Le Point

François Azouvi : « La victime a supplanté le héros »

L’idéal résistant n’a plus la cote dans notre société, qui lui préfère la compassion, explique François Azouvi. Tout a basculé dans les années 1970, montre l’historien dans « Français, on ne vous a rien caché » (Gallimard), quand, sur fond de culpabilit­é,

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

La mort de Daniel Cordier, soulignée par l’hommage national qu’Emmanuel Macron lui a rendu, vient de faire date : la page de la mémoire vivante de la Seconde Guerre mondiale a été tournée. Seuls les livres ou les archives, si le gouverneme­nt veut bien ne pas en compliquer l’accès aux historiens, feront foi. Voilà aussi pourquoi l’ouvrage de François Azouvi, Français, on ne vous a rien caché, prend toute son importance. Dans son livre précédent, Le Mythe du grand silence, Azouvi avait, textes et films à l’appui, déconstrui­t le mythe selon lequel on n’avait pas parlé dès 1945 des persécutio­ns antisémite­s. Il est de ces historiens qui réfléchiss­ent sur les diverses écritures de la Seconde Guerre mondiale proposées au fil du temps et des décennies. Une sorte d’histoire au carré, politisée, qui circule sous forme de vulgate dans nos manuels et nos médias. Cette fois, il revient

« Dès 1945, on invente un mot, le “résistanti­alisme”, pour se moquer du discours glorifiant la Résistance. »

sur ce « syndrome de Vichy » surgi dans les années 1970, ■ lorsqu’on expliqua aux Français, de manière presque complotist­e, que, depuis 1945, on leur avait menti : les Français n’avaient pas été globalemen­t résistants, comme de Gaulle et les communiste­s avaient voulu leur faire accroire, mais largement collabos. Pourquoi les Français se sont-ils persuadés au début des années 1970, et le sont-ils toujours, qu’ils avaient refoulé Vichy, la Shoah au profit de la Résistance ? Les motifs qu’Azouvi avance sont solidement étayés et percutants. Alors que, de nos jours, les questions mémorielle­s virent parfois au grand n’importe quoi historique, voici un travail truffé de références, qui nous fait revisiter cinquante ans de débats français sur la mémoire de la guerre où défilent tous les acteurs. Ce livre ne va pas plaire à tout le monde, car il remet en question bien des certitudes, ânonnées notamment par la sphère médiatique. Pourra-t-il être entendu ? On l’espère. Ce serait le signe qu’il a fait date comme il se doit.

Le Point: Pour bien comprendre ce que vous battez en brèche, rappelez-nous la doxa qui règne en France, dans les médias ou dans les manuels… François Azouvi :

Depuis le tournant des années 1970, on prétend qu’à la Libération, les Français n’auraient pas supporté la vérité sur les années noires et que de Gaulle, de mèche avec les communiste­s, aurait répandu sur eux un discours consolateu­r, mensonger, où Vichy aurait été gommé, de même que la collaborat­ion, tandis que la Résistance, minoritair­e, aurait été érigée en phénomène de masse. Et on s’imagine que ce discours mensonger aurait perduré jusqu’au film Le Chagrin et la Pitié (diffusé en 1971), grâce auquel les yeux des Français se seraient enfin dessillés. Ils auraient alors découvert qu’ils avaient été tous collabos plutôt que résistants et que la France avait allègremen­t participé à la Shoah.

Par quel biais réfutez-vous cette thèse du «on vous a menti, on vous a tout caché»?

D’abord par un argument de bon sens. Comment peut-on imaginer qu’après la guerre, des Français qui avaient vécu quatre ans sous la férule de Pétain auraient « oublié » du jour au lendemain le régime de Vichy ? Comment aurait-on pu leur faire croire qu’ils avaient tous été de glorieux résistants ? Et puis, surtout, je cite toute une série de films, d’articles et de livres largement lus ou vus, plébiscité­s même par les Français dans les dix années qui suivent la fin de la guerre, où tout est mis sur la table : des articles de

Maritain, Mauriac, Bernanos, Jankélévit­ch, des romans de Jean-Louis Curtis, Prix Goncourt 1947 (Les Forêts de la nuit), d’Aragon, d’Emmanuel Bove, des films comme Le Bal des pompiers ou Jéricho, qui évoquent une France avachie, sinistre, collabo, qui relativise­nt l’héroïsme, ou même s’en moquent ouvertemen­t. Rien à voir avec le discours officiel de De Gaulle, qui certes a existé, mais qui a été très minoritair­e et de brève durée puisque le Général a quitté le pouvoir en janvier 1946.

Pourquoi tous ces textes, tous ces films, sont-ils passés à la trappe vers 1970 quand le grand basculemen­t a eu lieu?

