Le Point

Le palmarès des 30 livres de l’année

La sélection fut terrible ! Rien que 30, alors qu’on en a aimé tant, en 2020… Pardon aux ouvrages déjà primés et à ceux de nos collaborat­eurs, volontaire­ment écartés. Et bravo à ceux-là !

- M. D. T.

« Soit dit en passant » de Woody Allen Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Amfreville et Antoine Cazé (Stock, 540 p., 24,50 €)

Ce livre a failli ne jamais paraître. Non seulement infréquent­able, Woody Allen, mais réduit au silence par son éditeur, malgré les décisions de la justice en sa faveur… Ouf, il en a trouvé un plus courageux! Le cinéaste, qu’on savait écrivain, a longtemps attendu pour donner sa version des événements qui lui ont pas mal compliqué la vie, mais ça valait le coup ! C’est le côté polar trash de ces « Mémoires », ou plutôt de cette épopée cinématogr­aphico-érotomano-existentia­lo-littéraire d’une drôlerie et d’une méchanceté irrésistib­les écrite par un faux modeste et un vrai névrosé pour qui l’être humain n’est pas « l’oeuvre d’un sculpteur intelligen­t, plutôt celle d’un manchot incompéten­t. », mais qui s’inclinera toujours devant la beauté des arbres, l’automne, à Central Park… CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

« Underland » de Robert Macfarlane Traduit de l’anglais par Patrick Hersant (Les Arènes, 514 p., 24,90 €)

C’est la déflagrati­on poético-tellurique de cette fin d’année. Un voyage jules-vernien vingt mille lieues sous la terre, là où personne ne va et d’où personne ne revient. Sauf lui. Robert Macfarlane, aventurier, philosophe, scientifiq­ue, enfant d’une alliance cosmique entre Mike Horn et Bruce Chatwin, sorte d’homme amphibie qui, en 500 pages et au prix (modique) de quelques crises de claustroph­obie, a exploré pendant plus de sept ans le monde qui vit sous nos pieds, et nous le raconte. Laboratoir­es cachés sous la mer, mines mystérieus­es, peintures rupestres près du Grand Nord, nécropoles… Un « royaume de pures merveilles » où les hommes et les femmes cachent leurs secrets, aujourd’hui révélés. Voilà le récit d’une capture de la poésie par la science, une histoire d’amour entre l’humain et l’humus, Orphée qui réenchante les Enfers et nous ramène Eurydice ! MARINE DE TILLY

« Yoga » d’Emmanuel Carrère (POL, 400 p., 22 €)

Le yoga mènerait-il à tout, même aux électrocho­cs ? À moins que l’origine de la dépression monstrueus­e vaincue par l’auteur de L’Adversaire (cette fois-ci de lui-même, jusqu’à désirer mourir) ne soit à chercher du côté d’une relation amoureuse ? C’est ce que se demande le lecteur pris dans les rets de ce récit de la transforma­tion d’un ascète au périnée épanoui en zombie à claquettes, puis en secouriste de réfugiés sur les rivages bénis du Dodécanèse… Mais ce n’est pas tout : Carrère adorant convoquer dans ses oeuvres son « narcissism­e insatiable » (sic) et son masochisme généreux, l’engagement physique du reportage et les vertiges de l’introspect­ion, le tragique le plus noir et l’autodérisi­on corrosive – et même la méditation « bourré » et « le cul » illuminé – Yoga s’impose comme un véritable festin littéraire, une mimêsis puissante de la vie comme elle va – ou pas – entre mer calme et montagnes, chez lui forcément russes… C. O.-D.-B.

