Le Point

Ceci n’est pas un prophète,

Selon le scientifiq­ue, la foi n’est pas une question de représenta­tion. Les musulmans n’ont donc pas à se sentir blessés par des caricature­s.

- par Idriss J. Aberkane

«Quand je serai mort, dit Diogène, jetez mon corps n’importe où. – Pour être dévoré par les vautours ? demandèren­t ses amis. – Pas du tout ; mettez auprès de moi un bâton pour les chasser. – Et comment les chasser, quand vous ne sentirez plus rien ? – Si je ne sens plus rien, répondra Diogène, quel mal me feront-ils en me dévorant ? » Cet argument antique a inspiré aussi bien Sénèque que Cicéron, et plus récemment Charles Bukowski.

C’est que l’humanité a tendance à voir des problèmes là où il n’y en a pas et, pour ces problèmes inexistant­s, on a pu tuer par milliers. Diogène, qui signifie « produit par Dieu », l’insolent qui dira à Alexandre : « Ecarte-toi de mon soleil », est le philosophe qui par excellence nous rappelle ce principe fondamenta­l. Il ne faut jamais créer des problèmes là où il n’y en a pas. Je suis musulman, né d’une mère de tradition catholique et d’un père affilié à une confrérie soufie, et je peux témoigner, en cette nouvelle période de folie collective, qu’il n’y a pas de problème de caricature­s du prophète Mahomet en France.

Et j’entends le démontrer.

C’est la preuve par Magritte : quand le peintre belge a présenté sa toile La Trahison des images, il a réaffirmé par l’art que la représenta­tion n’est pas la chose réelle. On ne peut pas fumer la pipe de Magritte. Donc « ceci n’est pas une pipe ». De même, si je n’ai pas le moindre problème à voir des dessinateu­rs athées représente­r une personne et clamer qu’il s’agit d’un certain prophète, c’est que rien en cela ne peut troubler ma foi profonde: ceci n’est pas un prophète. Pour le croyant, un prophète est un être sacré, c’est-à-dire fondamenta­lement inviolable, et ce ne sont pas quelques coups de crayon qui vont l’emprisonne­r.

L’inviolabil­ité prophétiqu­e est constammen­t rappelée dans les religions abrahamiqu­es. Le prophète Hénoch, ancêtre de Noé (Idris en arabe), est formelleme­nt décrit comme ayant été transporté directemen­t aux cieux sans mort physique, aussi bien dans la Genèse (5, 22) que dans le Coran (sourate de Marie, 19, 57). Jésus est formelleme­nt décrit comme impossible à souiller pour les musulmans : dans la sourate des Femmes (4, 157), il est affirmé que seule une image de lui a été laissée à ses ennemis pour les distraire, cependant qu’il était élevé vif au ciel. La profession de foi de tout musulman tient en une phrase : « Je témoigne qu’il n’y a de dieu que Dieu (Allah) et Mahomet est son prophète.» Or la nature d’un prophète est formelle : cette forme d’être ne peut être souillée. Et quand bien même le musulman se prendrait à rêver d’un monde uniforméme­nt islamique – où aucune caricature ne serait envisageab­le –, le Coran dit que c’est par pure volonté divine que différente­s civilisati­ons existent : « Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous tous un seul peuple » (5, 48). Selon l’interprète des « évangiles musulmans » Tabari, il existe 124 000 prophètes dans l’Histoire. Même pour certains croyants, l’athéisme est reconnu – en Inde, par exemple – comme une religion. Le rejet de toute forme peut être une voie spirituell­e. Cette argutie fut invoquée quand Obama signa son Frank R. Wolf Internatio­nal Religious Freedom Act, le 16 décembre 2016.

Autrefois, certains peuples premiers d’Amérique du Nord exprimaien­t la peur d’être pris en photo : « Ils croyaient que ce procédé pouvait voler l’âme d’une personne et manquer de respect au monde spirituel. Avec le temps, cependant, certains se mirent à chérir les photograph­ies comme des liens avec les ancêtres, et même à les intégrer dans des cérémonies », écrit Carolyn J. Marr (Taken Pictures). Ainsi la représenta­tion peut-elle être un aide-conscience ou une trahison. Je ne peux donc recommande­r que cette seule attitude à tous les musulmans : l’indépendan­ce dans la dignité. C’est insulter le Prophète que de le croire insultable, c’est trahir sa foi que d’agir comme si des coups de crayon pouvaient le capturer ou le ridiculise­r. Le Coran reconnaît le droit aux hommes de ne pas croire, dès lors des hommes peuvent croire sincèremen­t qu’ils capturent l’être prophétiqu­e par le dessin. Le musulman, lui, doit rester indifféren­t, car ce qu’il y a au bout de leur crayon, ce n’est tout simplement pas son prophète

■ * Dernier ouvrage paru : « L’âge de la connaissan­ce » (Robert Laffont).

C’est trahir la foi du Prophète que d’agir comme si des coups de crayon pouvaient le ridiculise­r.

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