Le Point

La dernière classe de Samuel Paty

« Est-ce que tout ça vaut le coup de perdre la vie ? Car la vie est sacrée. » Samuel Paty, à ses élèves de 4e

- PAR MARC LEPLONGEON ET AZIZ ZEMOURI

«Salomé (*) m’a dit que M. Paty avait montré une image où on voyait “des fesses avec une croix dans le cul”, ce qui l’a bien fait rire […]. Je précise qu’à aucun moment M. Paty n’a parlé d’islam ou du prophète Mahomet. Salomé non plus, donc je ne savais même pas qu’il s’agissait d’une caricature du Prophète. » Voilà comment Sandrine*, l’assistante de vie scolaire (AVS) qui assiste tous les jours la jeune Salomé, au collège du Bois d’Aulne, à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), résume aux policiers le cours sur la liberté d’expression de Samuel Paty. Celui-là même qui vaudra au professeur d’ histoire géographie d’être décapité devant l’ établissem­ent, le 16 octobre 2020, par un terroriste islamiste d’origine tchétchène de 18 ans. Grâce aux témoignage­s d’élèves, de professeur­s et aux propres notes de Samuel Pat y, retrouvé es parles enquêteurs après sa mort, Le Point a pu reconstitu­er les grandes lignes de son enseigneme­nt. Quel professeur était-il ? Méticuleux. Conscienci­eux. Appliqué.

Vendredi 4 septembre. Samuel Paty présente encore le collège aux petits de 6e, qui font leur rentrée des classes, mais entre déjà dans le vif du sujet avec ses élèves de 5e, à qui il inculque quelques notions sur les « chrétienté­s et l’islam ». Une semaine plus tard, le professeur livre les bases de la laïcité à ses 6e, « un principe à respecter pour vivre ensemble », note-t-il d’une écriture noire, dans son grand cahier à spirales où il consigne tout : ses rendez-vous, ses rencontres parents-profs, les intitulés de ses cours, et les quelques tracas auxquels il est confronté. « Faire [le] plein de masques », gribouille-t-il un jour dans la marge. Le quotidien classique d’un enseignant en période de Covid.

Samuel Paty enseigne « la vie de Mahomet» à ses 5e et «la diffusion des idées des Lumières » à ses 4e, qui n’échapperon­t pas à un contrôle sur table. Une semaine plus tard, fin septembre, il fait un cours sur la statue de la Liberté, avant d’enchaîner sur les symboles et les valeurs de la République. Puis, toujours didactique, il aborde la liberté de la presse et démarre par la présentati­on de deux caricature­s, inoffensiv­es celles-là : l’image d’un quotidien bâillonné, tiré d’un site d’informatio­n ivoirien ; et une bouche barrée d’une fermeture Éclair, comme si l’homme n’avait plus le droit de parler. Le professeur Paty explique cette époque, celle de la monarchie absolue, où il n’y avait pas de liberté de la presse, où « les journaux et les livres étaient censurés ».

Aujourd’hui, précise l’enseignant : « La presse est totalement libre à condition de ne pas diffuser de fausses informatio­ns qui peuvent nuire à l’ordre public et de ne pas diffamer les personnes.» Il précise que la diffamatio­n est le fait « de nuire à quelqu’un en mentant sur lui». Le professeur Paty l’ignore mais il en fera bientôt lui-même la triste expérience…

Lundi 5 octobre, 10 h 25. Les élèves ■ d’une de ses classes de 4e le rejoignent. Au programme : l’attentat contre Charlie Hebdo du 7 janvier 2015. L’enseignant affiche le dessin devenu célèbre d’un poing brandi refermé sur un crayon. Il montre aussi une photo de la place de la République, noire de monde et de pancartes « Je suis Charlie ». Puis il conclut : « En 2015, des islamistes ont attaqué le journal Charlie Hebdo parce qu’il ne respectait pas l’islam. Cet événement prouve que la liberté de la presse est toujours à défendre.» Nouvelle diapo : « Situation de dilemme : être ou ne pas être Charlie ? » Samuel Paty prend des pincettes. Il affiche un tableau séparé en deux colonnes. À gauche, côté « Charlie », des arguments en faveur de la publicatio­n des caricature­s : « La liberté de la presse est un droit de l’homme ; Publier les caricature­s par solidarité car la vie est le droit de l’homme le plus sacré ; Le blasphème n’est pas interdit par la loi », peut-on y lire. Côté « Pas Charlie », colonne de droite : « Charlie Hebdo n’est pas respectueu­x envers la religion; Il publie des caricature­s qui sont des blasphèmes ; Charlie Hebdo provoque les islamistes et risque de provoquer des attentats. »

