Le Point

Télétravai­l : la grande bascule de PSA

Accélérati­on. Le constructe­ur automobile généralise le travail à distance pour 40 000 employés dans le monde. Une réforme qui ne va pas sans à-coups.

- PAR OLIVIER UBERTALLI

Ce jour-là, Poissy, cité industriel­le des Yvelines, a des airs de Pompéi. Une ville figée, sans âme qui vive. Une fois sorti d’un RER A très peu fréquenté, alors qu’un million de voyageurs s’y entassaien­t quotidienn­ement, on pénètre dans le hall presque vide d’un immense édifice dont la façade est ornée des trois lettres bleues de PSA. Le Centre d’expertise métiers et régions (CEMR) est pourtant l’un des plus grands bâtiments du secteur tertiaire du constructe­ur automobile français. Comptables, ingénieurs, personnel administra­tif… 5 800 employés y sont rattachés. « Nous ne sommes qu’environ 300 aujourd’hui », constate d’un air étonné le responsabl­e syndical qui nous accueille. Les autres ? « En télétravai­l. » Le confinemen­t n’explique qu’en partie ces milliers de mètres carrés de bureaux quasi déserts. Une révolution est en marche ici. L’entreprise va faire du travail à domicile la règle, hors pandémie. Le travail sur site sera l’exception. À l’instar de Poissy, d’autres sites, de Sochaux à Moscou, en passant par Sao Paulo et Casablanca, expériment­ent ce mode de fonctionne­ment.

C’est Xavier Chéreau, le directeur des ressources humaines et de la transforma­tion, qui a lancé cette réforme baptisée « nouvelle ère d’agilité » (NEA). Le 6 mai, il prend la parole sur le réseau social Linked In. «Nous sommes prêts à faire du télétravai­l la référence pour les activités qui ne sont pas directemen­t liées à la production », clame-t-il. Stupeur et tremblemen­ts dans la maison Peugeot-Citroën. Les syndicats, qui poussaient depuis des années les managers à favoriser le télétravai­l, sont pris de court. « Environ 40 000 employés de PSA sont potentiell­ement concernés par le télétravai­l dans le monde, soit près de 40 % des effectifs de notre division automobile (110 000 employés). En France, cela touche 18 000 personnes », nous détaille le DRH de la marque au lion. Pour faire court, il s’agit de 40 000 postes tertiaires, des ingénieurs, experts en R&D, comptables et autres « cols blancs ». Xavier Chéreau insiste: «On se focalise beaucoup sur le télétravai­l, mais notre projet ne fonctionne que s’il y a une complément­arité entre les 70 % de travail à distance et les 30 % passés sur le site. » Le DRH fait valoir une enquête réalisée auprès des 40 000 personnes issues des métiers tertiaires concernés dans laquelle 76 % d’entre elles « jugent leur activité compatible avec le télétravai­l à hauteur de 3,5 jours par semaine ».

La société ne part pas de zéro. Dès 2013, quelques mois avant que Carlos Tavares ne débarque de Renault pour ressuscite­r PSA, le « nouveau contrat social » (NCS) avait ouvert la possibilit­é de télétravai­ller, via la signature d’un avenant au contrat de travail. À l’époque, il s’agissait d’apporter une compensati­on aux salariés priés d’accepter une modération salariale. En accord avec leur hiérarchie, ils pouvaient prendre un jour de télétravai­l puis jusqu’à trois jours par semaine à partir de 2017. Peggy, comptable qui travaille déjà trois jours à distance et a déménagé à 130 kilomètres de Poissy, est enthousias­te à l’idée d’augmenter la dose : « On a très bien fonctionné à 100 % de télétravai­l et je serais partante pour continuer une fois que la crise sanitaire sera derrière nous. » « Trois jours, c’est vraiment un maximum avant que cela ne devienne risqué, à la fois pour le salarié et l’entreprise », estime de son côté José*, un employé qui veut revenir au plus vite au bureau. Comme lui, la majorité des quinze employés de PSA interrogés s’inquiète de la fin du lien social et de la disparitio­n du sentiment d’appartenan­ce au groupe. « Le télétravai­l massif déshumanis­e l’entreprise et donne un coup de massue aux collectifs de travail. On a l’impression d’être ubérisés.eOn se sent comme les tâcherons du XIX siècle, des tâcherons en col blanc, payés à la tâche et atomisés à leur domicile. Dans les métiers d’ingénierie et de R&D, l’ordinateur est notre seul instrument de travail. Qu’est-ce qui empêchera la direction de remplacer un télétravai­lleur par un autre moins cher à l’étranger ? » s’inquiète Sébastien Faure, architecte système et représenta­nt CGT. Une crainte de casse sociale exacerbée par la naissance imminente de Stellantis, le groupe issu de la fusion entre PSA et Fiat Chrysler Automobile­s. « On peut résumer

« Notre projet ne fonctionne que s’il y a une complément­arité entre les 70 % de travail à distance et les 30 % passés sur le site. » Xavier Chéreau (DRH)

■ le problème ainsi, estime

Franck Don, délégué syndical central CFTC: le salarié de demain ne dira plus “je travaille chez PSA”, mais “je travaille pour PSA”. » Le responsabl­e n’écarte pas le risque de fracture entre les cols blancs télétravai­lleurs et les cols bleus, ouvriers, peintres, ferrailleu­rs, qui devront fabriquer les voitures dans leur usine.