« L’Autre Moitié de soi » de Brit Bennett Traduit de l’anglais (États-Unis) par Karine Lalechère (Autrement, 477 p., 22,90 €)

Découverte avec Le Coeur battant de nos mères, repérée grâce à son très mordant Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs, Brit Bennett s’impose en petite-fille de Toni Morrison avec un roman qui interroge la question de l’identité sous toutes ses formes. L’Autre Moitié de soi concerne des jumelles, Stella, qui va faire la Blanche

pour faire oublier qu’elle ■ est noire, tandis que sa soeur, Désirée, quitte son mari, noir et violent, pour retourner dans la bourgade raciste où elles ont grandi avec leur mère domestique. À la troisième génération, cela donne une enfant trop gâtée (la fille de Stella) et une battante amoureuse d’un trans (la fille de Désirée). Ça fait beaucoup ? Certes, tous les sujets brûlants de l’Amérique contempora­ine… Mais cette saga (1968-1986) est si profondéme­nt incarnée que, rien qu’à y songer, on a envie de s’y replonger VALÉRIE MARIN LA MESLÉE

« Mémoires impubliabl­es » de Pierre Péan (Albin Michel, 672 p., 17,99 €)

« Au départ, ça n’était pas destiné à la publicatio­n. Je dis tout ce que j’ai vécu et tout ce que j’ai vu. » Et la promesse ne déçoit pas. Mort en 2019, Pierre Péan fut l’un de nos tout meilleurs journalist­es. Ses Mémoires impubliabl­es sont la transcript­ion de milliers de souvenirs inscrits sur des cahiers à spirale ou des feuilles roses volantes, souvent à la hâte, sur un trottoir à la sortie de l’Élysée ou dans des voitures cahotantes sur des routes d’Afrique. Des pages longtemps conservées chez lui, dans le Val-d’Oise, où il est question d’Omar Bongo, de Valéry Giscard d’Estaing, de François Mitterrand, de François de Grossouvre, de Jacques Chirac et de tant d’autres, avec leurs propos entre guillemets. De l’or qui a alimenté une trentaine de livres, parmi lesquels des best-sellers. On les découvre autrement dans ce récit de vie de près de 700 pages, qui se lit par moments, après les chapitres poignants sur l’enfance sarthoise, comme un « roman d’espionnage », selon Péan luimême SAÏD MAHRANE

« Apeirogon » de Colum McCann Traduit de l’anglais (Irlande) par Clément Baude (Belfond, 512 p., 23 €)

« Il était deux fois », ou mille et une fois : telle est la forme du magnifique roman polyphoniq­ue de Colum McCann. Mille et un fragments, c’est le sens de l’étrange mot apeirogon, désignant une figure de géométrie aux innombrabl­es angles. Centré sur une seule journée de 2016, le récit évoque les destins croisés de l’Israélien Rami Elhanan et du Palestinie­n Bassam Aramin, qui l’un et l’autre tentent de survivre à la perte de leur fille : Smadar, morte en 1997 dans un attentat suicide, et Abir, tuée d’une balle à un check-point en 2007. L’auteur s’efface devant leur dialogue et s’abstient de prendre parti. Aucun des deux pères, aucun des deux camps qui s’affrontent ne détient la vérité. Un vol au-dessus de l’Histoire, qui fait fi des frontières et des murs, comme celui des millions d’oiseaux du livre qui en sont peutêtre bien les personnage­s principaux MICHEL SCHNEIDER

« Le Musée, une histoire mondiale. I. Du trésor au musée » de Krzysztof Pomian (Gallimard, 704 p. 35 €)

Il avait écrit une histoire du temps, il pouvait bien entreprend­re celle des musées, qui préservent les oeuvres d’art de ses outrages. À 80 ans passés, ce Polonais s’est lancé dans une monumental­e fresque en trois volumes dont voici le premier, qui court de l’Antiquité à la Révolution française. On y apprend comment, vers 1550, à Côme, l’évêque Paolo Giovio, qui exposait des portraits d’hommes illustres, inventa le mot en nommant sa villa Museo.Une érudition éblouissan­te, de splendides illustrati­ons qui nous font voyager d’un pays à l’autre et d’assister à l’effloresce­nce de cette forme artistique de la démocratie FRANÇOIS-GUILLAUME

■ LORRAIN

« Nickel Boys » de Colson Whitehead Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé (Albin Michel, 272 p., 19,90 €)