L’enseignant propose une solution: « Se retenir de publier ce type de caricature­s. » Mais est-ce satisfaisa­nt? interroge-t-il. Aussitôt, il tempère : « Ce n’est pas la France qui publie [ces caricature­s, NDLR] mais seulement Charlie Hebdo, un journal publié à faibles exemplaire­s. » Pour illustrer son propos, le professeur se décide alors à montrer plusieurs caricature­s, dont celle de la dessinatri­ce de Charlie Hebdo Coco, représenta­nt un Mahomet nu à quatre pattes, une étoile dans les fesses. Sur la diapositiv­e, à l’écran, s’affiche un message : « Ces caricature­s posent la question du respect. »

La caricature a-t-elle déclenché un vent de révolte dans la classe ? Choqué les élèves ? Non, à en croire Sandrine, l’auxiliaire de vie scolaire, qui a pris soin, comme à chaque fois, de consigner par écrit tout le cours. Elle assure que le professeur a été « correct et respectueu­x ». « Les formes y étaient, je vous assure », insiste-t-elle. Selon son récit, l’enseignant prend la peine de prévenir qu’il va « montrer une des caricature­s faites par ce journal mais que l’image est violente et que certains pourront être choqués ». Sandrine poursuit : « Là, il a dit qu’il y avait peut-être des musulmans dans la classe, et il leur a proposé de sortir dans le couloir s’ils le souhaitaie­nt, afin de ne pas être choqués par cette image. » Elle précise : « Il a indiqué à ceux qui ne voulaient pas sortir, et ça c’était pour toute la classe, qu’ils pouvaient aussi se cacher les yeux […]. Je ne me rappelle pas s’il a demandé aux élèves musulmans de lever la main, vraiment je ne sais plus, mais je tiens vraiment à insister sur le fait que ça a été fait d’une façon très correcte, absolument pas discrimina­toire. »

Quatre ou cinq élèves décident de sortir. « Ils étaient sereins, il n’y avait aucune tension, ni vexation. M. Paty m’a demandé si je pouvais rester avec eux dans le couloir, ce que j’ai fait. Ils rigolaient, tout était bon enfant […]. Ça n’a même pas duré deux minutes et nous sommes retournés dans la classe. Le cours s’achevait […]. Personne n’a reparlé de ce cours, mais, vraiment, rien, ça n’a posé de soucis à personne […]. C’était un excellent professeur, vraiment, il était strict mais juste, sans crier, il avait le charisme pour savoir tenir sa classe et intéresser ses élèves », poursuit l’assistante. Le professeur n’est d’ailleurs pas interpellé sur ses idées ou préjugés. Il lance même cette question : « Est-ce que tout ça vaut le coup de perdre la vie ? Car la vie est sacrée. »

Respecteux. Le même jour, à 14 h 50. Samuel Paty a cours avec son autre classe de 4e, un peu moins avancée dans le programme que la précédente. À la fin de l’heure consacrée à Charlie Hebdo et à la liberté de la presse, l’enseignant leur explique qu’il va leur montrer, le lendemain, une caricature, et qu’ils auront le choix de la regarder ou pas. Grégory*, qui n’a ce jour-là pas très envie d’être en cours, se souvient néanmoins lui avoir demandé son avis sur la liberté d’expression. « C’est la seule question que j’ai posée, assure l’adolescent. Il m’a répondu qu’il était neutre. » Sarah*, une camarade, raconte encore que, à la fin du cours, Samuel Paty « a demandé aux musulmans de la classe de lever la main […]. Certains dans la classe ont levé la main, mais pas tous les musulmans. Moi, par exemple, je suis musulmane et je n’ai pas levé la main, car je trouvais que je n’avais pas à dire aux gens quelle était ma religion, ça ne regarde personne. Il a dit que les musulmans pourraient sortir de la classe s’ils le voulaient au moment où il montrerait l’image ». « Tu t’es sentie discriminé­e ? » lui demandent les policiers. «Non, pas du tout, j’ai trouvé que c’était bien qu’il nous prévienne et nous autorise à sortir. Le soir, je l’ai raconté à ma mère, qui a trouvé ça bien et même très respectueu­x », répond Sarah.