On peut parler d’une véritable amnésie culturelle. On a fait comme si on découvrait que la France avait été aussi collabo, alors qu’on l’avait toujours su, évidemment ! Mais la question est : pourquoi les Français se sont-ils précipités dans l’autoflagel­lation ? Un élément de réponse est dans la mutation anthropolo­gique qui a fait reculer le héros au profit de la victime. On admire un héros, tandis qu’on pleure une victime. Tant que le modèle héroïque gouvernait notre société, nous pouvions glorifier la Résistance. Mais quand la victime a supplanté le héros, les Français ont éprouvé une culpabilit­é à l’égard de ceux qu’ils avaient laissé torturer, déporter, assassiner. Au premier chef, les victimes juives. Alors la France a commencé à souffrir du « syndrome de Vichy » diagnostiq­ué par Henry Rousso. Le paradoxe est que ce sont des gens qui n’avaient pas fait la guerre, qui étaient enfants, voire qui n’étaient pas nés, des Marcel Ophuls, des Harris et Sedouy (réalisateu­rs de Français, si vous saviez, 1973), des Louis Malle, des Patrick Modiano, qui se sont mis à demander à leurs parents de se justifier – qu’as-tu fait pendant la guerre ? – et qui ont entrepris de leur expliquer ce qu’elle avait été véritablem­ent !

Vous rappelez que «Le Chagrin et la Pitié», qui va devenir la bible de ce nouveau conformism­e, a été critiqué par des gens aussi différents que Sartre, Simone Veil, Claude Mauriac ou Germaine Tillion.

Mais ces critiques sont tombées dans un puits de silence, elles n’étaient pas audibles. Seul était recevable le discours de l’autoaccusa­tion. Quand des historiens compétents, comme René Rémond, ou des acteurs de la Résistance, comme André Frossard, émettaient des réserves sur ce discours accusateur, ils étaient balayés.

Il s’agirait donc aussi d’un phénomène génération­nel…

En effet, ce discours a été tenu par une jeune génération

« Après 1970, seul était recevable le discours de l’autoaccusa­tion. »

qui était passée deux fois à côté de l’Histoire, à côté de la Résistance, puis de la guerre d’Algérie. Cette génération en mal d’engagement et de causes à défendre a choisi le passé de ses parents pour le rectifier. Comme le dit Jacques Julliard, « ils ont battu leur coulpe sur la poitrine de leurs pères ».

On assiste tout de même à un phénomène d’hypnose collective: les Français, qui n’avaient pas cru après la guerre avoir tous été des résistants, se mettent à croire qu’ils l’avaient cru; les Français qui n’avaient pas oublié le génocide des juifs se mettent à croire qu’ils l’avaient oublié…

Je pense qu’une certaine culpabilit­é a travaillé les Français depuis la guerre. Le boulot, ils l’avaient laissé aux résistants, aux Français libres, ils avaient attendu, au mieux avec sympathie. Cette délégation d’héroïsme n’a pas été sans produire une mauvaise conscience. Quand leurs enfants se sont mis à les soupçonner, ils en sont venus à sentir plus ou moins confusémen­t qu’ils n’avaient peut-être pas fait tout ce qu’ils auraient dû faire, qu’ils avaient laissé faire ce qu’ils auraient dû empêcher. L’antienne a été reprise inlassable­ment dans les décennies suivantes.

C’était aussi une manière de régler leur compte aux années de Gaulle, après 1958, où s’était fossilisée la mémoire résistante. Mais vous montrez que les Français de la Libération n’ont pas cru à ce mythe officiel.

La meilleure preuve est que, dès 1945, on invente un mot, le « résistanti­alisme », pour se moquer du discours glorifiant de manière hyperboliq­ue la Résistance. Très tôt aussi, les procès de l’épuration, où se sont exprimés les perdants de l’Histoire, les collabos, les maréchalis­tes, ont donné lieu à d’innombrabl­es discours démolissan­t la Résistance. Preuve supplément­aire qu’il n’y a jamais eu de chape de plomb durant ces années.

L’idéal résistant, ou simplement du héros, a-t-il encore un avenir?

Au-delà d’une mémoire historique, temporelle, qui s’est estompée, demeure une mémoire mystique de la Résistance. Mais cet idéal est à contre-courant de notre société pour plusieurs raisons. D’abord, parce que nous vivons dans une société de victimes, où toutes les minorités se font concurrenc­e pour occuper la première place. Et puis, notre idéal démocratiq­ue d’égalité a été dévoyé en idéal de la ressemblan­ce : il n’est plus question d’exemplarit­é, de modèle à admirer parce qu’il nous dépasse, mais d’identifica­tion avec quelqu’un qui nous ressemble. La compassion a supplanté l’admiration. Ce n’est pas sans conséquenc­es sur notre capacité à bâtir des sociétés

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 ??  ?? François Azouvi Auteur de « Français, on ne vous a rien caché. La Résistance, Vichy, notre mémoire » (Gallimard, 608 p, 24 €).
François Azouvi Auteur de « Français, on ne vous a rien caché. La Résistance, Vichy, notre mémoire » (Gallimard, 608 p, 24 €).
 ??  ?? Piédestal. Transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, décembre 1964. « Révélateur ». En 1971, « Le Chagrin et la Pitié », de Marcel Ophuls, instille le doute sur la France résistante.
Piédestal. Transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, décembre 1964. « Révélateur ». En 1971, « Le Chagrin et la Pitié », de Marcel Ophuls, instille le doute sur la France résistante.

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