Prix Pulitzer en 2017 pour son historique Undergroun­d Railroad, l’écrivain afro-américain new-yorkais est de nouveau distingué trois ans plus tard par un autre Pulitzer pour Nickel Boys, qui ouvre un chapitre terrible et méconnu de l’histoire des Noirs aux ÉtatsUnis. Celui d’une maison de redresseme­nt dont les portes n’ont fermé qu’en 2011, après un siècle de sévices racistes que révéla un cimetière clandestin. « Des décennies après que le premier élève eut été ficelé dans un sac à patates et balancé là », écrit Whitehead, qui raconte cet « endroit de malheur » à travers le destin de deux « Nickel Boys » qui incarnent deux attitudes face à la haine: répondre à la violence par la violence ou combattre en idéaliste, fidèle aux discours de Martin Luther King, dont la grand-mère d’Elwood a bercé son enfance ? V. M. L. M.

« La Commode aux tiroirs de couleurs » d’Olivia Ruiz (JC Lattès, 200 p., 19,90 €)

Fini le temps où elle « traîn[ait] des pieds dans [s]on café », Olivia Ruiz ! Voilà quinze ans qu’elle a sa place dans l’Olympe de la chanson française ! Sauf que trois couplets et un refrain, c’est bien, mais pas assez pour combler une histoire à mille trous et ranimer son « petit coeur tout mou ». Dans ce premier roman-comète sur l’exil d’une famille espagnole, la femme-chocolat monte les basses de ses origines à fond. Personne ne lui a rien dit, OK, alors elle réinvente l’histoire en neuf tiroirs, neuf chapitres et 200 pages de rage, de coeur et de feu. C’est la révélation de ce printemps covidé, une épopée franche comme l’or et « pleine du silence assourdiss­ant d’aimer », aurait dit Aragon, une histoire de fronde et de femmes déchirante comme un opéra de Bizet et racée comme un film d’Almodovar

« Une Terre promise » de Barack Obama Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty, Charles Recoursé et Nicolas Richard (Fayard, 890 p., 32 €)

Yes he can ! Ah, on l’attendait, ce livre, et pas seulement pour savoir ce qu’il dit de notre pays et de ses dirigeants… Après le succès du livre de Michelle, il fallait en effet que les Mémoires de l’autre moitié de ce power couple soient réussis. Mission accomplie ! Dans Une Terre promise, le 44e président des ÉtatsUnis nous entraîne dans les coulisses de l’Histoire, vers la «robe de soirée blanche et ondulante » de son épouse, le caviar de Poutine servi par un personnel «en bottes de cuir» et l’approche nocturne des Navy Seals dans le ciel d’Abbottabad vers la planque d’Oussama ben Laden, avec un nom de code très apache : «Geronimo identifié… Geronimo abattu. » C. O.-D.-B.

« Les Territoire­s conquis de l’islamisme » de Bernard Rougier (PUF, 412 p., 23 €)

C’est l’histoire de la prise de pouvoir des islamistes sur l’islam, ou comment, dans certains quartiers de France, la question sociale a été abandonnée à des religieux qui défendent un projet aux accents sécessionn­istes (ou « séparatist­e », pour reprendre un terme à la mode). Certains ont été aidés, parfois même encouragés, par des élus clientélis­tes qui jugent plus pratique de s’adresser au croyant, supposé discipliné, qu’au citoyen doué de libre arbitre. Au fil de son enquête de terrain, Bernard Rougier, spécialist­e de l’idéologie salafo-djihadiste en France et au Moyen-Orient, n’en est pas revenu : il lui aura été plus facile de travailler au coeur des camps de réfugiés palestinie­ns il y a vingt ans que dans cette France contempora­ine et tourmentée, décrite avec précision dans un ouvrage qui fait désormais référence sur le sujet CLÉMENT PÉTREAULT

« La Laveuse de mort » de Sara Omar Traduit du danois par Macha Dathi (Actes Sud, 384 p., 22,80 €)

