Mais comment fait Taïwan ?
Comme la Corée du Sud, l’île a traversé l’épreuve du Covid sans coup férir. Et s’offre même le luxe d’une croissance économique enviable. Reportage.
ÀTaipei, le quartier rouge de Wanhua, un samedi soir, ne correspond pas vraiment à l’idée que se font la plupart des Occidentaux des sociétés asiatiques, supposément plus « disciplinées » et qui auraient donc, grâce à cela, géré avec brio la crise du Covid-19. Les trottoirs débordent de monde. Sur la chaussée, les scooters frôlent sans cesse les piétons et les voitures. À la sortie des clubs et des hôtels de passe, des prostituées non masquées hèlent les passants, qui ont eux-mêmes souvent le visage découvert. À Taïwan, le masque n’est pas obligatoire en extérieur et n’est imposé que depuis peu dans certains lieux publics clos.
En ce premier week-end de décembre, des danses du lion obstruent la circulation, précédées des habituelles symphonies de percussions, de pétards et de feux d’artifice. Sur des podiums dressés le long d’une avenue, des jeunes femmes à peine couvertes tournoient sur fond de pop taïwanaise survoltée et de vidéos psychédéliques. La tradition veut que les explosions et le brouhaha chassent les mauvais esprits, germes et virus inclus. En février 2020, malgré l’inquiétude soulevée par le Covid-19, le maire de Taipei avait d’ailleurs maintenu le festival « La Ruche des feux d’artifice » de Yanshui, célèbre pour sa profusion de spectacles pyrotechniques ; il remonterait à l’épidémie de choléra de 1885, qu’il aurait conjurée.
Un peu plus loin, face au temple Longshan, l’un des principaux lieux de pèlerinage bouddhiste de Taïwan, une foule compacte s’entasse devant une scène du festival « Rugissez maintenant ! » de Bangka, quartier du sud de Wanhua. C’est l’heure de Flesh
Aucun cas de transmission locale du virus n’a été détecté depuis près de deux cent cinquante jours.
■■■ Juicer, un groupe de metal. Le chanteur, Gigo, porte un épais masque bleu, une tête de cochon de laquelle tombent de longues tresses, qui lui donne un air de famille avec les musiciens américains de Slipknot. Une référence aussi à la religion traditionnelle taïwanaise, où les porcs font partie des offrandes de choix.
« Freddy ! » hurle le public, venu surtout pour voir un autre chanteur, Freddy Lim, superstar de Chthonic – un groupe de black metal symphonique –, qui doit accompagner Flesh Juicer ce soir. Gigo et ses musiciens chauffent d’abord le public avec un cocktail de rap, de solos de guitare et de basses bien lourdes, qui déclenche une heure non-stop de pogo et de slam. Une promiscuité totalement impensable ailleurs dans le monde en cette année de pandémie, mais pas à Taïwan, où aucun cas de transmission locale du virus n’a été détecté depuis près de deux cent cinquante jours. Une victoire éclatante du civisme sur le Covid. Entre deux chansons, quelqu’un crie : « Qui a perdu sa carte bancaire ? – Putain, les mecs, vous êtes tellement bons de ne pas vous voler les uns les autres ! » commente le chanteur de Flesh Juicer sous les hourras.