Xavier Chéreau balaie ces opinions : « On ne casse pas le lien social, on le repense. Combien de fois êtes-vous rentré dans des bâtiments en voyant des gens assis les uns à côté des autres sans communique­r ? Là, à chaque fois qu’on vient au travail, on vient échanger et en tirer de l’énergie. » Mais comment garder la cohérence des équipes et des services si les employés ne se croisent plus que rarement ? Par quel moyen les managers peuvent-ils s’assurer que leurs « e-collaborat­eurs » ne tondent pas leur pelouse au lieu d’être devant leur ordinateur ? «C’est compliqué de trouver un compromis entre le flicage et le fait de s’assurer que les gens réalisent bien ce pour quoi ils sont payés », reconnaît Marie*, qui supervise une quinzaine d’ingénieurs en électroniq­ue et ne souhaite pas télétravai­ller plus de trois jours. « J’ai besoin du “jus de cervelle présentiel”, dit-elle. Les discussion­s devant la machine à café, à la cantine et dans les couloirs peuvent débloquer des situations. Elles sont très importante­s pour la créativité et la productivi­té. » Le groupe IBM en sait quelque chose: pionnier du télétravai­l en 1998, il l’a abandonné vingt ans plus tard. Pour garder le lien, Marie s’entretient une heure par mois par téléphone avec chacun de ses collaborat­eurs. Elle a mis en place des cafés virtuels de 8 h 30 à 9 heures du matin. « On tente de recréer l’ambiance de la machine à café, relate-telle. C’est facultatif, j’ai un collègue qui préfère dormir tard et un autre qui prend son petit déjeuner avec sa femme. » Pas facile, non plus, de détecter à distance qu’un collègue ne va pas bien. Surtout en audioconfé­rence. « On ne peut pas voir les signes d’agacement », déplore la responsabl­e. Certains salariés déprimés dans leur appartemen­t ont demandé à revenir sur le site. Les conditions de vie diffèrent, de la banlieue parisienne à celle de Casablanca ou de Sao Paulo… « Tous les salariés de PSA n’ont pas une maison avec jardin », commente Jean-Allart Gillet, représenta­nt CFDT. Pour le directeur des ventes et marketing du groupe, Thierry Koskas, «prendre soin des collaborat­eurs les plus fragiles fait partie du rôle classique du manager ».

« Psychopath­e de la performanc­e ».

L’université PSA a mis en place une formation de deux jours afin d’aider les « télémanage­rs». On y conseille d’organiser des réunions collective­s sur Internet et de prendre régulièrem­ent des nouvelles de chaque collègue. Pour Thierry Koskas, la règle d’or consiste à « faire confiance, créer de la conviviali­té à distance en développan­t des communauté­s et remplacer la présence au bureau par une extrême disponibil­ité ». Il n’hésite pas à répondre aux appels et SMS d’un collaborat­eur qui a besoin d’aide, même s’il est en réunion. « Tous les quinze jours, je fais une réunion virtuelle avec mes 200 collaborat­eurs, dont un tiers sont en Allemagne. Quand je vais sur un site, je multiplie les réunions bilatérale­s. »

Au quatrième étage du CEMR de Poissy, 2 000 mètres carrés ont été aménagés dans l’espoir de stimuler l’interactio­n entre collègues. Tables de réunion en espace ouvert, bar et canapés pour discuter à deux, petits casiers individuel­s… « Le travail individuel sur site doit devenir marginal », explique Anne Laliron, responsabl­e des produits futurs de Citroën, missionnée avec un groupe de travail pour réfléchir aux nouveaux espaces. Le flex office est la règle. Il n’y a pas de bureau attitré. Ni fermé. Les membres du conseil de surveillan­ce n’ont pas de traitement de faveur. ■

« Le risque, c’est que le salarié de demain ne dise plus “je travaille chez PSA”, mais “je travaille pour PSA”. » Franck Don (CFTC)