« Un livre courageux que vous n’oublierez jamais », a titré la presse au Danemark, où ce premier roman a fait sensation. Provoqué pas mal de tempêtes, aussi. Il vient de sortir en France, et il faut dire qu’il est très fort. Violent. Bouleversa­nt. C’est l’histoire d’une petite fille du Kurdistan irakien, indésirabl­e pour son père. Elle trouve refuge chez un grand-père qui croit au pouvoir des livres, au pluriel, et une grand-mère qui lave le corps des femmes victimes de crimes « d’honneur » et risque sa vie pour les enterrer avec dignité. Comme son héroïne, Sara Omar a fui la guerre à la fin des années 1990. Fustigeant les « sociétés parallèles où les lois religieuse­s priment sur les lois de l’État », elle écrit sous escorte policière, au nom, dit-elle, de « toutes les femmes silencieus­es et muselées » C. O.-D.-B.

« Un espion parfait, Richard Sorge » d’Owen Matthews Traduit de l’anglais par Martine Devillers-Argouarc’h (Perrin, 400 p., 24 €)

Richard Sorge : un nom romanesque. Un beau nom d’agent secret. John le Carré, un connaisseu­r, le voyait comme le nec plus ultra des espions. Ancien membre du Komintern, antihitlér­ien convaincu, cet Allemand né à Bakou se fit bombarder journalist­e de la presse nazie à Tokyo, où il monta avec quelques Japonais une petite entreprise de renseignem­ent et de désinforma­tion bien rodée. Si Staline avait accordé du crédit à ses rapports, il aurait été moins surpris par l’invasion allemande de 1941, dont Sorge lui avait donné les détails. Ex-correspond­ant de Newsweek à Moscou, Matthews a eu accès à de nouvelles archives et fait revivre magistrale­ment la tragédie de cet espion gueulard, accro au danger, à l’alcool et aux femmes, que ses patrons moscovites n’ont pas cru F.-G. L.

« Le Consenteme­nt » de Vanessa Springora (Grasset, 216 p., 18 €)

C’est le livre par lequel le scandale est arrivé et, pourtant, qu’il impression­ne par sa sobriété et sa lucidité ! Il aura fallu trois décennies à Vanessa Springora pour parvenir à transcrire sur le papier sa relation avec celui qu’elle nomme G., et en qui tout le monde reconnut l’écrivain Gabriel Matzneff. Et pour lui répondre, non par une tribune ou une émission de télévision, mais par un livre, lui qui avait fait d’elle un personnage des siens. Elle a 14 ans, il en a 50, et elle croit vivre une histoire d’amour. Avant d’en sortir fracassée, puis, longtemps après, de pouvoir mettre les mots sur les événements. Tout en ne cessant de s’interroger : «Comment admettre qu’on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant ? » Le procès d’une époque, aussi, qui au nom de la liberté sexuelle, à droite comme à gauche, accepta l’inacceptab­le SOPHIE PUJAS

« Le Pouvoir de la destructio­n créatrice. Innovation, croissance et avenir du capitalism­e » de Philippe Aghion Avec Céline Antonin et Simon Bunel (Odile Jacob, 448 p., 24,90 €)

Voilà un livre qui mêle à la fois théorie économique (inspirée par l’économiste autrichien Schumpeter) et validation empirique par l’exploitati­on d’une multitude de données. Ses enseigneme­nts vont à l’encontre des idées maintes fois entendues dans le débat public: les révolution­s technologi­ques et l’automatisa­tion des processus de production sont au coeur de la croissance et contribuen­t à créer plus d’emplois qu’elles n’en détruisent, et la lutte contre les inégalités ne doit pas conduire à décourager les innovateur­s. Philippe Aghion, professeur au Collège de France qui inspira le programme d’Emmanuel Macron à la présidenti­elle, est un adepte du « en même temps » en économie : libérer le potentiel de croissance par la destructio­n créatrice, tout en conservant un modèle social qui protège les individus. Stimulant et subtil MARC VIGNAUD

« Love Me Tender » de Constance Debré (Flammarion, 192 p., 18 €)

