Le Point

Frédéric Schiffter : le peuple, histoire d’un « mythe »

Le philosophe Frédéric Schiffter publie « Contre le peuple » (Séguier). Il y décortique une notion qui, selon lui, relève du mirage, où le collectif supposé ne recouvre en réalité qu’une somme d’individus aux attentes diverses.

- SAÏD MAHRANE

Son essai Contre le peuple est né d’une joute ancienne. Dans les années 1970, à Toulouse, où il suivait des études de philosophi­e dans une université peuplée de gauchistes et de gudards, Frédéric Schiffter fut interpellé par un étudiant, en l’occurrence trotskiste : « Les ennemis du peuple dans ton genre, on les retrouvera ! »

Il faut dire que le jeune dandy n’appartenai­t à aucune obédience (« changer de monde, c’est changer de maître ») et haussait les épaules lorsqu’il entendait le mot « peuple ». Il apprit, plus tard, que le trotskiste en question était devenu énarque et haut fonctionna­ire… Mais c’est avec le réveil des Gilets jaunes que le philosophe, grand lecteur de Clément Rosset, a eu envie de disséquer le terme qui lui avait valu ce procès expéditif.

À l’heure où l’on observe une divinisati­on des masses dans les discours politiques, dans des revues ou sur moult plateaux de télévision, lui se lance, altier, dans une véritable entreprise de démystific­ation. Il s’est intéressé au peuple lui-même, mais aussi à ses relais et à ses porte-voix, qui entretiend­raient la fiction. « C’est une manie chez les épris de justice à l’abri de la nécessité de me caser dans le parti de la domination parce que leurs lubies idéologiqu­es, l’ostentatio­n qu’ils mettent dans leur combat, le pompeux qui orne leur discours m’incitent à la plus élémentair­e circonspec­tion », écrit-il, vengeur.

Le mensonge de la «décence commune». En philosophe, et non en facile pamphlétai­re, il a usé pour son essai du « rasoir » de Guillaume d’Occam, un instrument de critique des «"vocables généraux" qui enrobent la pensée de graisse ». « Ne jamais multiplier les notions générales sans nécessité », recommanda­it le philosophe anglais du XIVe siècle. Schiffter se range donc du côté des « nominalist­es » contre les « réalistes », qui croient, eux, à l’Homme, à la Femme, au Bonheur et à l’existence d’un Peuple. Le philosophe leur répond que nul ne peut rencontrer l’Homme ou le Peuple, mais qu’en revanche on peut serrer la main de tel ou tel homme issu d’un milieu modeste. « Le mot peuple, qui suggère un être à la fois pluriel et unifié dont politicien­s et intellectu­els se proclament les amis, ne renvoie, en toute rigueur, à personne. »

Les définition­s grecques du peuple permettent de constater ses différente­s acceptions : l’ethnos (groupe ayant en commun l’origine, la langue…), le laos (le public des rues, des marchés et des gradins), l’ocklos (la foule en effervesce­nce) et le démos (somme d’individus ayant les mêmes droits). L’auteur rappelle que les convention­nels de 1789 regroupaie­nt sous le nom de peuple, afin de fédérer la nation, tous les Français –riches bourgeois, rentiers, artisans, paysans… – qui ne faisaient pas partie des ordres déchus (noblesse et clergé). Schiffter relève également un changement de nature du mot, au XIXe siècle, lorsque « les termes de “race” et de “peuple” devinrent équivalent­s » pour les philosophe­s allemands. On parlait alors du Volksgeist (génie du peuple). À Michelet, l’auteur du magistral Le Peuple, le philosophe reproche d’avoir produit un « mirage réaliste ». Mais Michelet lui-même savait faire preuve de lucidité, confessant que le peuple était aussi vrai qu’« altéré et éphémère ».

Pour Schiffter, l’idée d’un peuple unifié et solidaire (la fameuse common decency orwellienn­e) est un autre mensonge. À le lire, ce peuple « fantôme » est d’abord une somme d’attentes individual­istes. « Si les sondeurs posaient à chaque citoyen la question : que demande le peuple ? Ils s’entendraie­nt répondre : “Ce que je désire, moi !” » Selon lui, la seule réalité qui vaille est le démos reposant, au sens civil et administra­tif, sur un ensemble de citoyens, riches ou pauvres. « Lors d’un vote, ce n’est pas le prétendu peuple qui se prononce, mais ce qu’on appelle à juste titre le corps électoral. »

Érudit et courageux – et parfois, hélas, aussi définitif que ceux qu’il conspue et qualifie de « philodoxes » (amis de l’opinion)–, Schiffter refait l’histoire de ce peuple, vivant ou mythique, qui sera encore, à coup sûr, au centre de la prochaine présidenti­elle

« Lors d’un vote, ce n’est pas le prétendu peuple qui se prononce, mais ce qu’on appelle à juste titre le corps électoral. » Frédéric Schiffter

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Frédéric Schiffter Philosophe, auteur de « Contre le peuple » (Séguier, 112 p., 14 €).

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