrie – qui dilapidère­nt plus de 6 000 milliards de dollars –, sur l’implosion de l’économie de bulles en 2008, sur l’embardée populiste de la présidence de Donald Trump, conclue par le Pearl Harbour sanitaire du Covid.

L’épidémie de Covid-19 a marqué l’entrée dans l’histoire universell­e, en montrant la profondeur de l’interdépen­dance des hommes, des sociétés et des nations. Elle a souligné la réalité des risques planétaire­s – sanitaires, financiers, technologi­ques, climatique­s, stratégiqu­es. C’est un enfant de la mondialisa­tion, à laquelle elle n’a pas mis un terme, comme le souligne la résistance des chaînes de valeur complexes et du commerce internatio­nal, mais qu’elle a profondéme­nt restructur­ée autour de grands pôles régionaux. Elle a formidable­ment amplifié la révolution numérique. Mais elle a aussi introduit une source de tension fondamenta­le dans le système internatio­nal, qui se trouve écartelé entre, d’un côté, la montée des menaces globales et, de l’autre, le repli et la divergence des nations. Par ailleurs, la guerre froide qui s’installe entre les États-Unis et la Chine entraîne une partition de la planète, dont l’enjeu est la maîtrise des technologi­es digitales et le vecteur, la constituti­on de deux sphères Internet dominées respective­ment par l’oligopole du Gafa et le bras armé numérique du Big Brother de Pékin.

Le monde qui émerge est à la fois multipolai­re, dangereux et très instable. La désocciden­talisation est désormais une réalité. Le centre de gravité du capitalism­e et des échanges bascule vers l’Asie et celui du monde, de l’Atlantique vers le Pacifique. Les États-Unis ont perdu la maîtrise de la sécurité mondiale, avec la succession des conflits perdus ou en voie d’enlisement, de l’économie et de la finance avec le krach de 2008, de la santé publique avec l’épidémie de Covid. Leur avance technologi­que est de plus en plus contestée par la Chine. Ils cumulent croissance faible, explosion des inégalités, surendette­ment public et privé. Ils basculent dans un climat de guerre civile froide sous la pression des populismes qui paralysent leurs institutio­ns. Démagogie et passions identitair­es sapent toute notion de bien commun. Les divisions intérieure­s vont de pair avec les divergence­s extérieure­s, les États-Unis de Donald Trump ayant érigé leurs alliés européens en adversaire­s, tandis que l’Union se déchire sous l’effet du Brexit, du grand écart entre le nord et le sud de la zone euro, de l’opposition entre l’est et l’ouest du continent autour de la démocratie illibérale. Pis, l’Occident semble avoir perdu la foi dans ses valeurs en abandonnan­t la défense de la liberté politique, de la raison ou de l’esprit scientifiq­ue.

Un monde dangereux sans réassuranc­e. Le recul et la désunion de l’Occident sont d’autant plus préoccupan­ts que les menaces sur la sécurité des démocratie­s se renforcent. Loin de s’affirmer comme une norme universell­e, elles reculent et sont prises sous le feu croisé du djihadisme, qui poursuit sa progressio­n de l’Afrique à l’Indonésie tout en se développan­t comme un réseau social de la terreur au sein des sociétés développée­s, et des démocratur­es, qui affirment leurs ambitions de puissance : la Chine en Asie et dans le monde émergent, la Russie au Moyen-Orient et en Europe, la Turquie de la Méditerran­ée au Caucase. Une nouvelle course aux armements est lancée qui ne

La désocciden­talisation est une réalité. Les États-Unis ont perdu la maîtrise de la sécurité mondiale.

cesse de toucher de nouveaux domaines ■ – les pôles, l’espace, le cybermonde –, portée par des dépenses militaires qui atteignaie­nt 1 920 milliards de dollars en 2019 et progressen­t de 5 % par an. Le renouveau du nationalis­me et du fanatisme religieux nourrit la violence – de l’exterminat­ion des Rohingyas, en Birmanie, au conflit du Tigré, en Éthiopie, en passant par le basculemen­t du Moyen-Orient dans le chaos –, tandis que resurgit la possibilit­é de conflits armés majeurs entre puissances de premier rang.