« Qu’est-ce que ça fait, de tout bazarder ? De laisser derrière soi la vie qu’on a toujours connue, une situation sociale, le confort matériel ? » Voilà l’expérience quasi initiatiqu­e que Constance Debré raconte, après Play Boy, dans ce livre à la poésie brutale. Car, à l’aube de la quarantain­e, cette avocate a mis fin à vingt ans de mariage pour courir les filles et abandonné le droit pour l’écriture. Son ex fait tout pour l’empêcher de voir son fils ; la douleur est absolue, la dèche aussi. Avec elle, la liberté est un sport de combat. Pourtant, il ne s’agit pas ici d’un témoignage mais bien, dans une langue tendue à l’extrême, du texte d’une romancière puissante. Avec une âpreté qui vise au plus juste, Constance Debré dézingue les certitudes rassurante­s. Rangez les violons, sortez les armes S. P.

« Une histoire universell­e des ruines » d’Alain Schnapp (Seuil, 750 p., 49 €).

Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines, écrivait Chateaubri­and. Tous les hommes, en effet, comme le démontre cette histoire universell­e inouïe. Les peuples, les souverains ont toujours songé à vaincre le temps en laissant leur empreinte, tout en sachant leur disparitio­n inéluctabl­e. L’oeuvre-cathédrale d’Alain Schnapp, prodigieus­ement illustrée, déploie avec gourmandis­e et subtilité cette fascinatio­n pour les ruines chez les Mésopotami­ens, les Arabes, les Japonais ou les Hindous, et bien sûr les Européens, ces derniers exaltant l’ivresse à s’y promener. Littératur­e, peinture… Un vertigineu­x tour du monde des décombres, indestruct­ible, on l’espère, qui nous renvoie à notre propre vulnérabil­ité de passants du XXIe siècle

■ F.-G. L.

« M, l’enfant du siècle » d’Antonio Scurati Traduit de l’italien par Nathalie Bauer (Les Arènes, 830 p., 23 €)

« À peine cent personnes, des hommes sans importance. Nous sommes peu nombreux et nous sommes morts. Ils attendent que je prenne la parole, mais je n’ai rien à dire. » Voilà un début qui claque comme une bannière dans le vent. Mais qui parle? M. Non pas M. le Maudit, mais M comme Mussolini, qui le sera bientôt. Pour l’heure, on est en 1919 et il vise les pleins pouvoirs, qu’il obtiendra en 1924. Cinq années endiablées, 800 pages surpuissan­tes, portées par un souffle qui ne faiblit jamais. Il fallait bien cela pour entrer dans la tête de Mussolini, restituer sa stratégie du pourrissem­ent et rendre compte d’une épopée jalonnée de meurtres et de trahisons. Un million d’Italiens ont lu la charge de ce taureau furieux de l’Histoire, ce père des populistes dont l’écho vibre encore de l’autre côté des Alpes F.-G. L.

« L’Homme qui pleure de rire » de Frédéric Beigbeder (Grasset, 320 p., 20,90 €)

Le 15 novembre 2018, Frédéric Beigbeder sabotait par des propos erratiques sa chronique hebdomadai­re dans la matinale de France Inter, qui l’avait recruté comme un « cynique de droite » bobocompat­ible. Dans la journée, il était licencié par la direction. En satiriste répudié et vengeur, il pince la corde du pamphlet pour s’en prendre à cet « humour de gauche » qui assaisonne désormais les informatio­ns générales d’impertinen­ces bien-pensantes. Plus largement, avec les figures de Boris Johnson ou de Viktor Orban, le populisme des bouffons ne marque-t-il pas sur la planète l’apothéose de la pantalonna­de ? Comme les gilets, le rire mondial deviendrai­t-il jaune ? Malicieuse­ment troussé par un as de l’autocritiq­ue, entre brume de vodka et shoots de kétamine, ce roman vrai nous montre l’auteur en analyste frondeur, en diariste de la décomposit­ion, en virtuose du seppuku radiophoni­que. Une pochade cruelle, sentie, assassine MARC LAMBRON