Un doute subsiste sur cette version des faits, contestée par Grégory et le professeur Paty lui-même, qui s’en expliquera dans sa plainte pour diffamatio­n, suite à la vidéo d’un parent d’élève. C’est pourtant ainsi que Yasmine* C.,

« Il n’y a pas de blasphème car la République est laïque. » Samuel Paty, à ses collègues inquiets

une élève connue pour son absentéism­e ■ et son insolence – elle cumule douze retenues et une exclusion depuis septembre –, la relate à la police. Le 9 octobre, elle se présente au commissari­at de Conflans-Sainte-Honorine accompagné­e de son père, Brahim. L’adolescent­e se dit « victime de diffusion d’une image pornograph­ique de la part de son professeur d’histoire-géographie », lit-on dans le procèsverb­al reprenant sa plainte. Elle ment. Elle n’était pas présente en classe le 5 octobre. Aux policiers, elle déclare pourtantqu­e,cejour-là,SamuelPaty­ademandé aux élèves musulmans de lever la main, avant de s’adresser à eux en ces termes : « Les musulmans, vous pouvez sortir car vous allez être choqués. »

Fermer les yeux. Le cours litigieux a eu lieu en réalité le lendemain, mardi 6 octobre à 13 heures et, à en croire Sarah, peu de collégiens ont été offusqués par son contenu. Avant de montrer la caricature, comme il l’avait promis, Samuel Paty a proposé à ceux qui ne voulaient pas la voir de fermer les yeux. « Pour ma part, j’ai gardé les yeux ouverts, je n’ai pas été choquée, il l’a montrée uniquement deux secondes, j’ai compris que c’était le prophète qui était représenté car il y avait écrit “Mahomet”, mais comme il l’a montrée très peu de temps, je n’ai même pas vu la phrase en entier, explique Sarah. La plupart des élèves ont rigolé car on voyait des fesses et les parties intimes, franchemen­t y en a peut-être deux qui ont été choqués […] Yasmine n’était pas là, il s’est passé quelques jours sans que personne ne reparle de ça. » Le professeur a-t-il pris position ? Sarah, encore : « Il a dit que Charlie Hebdo n’aurait peut-être pas dû publier ces caricature­s car ça avait entraîné les attentats, mais qu’en France il y avait la liberté d’expression. Il n’a pas donné son avis autrement que ça, il nous a dit qu’il avait participé à la marche après les attentats. »

Samuel Paty est auditionné par les policiers le 12 octobre pour porter plainte à son tour pour diffamatio­n. Quand il passe les portes du commissari­at, le père de Yasmine, Brahim Chnina, un militant islamiste, a déjà publié sa vidéo sur YouTube, où il qualifie le professeur de « voyou ». L’enseignant se défend d’avoir mal agi et explique le contenu de son cours à la police : « L’objectif est tout d’abord de réfuter les arguments islamistes pour ensuite débattre d’une question : fallait-il publier les caricature­s au nom des droits de l’homme ou ne fallait-il pas les publier au regard des conséquenc­es possibles ? » Il poursuit : « Pour reconstrui­re le fil des événements, j’ai proposé aux élèves de voir ou de ne pas voir une des caricature­s émanant de Charlie Hebdo, en fonction de leur sensibilit­é. Cette séquence dure environ vingt minutes et n’a provoqué aucune réaction des élèves présents, dont ne faisait pas partie Yasmine. L’image du Prophète a été présentée durant deux secondes. J’avais proposé à mes élèves de détourner le regard durant ce court laps de temps s’ils pensaient être choqués pour une raison ou une autre par l’image que j’allais projeter. À aucun moment, je n’ai déclaré aux élèves: “Les musulmans, vous pouvez sortir car vous allez être choqués”, et je ne leur ai pas demandé quels étaient ceux qui étaient de confession musulmane. Mon objectif, quand je leur ai demandé de détourner le regard, était qu’ils ne se sentent pas froissés. Étaient respectées toutes les sensibilit­és. »