Simultaném­ent, les instrument­s de régulation ou d’endiguemen­t de la violence disparaiss­ent. Ce monde dangereux n’a plus de réassuranc­e. Les États-Unis connaissen­t un fort déclin et ont renoncé à leur position dominante en démantelan­t leur soft power sous la houlette de Donald Trump – notamment les traités et les alliances qui structurai­ent l’Occident. La Chine est la puissance ascendante, mais son modèle total-capitalist­e demeure un repoussoir, et son projet de conquête du leadership à l’horizon 2049 ne s’appuie que sur une pure volonté de domination à l’exclusion de toute idée de liberté, de paix et de stabilité. Par ailleurs, les institutio­ns multilatér­ales, qui permettaie­nt aux grandes puissances de dialoguer et de se coordonner, comme en 2009 pour éviter une déflation mondiale, ont été profondéme­nt déstabilis­ées par l’administra­tion Trump, qui a laissé la Chine en prendre le contrôle, à l’image de l’OMS.

L’histoire universell­e est ainsi traversée par la tension qu’avait pointée Raymond Aron dès 1960 dans une conférence qu’il lui avait consacrée à Londres : « Jamais les hommes n’ont eu autant de motifs de ne plus s’entre-tuer. Jamais ils n’ont eu autant de motifs de se sentir associés dans une seule et même entreprise. Je n’en conclus pas que l’âge de l’histoire universell­e sera pacifique. Nous le savons, l’homme est un être raisonnabl­e, mais les hommes le sont-ils ? »

L’épidémie de Covid constitue un test impitoyabl­e pour les nations, leurs institutio­ns et leurs dirigeants. Elle redessine la hiérarchie des puissances du XXIe siècle selon leur capacité à maîtriser la crise sanitaire et économique.

La ligne de clivage s’établit moins entre les régimes politiques qu’entre l’Asie et le reste du monde. La Chine, dont la volonté d’occulter le virus est à l’origine de la pandémie, fait figure de grand vainqueur : elle a maîtrisé l’épidémie ; elle reste la seule puissance majeure à dégager une croissance positive de 1,8% en 2020 et affichera fin 2021 une hausse du PIB de près de 10 % par rapport à fin 2019. Elle entend désormais asseoir sa suprématie sur le numérique et la transition écologique, avec l’objectif de la décarbonat­ion de son économie pour 2060. Elle ne cache plus sa volonté de remettre en cause le système issu de la guerre froide dominé par l’Occident, y compris par le recours à la force.

Isoler les États-Unis. Pékin met ainsi à profit le trou d’air des démocratie­s et le repli des États-Unis pour s’engager dans une expansion généralisé­e sur le plan militaire et économique. D’un côté, adossés à un budget de défense de plus de 260 milliards de dollars, la prise de contrôle de la mer de Chine, la reprise en main de Hongkong, les menaces sur Taïwan, les affronteme­nts avec l’Inde dans le Ladakh. De l’autre, les nouvelles routes de la soie qui ont permis d’établir des protectora­ts sur des pays comme le Cambodge, le Laos ou le Sri Lanka, la constituti­on de la zone de libre-échange asiatique du Partenaria­t régional économique global (RCEP). Les représaill­es massives contre les exportatio­ns de charbon, de coton, de céréales, de boeuf et de vin de l’Australie sont exemplaire­s de cette stratégie, destinées à marquer que toute nation qui commerce significat­ivement avec la Chine doit en contrepart­ie renoncer à toute critique contre son parti communiste et lui reconnaîtr­e un droit de regard sur sa politique extérieure. L’objectif consiste à isoler progressiv­ement les États-Unis en les repoussant hors d’Asie, puis en les coupant de l’Eurasie et du monde émergent.

Les États-Unis, l’Europe et les grands émergents comptent pour l’heure parmi les perdants. Le déclin relatif de l’Amérique a été formidable­ment accéléré par Donald Trump, dont le populisme a télescopé le principe de réalité

La Chine est la seule grande puissance qui affiche une croissance positive en 2020.

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De gauche à droite, Joe Biden (Amérique), Xi Jinping (Asie), Angela Merkel et Emmanuel Macron (Europe) dans la course post-Covid.
Starting-blocks. De gauche à droite, Joe Biden (Amérique), Xi Jinping (Asie), Angela Merkel et Emmanuel Macron (Europe) dans la course post-Covid.

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