Le Point

Mathieu Bock-Côté boycotté

Le Premier ministre du Québec, sur la suggestion des libraires, a publié une liste de lectures mentionnan­t l’essayiste québécois, pourfendeu­r du politiquem­ent correct. Mal lui en a pris !

- STRAUCH-BONART PROPOS RECUEILLIS PAR LAETITIA

La « culture de l’effacement » à la canadienne serait-elle plus virulente encore que sa cousine américaine ? Dans le pays «divers» et «inclusif» de Justin Trudeau, ceux qui osent interroger cette vulgate n’ont qu’à bien se tenir. En 2016, le cas de Jordan Peterson, ce chercheur en psychologi­e qui avait critiqué une loi visant à considérer comme discrimina­toire le non-respect « de l’identité et de l’expression de genre » avait défrayé la chronique. Le Québec n’échappe pas à la règle, même si la résistance y semble plus forte. Parmi les emblèmes de celle-ci, l’universita­ire et essayiste Mathieu Bock-Côté, critique du multicultu­ralisme et du politiquem­ent correct. Sa dernière mésaventur­e en dit long sur l’état du débat dans la province canadienne : alors que son dernier ouvrage, L’Empire du politiquem­ent correct (Éditions du Cerf), figurait parmi les lectures proposées par le Premier ministre François Legault dans une publicatio­n diffusée par l’Associatio­n des libraires du Québec (ALQ), le tollé fut tel que celle-ci préféra faire machine arrière, avant de remettre la liste en ligne. Une tempête woke (terme qui désigne les « éveillés » face aux injustices) dans le verre d’eau intellectu­el? Pas si l’on en croit Bock-Côté, pour qui le politiquem­ent correct risque d’asphyxier la société dans son ensemble.

Le Point: Pouvez-vous revenir sur cet événement rocamboles­que?

Mathieu Bock-Côté : Depuis le début de la pandémie, l’ALQ a demandé à des personnali­tés de faire leurs suggestion­s de lectures. Elles devaient pour cela produire une petite vidéo sur Facebook et faire une liste de dix ouvrages. Dans cet esprit, l’ALQ a invité François Legault à faire les siennes, ce qu’il a accepté. Parmi les dix livres proposés se trouvait mon plus récent ouvrage, L’Empire du politiquem­ent correct, dont il a eu la gentilless­e de dire grand bien. Cela a causé un immense scandale chez les militants woke, très présents dans le milieu culturel, qui ont accusé le Premier ministre de promouvoir un ouvrage inacceptab­le – disons que ces militants me chargent de tous les péchés idéologiqu­es qu’on puisse imaginer aujourd’hui ! Il fallait apparemmen­t mettre mon livre à l’index. Devant la charge, l’ALQ a décidé de retirer la liste de lectures du Premier ministre des réseaux sociaux et d’ajouter une mise en garde à sa vidéo en expliquant que les opinions exprimées par le Premier ministre n’engageaien­t que lui, comme s’il y avait quelques obscénités dans ses prescripti­ons. Mais on ne censure pas le Premier ministre du Québec sans que cela cause quelques remous ! Cette décision était lunaire ! Cette nouvelle affaire de censure s’est retrouvée au coeur de l’actualité, et la critique de l’opinion publique a été si vive que l’ALQ a dû republier la liste et faire ses excuses au Premier ministre. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les wokes ont contre-attaqué pour « exprimer et expliquer [leur] désaccord face à l’encensemen­t et la promotion de livres qui ont pour effet de banaliser le racisme au Québec». La controvers­e se poursuit.

François Legault est de centre droit. Pensez-vous que la réaction aurait été différente si le Premier ministre avait été de gauche et s’il avait mentionné un auteur «politiquem­ent correct»?

Cela va de soi. Un des grands reproches faits à François Legault, notamment par ceux qui condamnaie­nt l’ALQ pour l’avoir invité, c’est de ne pas se soumettre à la théorie du racisme systémique, qu’ils sont nombreux à vouloir faire entrer dans la gorge des Québécois. François Legault incarne, en ce moment, une résistance tranquille au politiquem­ent correct. Il serait intéressan­t de savoir à quelles idées on doit obligatoir­ement adhérer si on veut avoir accès à l’espace public sans s’y faire lapider symbolique­ment.

Les libraires québécois sont-ils majoritair­ement «politiquem­ent corrects»?

Je pense généraleme­nt du bien de nos libraires. Cela dit, le milieu culturel est traversé par la mouvance woke. Lorsque cette dernière prend quelqu’un pour cible, elle se lance dans une campagne de dénigremen­t pour détruire sa réputation et le bannir de la cité – on parle d’ailleurs de cancel culture. Il s’agit d’« infréquent­abiliser » une figure publique, de la rendre radioactiv­e ou, comme on dit, sulfureuse et nauséabond­e. Les réseaux sociaux redonnent vie à la figure de la foule lyncheuse. Il est évidemment difficile de résister à une telle charge, surtout si on partage la vision du monde des wokes, sans se reconnaîtr­e nécessaire­ment dans leurs méthodes, ce qui est souvent le cas dans les milieux culturels et intellectu­els.