Enfin, Freddy, grand, musclé, moulé dans un jean slim et un débardeur noir, le visage maquillé de lignes comme un masque tatoué sur la peau, débarque sous les acclamations. « Prions pour le bonheur et la sécurité de tous à Taïwan ! » Les derniers morceaux, encore plus brutaux que les précédents, finissent de mettre la foule en transe. Aussi insolite que cela puisse paraître, Freddy Lim n’est pas seulement une star du rock. C’est un parlementaire, élu lors de la vague souverainiste de 2016 et un ancien responsable d’Amnesty International à Taïwan. Il ne cache pas sa fierté de pouvoir continuer à exercer son art malgré le Covid-19 : « Comme Taïwan a contenu l’épidémie avec succès, nous pouvons perpétuer une vie aussi normale que possible, en particulier tenir des événements de grande ampleur, même si les gens doivent se soumettre à certaines réglementations de prévention de l’épidémie, comme le port du masque », nous confie-t-il juste après son show. « En 2020, ajoute-t-il, tout le monde est sous pression. Les fêtes traditionnelles et les concerts de rock peuvent unir différentes générations et évacuer le stress. C’est la valeur de la musique et de l’art ! »
Taipei semble vivre sur une autre planète. La capitale cette île de mer de Chine déborde de vie, quand le reste de l’hémisphère Nord s’est reconfiné pour l’hiver. Le gouvernement taïwanais a revu fin novembre sa prévision de croissance pour 2020 à + 2,5 %, ce qui en ferait l’économie la plus dynamique au monde, juste devant la Chine (qui vise les 2 %). Les applications de suivi des contacts comme StopCovid n’ont joué qu’un rôle extrêmement secondaire, que ce soit d’ailleurs à Taïwan, en Corée du Sud, ou même dans des sociétés moins démocratiques, comme Singapour, Hongkong ou la Chine. De même, le port du masque n’a pas été la mesure principale pour stopper l’épidémie à un stade précoce, puisqu’il n’a pas toujours été imposé, comme dans le cas de Taïwan. D’après les études comparatives, ce sont d’abord la fermeture quasi totale des frontières, la mise en place de quarantaines strictes des voyageurs à l’arrivée sur le territoire et des cas contacts, et l’isolement obligatoire des malades qui ont fait la différence. Taïwan n’a ainsi pas attendu que la Chine reconnaisse la gravité de la situation pour se barricader. Dès le 31 décembre 2019, elle a mis en place des contrôles sur les voyageurs en provenance de Wuhan. Puis elle s’est fermée totalement aux étrangers non-résidents en mars.
Un policier appelle régulièrement les personnes mises en quarantaine pour vérifier que la mesure est respectée. Des amendes de 200 000 à 1 000 000 de nouveaux dollars de Taïwan (soit environ 6 000 à 30 000 euros) frappent les contrevenants. Cet enfermement contraint, pratiqué dans toute l’Asie, a fait dire à plusieurs responsables politiques ou membres du conseil scientifique en France qu’il s’agissait là d’un modèle « autoritaire » ou « coercitif ». « Ce n’est pas vraiment un problème pour nous », balaie pour sa part Choi Kuan-ju, pourtant cheffe de projet à l’association de Taïwan pour les droits humains, une organisation non gouvernementale indépendante qui veille au respect des droits de l’homme. « C’est un débat que nous avons eu, poursuit-elle : est-il nécessaire de faire intervenir un juge pour décider de mettre en quarantaine ou d’isoler des personnes ? »
Mais la question a été tranchée… il y a dix-sept ans. « À l’époque du Sars, en 2003, l’incident le plus grave a concerné un cluster dans l’hôpital municipal Hoping de Taipei, explique la militante. La question s’est posée de savoir s’il fallait rappeler tout le personnel, même ceux qui avaient quitté le bâtiment, pour les mettre en quarantaine. Elle a été soumise à la Cour constitutionnelle, qui a émis un avis – l’interprétation judiciaire numéro 690 – et a autorisé l’État à ordonner des quarantaines sans l’intervention d’un juge, tant que la durée en restait “limitée et raisonnable”. À la suite de cette interprétation, ils ont amendé l’Habeas Corpus ■■■
■■■ en 2004. Désormais, si la liberté de mouvement des personnes est restreinte sans intervention d’un juge, pour une quarantaine, il existe un canal légal pour faire appel. Mais à notre connaissance, personne n’a jamais contesté un ordre de quarantaine. »
Le dispositif a été renforcé en 2019, à l’occasion de l’adoption d’une loi sur le contrôle des maladies contagieuses, dont l’article 48 prévoit les différentes hypothèses – cas confirmés, cas contacts et voyageurs. « Sans doute la France a-t-elle un débat similaire ? » s’enquiert Choi Kuan-ju. En France, le 11 mai 2020, le Conseil constitutionnel, considérant que le Covid-19 n’était pas une maladie assez grave, a pris la position exactement inverse de son homologue taïwanais, fermant la porte à un système de quarantaine et d’isolement.