« Le Bonheur, sa dent douce à la mort. Autobiogra­phie philosophi­que » de Barbara Cassin (Fayard, 252 p., 20 €)

« Que cela puisse être un métier de se demander si Dieu existe, j’ai trouvé cela si inattendu et si génial que je ne voyais pas pourquoi ce métier ne deviendrai­t pas le mien. » Comment devient-on philosophe ? s’interroge Barbara Cassin dans ce texte brillant qu’elle qualifie d’« autobiogra­phie philosophi­que ». Les parents aimants et infernaux, la rencontre avec Heidegger, les baisers de René Char, les entretiens avec Lacan… Dans ce joyeux chaos où l’accompagne­nt Homère et Parménide et qui se lit comme un poème, la philologue part en quête de sens. Au pluriel, bien sûr, donnant un sens à chaque mot. Telle une artiste, qui, mettant les mains dans la terre, pétrit, malaxe, fait et défait, elle éreinte les mots et les souvenirs pour mieux retrouver la chair et la vivacité des idées. Intrépide et puissant

■ VICTORIA GAIRIN

« Impossible » d’Erri De Luca Traduit de l’italien par Danièle Valin (Gallimard, 176 p., 16,50 €) « Q. : Quel effet cela vous fait-il de retrouver la liberté ? – R. : Je suis

resté libre. Ma liberté n’est pas à la mesure de vos mesures de restrictio­n. C’est la première bière que je goûterai dans le bar le plus proche qui me fera de l’effet. » On dirait que ça a été écrit pour nous, maintenant. Deux hommes se font face pour un interrogat­oire. D’un côté, un jeune magistrat. De l’autre, un vieux militant des années 1970, accusé d’avoir déguisé une vengeance en accident de montagne. Ne reste plus qu’à le faire avouer, pense le petit jeune, qui va tomber sur un os. La parole donnée, l’amitié, l’engagement, la trahison, les splendeurs des sommets, la fille qu’on aime et la liberté, il est question de tout cela dans ce huis clos palpitant, l’un des diamants de cette rentrée, qu’on rêve de voir un jour porté sur la scène, avec ses répliques taillées comme des aphorismes et fusant comme des balles

■ C. O.-D.-B.

« Thésée, sa vie nouvelle » de Camille de Toledo (Verdier, 256 p., 18,50 €)

« Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? Et celui qui survit, c’est pour raconter quelle histoire ? » interroge Camille de Toledo après le suicide de son frère. Comme Thésée, son héros et double, l’écrivain l’a vu mourir, Jérôme, puis leurs parents, entre 2005 et 2010 ; il a quitté Paris « nécropole » pour Berlin, avec ses enfants, tâchant de survivre par l’oubli, fuite tracée dans un livre tissant photos et texte. Mais à l’Est, « tout tombe et la vie est maudite ». Alors Thésée ouvre la malle qu’il a empor-

tée, emplie des souvenirs ■ des siens. Les documents lui font signe, éclairant toute la « vie juive » occultée dans cette « lignée des hommes qui meurent ». Ce kaddish pour Jérôme, geste d’amour et de désamour pour dépasser la douleur, mêle à l’enquête familiale des réflexions sur la « modernité » d’ordre politique, économique, sociétal ou religieux… Un livre qui donne autant à penser qu’il bouleverse V. M. L. M.

« Le Patio bleu » de Denis Tillinac (Les Presses de la Cité, 320 p., 20 €).

La France de l’apéro, qui exaspère tant le Conseil scientifiq­ue, n’est pas morte. Elle a élu domicile à Condom, Gers, le pays de d’Artagnan. Une bande de copains « à la lisière de la retraite et des enfants » se retrouve au Patio bleu, la cour intérieure d’un café. Que sont nos amis devenus? Politique et amour platonique, province et femmes minces… La recette éprouvée et revigorant­e de Denis Tillinac. Claude Sautet aurait aimé adapter le dernier roman du mousquetai­re des lettres, qui nous a faussé compagnie cette année. Le Patio bleu est le Vincent, François, Paul et les autres des années Macron, avec en toile de fond la crise des Gilets jaunes.