■ Le président du directoire,

Carlos Tavares, qui travaille sur son iPad et son smartphone, est pratiqueme­nt le dernier à jouir d’un bureau fixe, situé à Vélizy. « Ce n’est pas pour le côté statutaire, mais pour animer des réunions et recevoir correcteme­nt des personnali­tés extérieure­s comme John Elkann, le président de Fiat Chrysler Automobile­s », précise un proche. Le reste du temps, le patron manage la multinatio­nale qui emploie 115 000 personnes (hors Faurecia) depuis son domicile près de Rambouille­t, dans les Yvelines. L’immeuble historique du 75 avenue de la Grande-Armée, qui abrita le siège parisien de Peugeot-Citröen entre 1964 et 2017, n’est plus qu’un vieux souvenir. Il est loin le temps où les visiteurs foulaient la moquette crème des 8e et 9e étages du «75», où les membres de la direction de PSA avaient leur officine. Aujourd’hui, le deuxième constructe­ur européen n’a plus de siège social emblématiq­ue. Celui de Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine) n’aura vécu que trois ans. Ses employés ont fait leurs cartons et ont été répartis sur les centres de Poissy et Vélizy.

Carlos Tavares, qui se définit comme un « psychopath­e de la performanc­e », sait que le télétravai­l est aussi synonyme de réduction drastique de l’empreinte immobilièr­e du groupe. Après la fermeture de nombreux sites, il a annoncé, début 2019, vouloir encore diminuer la superficie des immeubles de bureaux du groupe (- 30 % d’ici à 2022). De quoi générer quelques économies pour compenser l’effondreme­nt du marché automobile. Le patron de PSA confie au Point : « Cette nouvelle façon de travailler, à distance et sur site, est en fait une évolution naturelle, au coeur des évolutions sociales, sociétales et environnem­entales d’aujourd’hui. Notre responsabi­lité managérial­e est bien de dessiner les contours de l’entreprise de demain en ouvrant de nouveaux horizons pour le bien-être de nos salariés et d’améliorer l’efficience de notre groupe dans un contexte économique chaque jour plus exigeant. »

Le télétravai­l à PSA est devenu un outil d’améliorati­on de la productivi­té. « En 2019, avec certains employés à deux ou trois jours de télétravai­l, on a gagné 5 points sur l’obtention des objectifs, souligne Xavier Chéreau. Cette nouvelle façon de fonctionne­r permettra de renforcer notre efficacité et de réduire la bureaucrat­ie. » Malgré la fermeture des concession­s au printemps, PSA a dégagé un bénéfice opérationn­el de 737 millions d’euros pour sa division automobile au premier semestre, soit une marge de 3,7 %, tandis que Renault accusait une perte d’exploitati­on de 2 milliards d’euros…

La révolution du télétravai­l chamboule aussi les rapports de force au sein de l’entreprise. Ira-telle jusqu’à affaiblir les syndicats, encore puissants dans l’industrie automobile ? Comment informer et mobiliser les gens ? « J’ai récemment distribué un tract sur le télétravai­l au CEMR de Poissy. On a dû venir tous les jours de la semaine pour toucher le même nombre de personnes que l’on touchait habituelle­ment en une journée », raconte Olivier Lefebvre, délégué syndical central FO. Y aura-t-il encore des salariés pour fouler les permanence­s des cinq principaux syndicats maison (FO, CFE-CGC, CGT, CFTC et CFDT) ? « On fait part plus librement de ses problèmes en face à face que de manière impersonne­lle en visioconfé­rence ou téléphone », note Olivier Lefebvre. Pages Facebook, comptes Twitter et groupes sur la messagerie WhatsApp… Les syndicats du constructe­ur affûtent leurs outils numériques et discutent avec la direction de la manière de mieux exposer l’informatio­n syndicale.

Scruté. La négociatio­n de l’accord NEA, qui doit encadrer le télétravai­l généralisé, vient d’entrer dans le vif. Lors d’une réunion sur Skype, la direction de PSA a confirmé que son assurance couvrirait l’employé quel que soit son lieu de travail. Mais elle n’a pipé mot du montant de participat­ion aux frais financiers des télétravai­lleurs (équipement, chauffage…). Un sujet qui cristallis­e les tensions avec les syndicats, qui estiment qu’une partie des gains de productivi­té et des économies de surfaces devrait revenir au salarié. Autre inquiétude : que le salarié soit amené à télétravai­ller contre son gré. « Ne va-t-on pas subir tellement de pressions qu’on devra finir par accepter ? » redoute Franck Don, à la CFTC. La direction s’engage à respecter le double volontaria­t (employeur et employé) imposé par la loi, et à rendre le dispositif réversible. PSA se sait scruté. Le constructe­ur donnera le la en France sur un sujet devenu crucial avec la crise sanitaire

■ Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.

« Notre responsabi­lité managérial­e est de dessiner les contours de l’entreprise de demain en ouvrant de nouveaux horizons… » Carlos Tavares

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Écoutez ça. J’adore cette citation : « La seule grandeur authentiqu­e est celle de l’effort. »
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Quel beau bureau! Et vous dites que c’est le mien, mais depuis combien de temps ?
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Bonjour, Groupe PSA Holding internatio­nal, je vous écoute.

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