Collecte d’informations. S’il existe un débat à Taïwan sur le caractère démocratique de la réponse au Covid, il porte en réalité davantage sur la collecte d’informations dans le cadre de la recherche de contacts. « Que ce soit pour l’enquête sur l’historique des contacts, l’utilisation des données de localisation, la collecte et la consultation des bases de données centralisées liées au numéro de sécurité sociale, il n’y a pas toujours de bases légales claires, regrette ainsi l’activiste. Il s’agit de mesures distinctes très différentes, prises tout d’un coup, sans que l’on sache quand elles seront abolies. C’est pourquoi nous appelons à une révision régulière de chaque mesure et à adopter, par exemple tous les six mois, un nouveau plan. » L’ensemble des mesures a en effet été confirmé par l’adoption d’une loi spéciale en avril 2020, qui restera valide jusqu’au 30 juin 2021. « Plusieurs décisions ont été fondées sur l’article 7 de la loi spéciale qui donne aux “autorités compétentes” le pouvoir de “mener diverses investigations et de mettre en place des mesures préventives efficaces”. C’est extrêmement vague. »
Pour l’ONG, des questions se posent enfin sur la gestion des bases de données : « Nous ne savons pas comment les données sont stockées, ni quelles informations sont collectées lors de l’enquête sur l’historique des contacts, ajoute-t-elle. Quand ils envoient des messages d’alerte ciblés sur toutes les personnes qui ont été présentes dans une zone, nous ne savons pas comment ils savent qui était là. »
Toutes ces interrogations sont toutefois restées marginales dans le débat politique taïwanais et n’ont pas provoqué de crise politique grave quand elles ont été soulevées publiquement. Pour y répondre, le gouvernement a envoyé au front la ministre du Numérique, Audrey Tang, qui est l’interlocutrice du réseau de la société civile censé alerter sur ces problèmes. «Elle promeut l’idée de combattre le virus en s’appuyant sur la population », explique Zsuzsa Anna Ferenczy, chercheuse associée au groupe de réflexion 9Dashline, actuellement basée à Taipei. Cette ancienne conseillère politique au Parlement de Bruxelles a longuement interrogé Audrey Tang sur le sujet. « Ils ont évité l’approche verticale, juge Ferenczy. Cela a permis à la population d’intégrer la situation et d’accepter le fait qu’il y avait une crise sanitaire. »
Selon elle, cette gestion devrait constituer un modèle pour les démocraties occidentales en crise. « Porter des masques n’est pas dans leurs gènes, explique-t-elle. Le succès tient à un mélange d’expérience, de culture et d’attitude envers le gouvernement. » Un facteur semble cependant clé : « Si l’on observe les pays qui ont réussi à lutter contre le Covid-19 – Taïwan, la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande… –, ils avaient tous un centre de commandement de la lutte contre l’épidémie, note la chercheuse. Ce n’est pourtant pas suffisant d’avoir ces institutions. Il faut aussi que les gens leur fassent confiance. À Taïwan, ils n’ont pas une confiance aveugle générale dans le gouvernement, mais ils lui accordent tout à fait leur confiance pour gérer cette crise-là. Alors qu’en Occident plus personne ne fait confiance au gouvernement. » Un précieux atout que l’exécutif taïwanais, mené par la très prudente Tsai Ing-wen, tout juste réélue en janvier 2020, a veillé à ne pas perdre. « Dès le départ, le gouvernement a été très transparent pour que les gens sachent, par des conférences de presse quotidiennes. Il a repris la stratégie de transparence qu’il emploie par rapport à la menace militaire chinoise, où, pour ne pas inquiéter la population, il rend publics tous les incidents. »
Dès lors que les démocraties asiatiques avaient fermé leurs frontières, leur parcours face au Covid-19 n’a pas pour autant été sans embûche. À Taïwan, des soldats contaminés lors d’un entraînement à l’étranger ont importé le virus au printemps, suscitant un débat explosif sur une institution en crise. Mais le foyer a été contenu et la confiance restaurée. En Corée du Sud, le gouvernement a dû mettre au pas les turbulentes églises évangéliques, puis prendre des décisions difficiles pour endiguer un cluster autour de boîtes de nuit gay – ce qui posait des problèmes de protection de la vie privée dans un pays encore marqué par l’homophobie.
Des tests de résistance franchis haut la main, donc, pour de très jeunes démocraties, qui ont rompu avec l’autoritarisme dans les années 1990 seulement. Quels bénéfices tireront-elles de leur succès ? Confronté à une Chine de plus en plus agressive, Taïwan espère aujourd’hui renforcer sa relation avec les États-Unis mais aussi l’Europe. « Je ne crois pas à une approche trop romantique, qui voudrait que l’Europe prenne le parti de Taïwan, avertit toutefois Zsuzsa Anna Ferenczy. Les pays européens conservent des intérêts économiques trop importants avec Pékin. En revanche, Taïwan a une expertise technologique qui doit être considérée et le Covid-19 confirme cela. Il y a donc un intérêt économique, mais sur le plan politique les Européens hésiteront. La solution est bien de se rapprocher de Taïwan, mais discrètement. »
« Il ne suffit pas d’avoir un centre de commandement contre l’épidémie, il faut aussi que les gens lui fassent confiance. » Z. A. Ferenczy