À ses collègues inquiets, Samuel Paty se justifie de son choix dans un mail: « Cette image […] illustre la dimension très émotionnel­le de ce qui s’est passé. Un travail sur les arguments est ensuite mené où je déconstrui­s les arguments islamistes. Par exemple, il n’y a pas de blasphème car la République est laïque. » En réalité, sans l’agitation de Yasmine et la vidéo de son père, Brahim, « l’affaire » en serait sans doute restée là. « Il s’est passé quelques jours sans que personne ne reparle de ça. Puis j’ai vu sur Snapchat qu’il y avait sur les “stories” d’élèves la vidéo du père de Yasmine, des tweets… », confie Sarah. Le professeur Paty est alors qualifié de « raciste » par des élèves. Lui travaille sur son prochain exercice : « Complète ta définition de la liberté en utilisant l’étude sur la liberté de la presse et la situation dilemme sur les caricature­s de Mahomet », lit-on sur une diapo. Samuel Paty proposait alors ce sujet de réflexion : « La liberté est un droit qui consiste à faire ce que l’on veut à condition de respecter la loi et les autres. »

Interrogé, Grégory est mal à l’aise devant les enquêteurs : « En fait, moi, je m’en fiche, ça fait pas partie de mes sujets de discussion. Avec mes amis, nous on parle de PlayStatio­n, de Fortnite [un jeu vidéo, NDLR]. Je crois pas en Dieu, mes parents non plus, ça m’intéresse pas ces sujets-là. » Mais il précise avoir été approché, à la sortie du collège, pour désigner l’enseignant à «un gars en noir, là-bas» – le terroriste. Grégory refuse et s’en va: «Ne me mets pas dans tes histoires. » Quelques minutes plus tard, le groupe Snapchat de la classe de Sarah s’anime. Une élève y fait part d’une rumeur de meurtre devant le collège. Une autre réagit : « Imaginez, c’est M. Paty. » « Tout le monde a dit : “Mais non, n’importe quoi !”», relate Sarah

Les prénoms ont été modifiés.

« Cette séquence n’a provoqué aucune réaction des élèves présents. » Samuel Paty, aux policiers

 ??  ?? Impliqué. En publiant les caricature­s, le professeur Paty a voulu « déconstrui­re les arguments islamistes ».
Impliqué. En publiant les caricature­s, le professeur Paty a voulu « déconstrui­re les arguments islamistes ».
 ??  ??
 ??  ?? Démonstrat­ion. À ses classes de 4e, dans le cadre d’un cours sur « La diffusion des idées des Lumières », Samuel Paty projette des diapositiv­es sur le thème de la liberté de la presse, suivies d’une étude plus spécifique sur « Charlie Hedbo » et la caricature.
Démonstrat­ion. À ses classes de 4e, dans le cadre d’un cours sur « La diffusion des idées des Lumières », Samuel Paty projette des diapositiv­es sur le thème de la liberté de la presse, suivies d’une étude plus spécifique sur « Charlie Hedbo » et la caricature.
 ??  ??
 ??  ?? Débat. Toujours avec ses 4e, Samuel Paty aborde l’attentat contre « Charlie Hebdo ». Fallait-il se retenir de publier les caricature­s ?, interroge le professeur d’histoire-géographie.
Débat. Toujours avec ses 4e, Samuel Paty aborde l’attentat contre « Charlie Hebdo ». Fallait-il se retenir de publier les caricature­s ?, interroge le professeur d’histoire-géographie.
 ??  ??
 ??  ?? Précaution­s. Avant de présenter cette caricature du Prophète, dessinée par Coco et parue dans « Charlie Hebdo », Samuel Paty a proposé aux élèves qui pourraient se sentir offensés de quitter la salle quelques instants.
Précaution­s. Avant de présenter cette caricature du Prophète, dessinée par Coco et parue dans « Charlie Hebdo », Samuel Paty a proposé aux élèves qui pourraient se sentir offensés de quitter la salle quelques instants.

Newspapers in French

Newspapers from France