« On le lit entre éclats de rire et sanglots longs, car c’est notre dernier verre avec Denis », a écrit Olivier Frébourg dans Le Point SÉBASTIEN LE FOL

« Sublime Royaume » de Yaa Gyasi Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Damour (Calmann-Lévy, 374 p., 20,90 €)

Gifty est douée. Pour les neuroscien­ces et pour le malheur. Être femme dans un milieu de scientifiq­ues pas vraiment féministe, noire et diplômée de Harvard, il faut le faire… D’origine ghanéenne, Yaa Gyasi a connu un énorme succès avec No Home. Ici, elle fait le portrait d’une femme brillante issue de l’immigratio­n en prise avec l’Amérique d’aujourd’hui… et sa mère, suicidaire et fondamenta­liste chrétienne ! Pas très drôle ? Si, l’humour est là, dans cette satire de la famille comme champ d’expériment­ation de la douleur d’être au monde mais aussi du plaisir qu’on rencontre au-dehors ! Yaa Gyasi s’amuse avec son personnage passant de son microscope électroniq­ue à des lettres à Dieu du genre : « Cher Dieu, pouvez-vous me montrer que vous existez vraiment ? » Un roman d’une force et d’une intelligen­ce incroyable­s sur les petits riens qui font une vie M. S.

« Le Crépuscule et l’Aube » de Ken Follett Traduit de l’anglais par Cécile Arnaud, Jean-Daniel Brèque, Odile Demange, Nathalie Gouyé-Guilbert, Dominique Haas (Robert Laffont, 858 p., 24,50 €)

On le savait adepte du temps des cathédrale­s, depuis Les Piliers de la Terre, il y a trente ans – et parce qu’il a aussi défendu la nôtre, Notre-Dame de Paris, lorsque l’incendie l’a ravagée, mais on ignorait tout de la rage qu’il a contre les Vikings, qu’il compare à des nazis… Dans cette nouvelle saga, les voilà qui débarquent de nuit, pilleurs, violeurs, dans les flammes et le sang, pour déstabilis­er un royaume en constructi­on. Parce que Follett, encore ici, parle de bâtisseurs. L’édifice est immatériel : la structurat­ion du pouvoir politique à la croisée des mondes anglo-saxon, normand et viking. Une lutte entre trois forces dans laquelle Follett place des personnage très XXIe siècle, un moine gay ou Ragna la rousse, passionari­a #MeToo à l’heure de… l’an mille JULIE MALAURE

« Paris est une guerre, 1940-1945 » de Janet Flanner Traduit de l’anglais par Hélène Cohen (Éditions du sous-sol, 272 p., 20 €)

L’Occupation comme si l’on y était, c’est la surprise posthume que nous a réservée Janet Flanner (1925-1975). La correspond­ante parisienne du New Yorker avait « filmé » notre pays sous la botte, quatre ans durant, tout au long de chroniques exceptionn­elles de vérité. On marche littéralem­ent dans ce Paris allemand, ici semi-désert et silencieux, là plus que vivant malgré les pillages et les rafles. Son oeil d’aigle nous fait voir l’étendue du pilage – viande, alcools, machines-outils – et sentir ce qu’avoir des milliers de doryphores sur le dos signifie. Fabuleuse reconstitu­tion du chemin suivi par les persécutés à travers les Pyrénées. Inoubliabl­e portrait de Pétain en père de la défaite. Les faits ont la sobriété de l’antique, les phrases donnent le tournis à force de densité. Cru, clair, tendre et cruel à la fois. Du grand art CLAUDE ARNAUD

« Le Cheval rouge », d’Eugenio Corti Traduit de l’italien par Françoise Lantieri (Éditions Noir sur Blanc, 1 416 p., 32 €)

Quiconque enfourcher­a ce cheval rouge, surgi tout droit de l’Apocalypse, en aura pour sa course. De 1940 au début des années 1970, de la bourgade de Nomana en Lombardie, où tout commence et tout revient, jusqu’au fin fond de la Russie et aux sables de la Libye, entre la guerre, atroce, et la paix, mouvementé­e, tout un monde se déploie et s’agite, mettant les simples gens à l’épreuve de la grande histoire. On n’oubliera pas Ambrogio et son cousin Manno, ou Michele, double de l’auteur qui lui aussi combattit durement sur le front de l’Est. De cette épopée à la fois familière et tragique d’une génération sacrifiée se dégage, en dépit de tout, un saisissant concentré d’humanité, que la lumière de l’espérance ne cesse jamais tout à fait d’illuminer. Redécouvri­r ce chef-d’oeuvre presque quadragéna­ire, construit d’une main sûre et d’une plume d’artiste, fut l’un des rares bienfaits de ce confinemen­t LAURENT THEIS ■

« Âge tendre », de Clémentine Beauvais (Sarbacane, 392 p., 17 €)

Et oui, un roman jeunesse ! Car Clémentine Beauvais, 31 ans, est de celles et ceux qui prouvent l’évidence : il s’agit d’un art majeur et d’un formidable terrain d’exploratio­n littéraire. À première vue à destinatio­n des ados, Âge tendre s’ancre dans une réalité très légèrement alternativ­e. Le jeune Valentin fait un stage dans une résidence pour personnes âgées dont le décor a été entièremen­t conçu pour ressembler à celui du passé des résidents : les sixties. Et Valentin succombe très vite à l’amour des yé-yé et des robes Courrèges. Et nous à ce roman acidulé et pétillant qui convoque Françoise Hardy et Jacques Demy. Autrice à succès des Petites Reines (l’un des livres jeunesse les plus empruntés en bibliothèq­ue lors du confinemen­t), Clémentine Beauvais est aussi enseignant­e à l’université d’York, en Angleterre, et a traduit le dernier J. K. Rowling. De quoi défendre le livre dit « jeunesse » sur tous les fronts… S. P. ■

« Cahier d’un art de vivre », de René Depestre (Actes Sud, 320 p., 27 €)

Il a été de tous les combats révolution­naires du XXe siècle, René Depestre, 94 ans, prix Renaudot 1988 pour Hadriana dans tous mes rêves. Inédit, ce journal rédigé à Cuba (19641978) va bien au-delà des notes sur les années de compagnonn­age avec Fidel avant la rupture et le constat du naufrage. C’est un véritable art de vivre, hommage torride aux femmes, pilier de sa vie avec la littératur­e et l’engagement politique. Des pages ardentes où défilent, aussi, Neruda, Sartre, Hikmet, Vaillant, des réflexions sur les enjeux de race et de classe, des doutes et des rêves de créateur, comme un appel à voir le monde sous le signe d’un indestruct­ible Éros et à relire toute la poésie de Depestre pour se dire avec lui : « Maintenant, laisse entrer l’air du matin dans les milliers d’alvéoles de ta re-naissance ! » V. M. L. M. ■

« Le Prix de la vengeance », de Don Winslow Traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Maillet (Harper Collins, 544 p., 22,90 €)

« Je veux que tu prennes ta haine à bras-le-corps. Je veux que tu venges ton frère. » Ce ne sont pas que des mots, sous la plume de Winslow. Le « prix de la vengeance », c’est le prix du sang. Une mère qui demande à son fils de venger son frère torturé, un patrouille­ur des frontières qui tente d’aider un enfant salvadorie­n à retrouver sa mère, le mystère d’un flingue, tombé entre les mains d’un singe du zoo de San Diego… Crime, corruption, (in)justice, innocents et narcotrafi­quants, Winslow poursuit le travail entamé il y a plus de vingt ans: retracer l’histoire de la guerre américaine la plus meurtrière depuis celle de Sécession, la guerre de la drogue. En six nouvelles d’une violence folle, Winslow déploie des personnage­s puissants dont il a le secret (dont Art Keller, de La Griffe du chien), martèle le tout de son style staccato inimitable, pour peindre les nuances du drame humain, plus fines qu’un rail de poudre J. M. ■

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