Cette histoire semble une parfaite validation, presque comique, des thèses de votre livre. Les militants «woke» ne se tirent-ils pas une balle dans le pied?

Oui, il y a quelque chose d’ironique à chercher à censurer un livre qui veut décrypter les nouveaux mécanismes de la censure. Mais ce n’est pas très surprenant. Car cette censure s’inscrit dans une séquence particuliè­rement inquiétant­e. Depuis deux ans, la censure multiplie ses manifestat­ions. Des pièces de théâtre sont annulées, des conférence­s aussi. Et, depuis six mois, la dynamique inquisitor­iale s’est radicalisé­e. On l’a vu avec la querelle autour du mot « nègre ». Paru en 1968, Nègre blanc d’Amérique est un des ouvrages majeurs de la littératur­e québécoise. Il proposait une réflexion sur la situation tragique des Canadiens français. Pour avoir prononcé ce titre dans une réunion de travail à CBC, une animatrice de la chaîne a été dénoncée puis a perdu son poste. Car le mot « nègre », même lorsqu’il est présent dans le titre d’un livre, serait une violence à l’endroit des «personnes racisées». À l’université d’Ottawa, une professeur­e a été suspendue pour avoir prononcé le mot interdit dans un cadre pédagogiqu­e en expliquant comment la communauté noire se l’était approprié pour le retourner contre ses oppresseur­s. Les militants hypersensi­bles prétendant parler au nom des minorités sont en droit d’institutio­nnaliser leur définition du blasphème au coeur de l’espace public. J’ajoute que, chaque fois, les censurés se sont excusés ensuite d’avoir offensé leurs censeurs. La révolution dévore toujours ses enfants.

Mais ne nous trompons pas. Cette méthode fonctionne. Comme l’expliquent ses théoricien­s, la censure est efficace à la longue. On le voit avec la censure des conférence­s. La première censure fait scandale. La deuxième un peu moins. À la troisième, on s’habitue. Et la quatrième fois, on n’invite plus le pestiféré. On le fuit. On pratique l’autocensur­e. Pour éviter les soucis, on apprend quels sujets aborder et surtout lesquels fuir, et quelle position adopter publiqueme­nt pour ne pas susciter la controvers­e. Je ne compte plus le nombre d’intellectu­els, de journalist­es, de professeur­s ou de simples citoyens qui m’écrivent pour me dire qu’ils sont condamnés à l’autocensur­e dans leurs milieux respectifs.

Le concept de «politiquem­ent correct» est présent dans le débat public depuis les années 1980. Comment est-il né? Est-il différent aujourd’hui d’hier?

Il est né sur les campus américains, à la manière d’une institutio­nnalisatio­n de la nouvelle morale issue des « Radical Sixties » [les années 1960, NDLR]. Il s’en est d’abord pris au corpus des grandes oeuvres associées à la tradition occidental­e – on l’accusait d’être composé d’auteurs à ranger dans la catégorie des « Dead White Males » [mâles blancs et morts, NDLR]. Il fallait décolonise­r la culture en désacralis­ant les oeuvres, en les réduisant à une série de préjugés et de stéréotype­s à déconstrui­re. Cette nouvelle morale, particuliè­rement inquisitri­ce, est devenue dominante sur les campus américains. Surtout, elle n’y est plus confinée. Le monde des médias comme celui de l’entreprise, aujourd’hui, parlent sans gêne de racisme systémique, de privilège blanc, de fragilité blanche, et ainsi de suite. Le régime diversitai­re racialise intégralem­ent les rapports sociaux et accuse de racisme ceux qui critiquent cette dynamique. Témoigne aussi de la normalisat­ion du politiquem­ent correct la multiplica­tion des ateliers de rééducatio­n dans les entreprise­s pour amener le grand méchant homme blanc à confesser ses privilèges. On le condamne à l’expiation sans rédemption. Sa simple blanchité est la marque de sa culpabilit­é ontologiqu­e.

Quel lien faites-vous entre le politiquem­ent correct et la liberté d’expression?

Le premier a pour vocation de contenir et d’encadrer la seconde jusqu’à l’étouffer. D’ailleurs, l’appel à la censure est aujourd’hui revendiqué : on expliquera que la liberté d’expression ne devrait pas être celle de tenir des propos « haineux » ou heurtant l’émancipati­on des groupes marginalis­és, qui exigent de faire de l’espace public un safe space où ils ne seront plus contredits ou critiqués. C’est d’ailleurs ce qui indignait certains dénonciate­urs de François Legault : « Les prescripti­ons littéraire­s ne sont plus cet espace viable et sécuritair­e qu’il était devenu. Il est, en une vidéo, devenu ce lieu, comme tant d’autres, où se répètent les violences, les oppression­s. Où on nous rappelle que le racisme, le sexisme et la queerphobi­e ont encore une place prédominan­te même dans les espaces qu’on essaie, à nos corps défendants, de rendre un peu plus émancipate­urs. » Mais, on l’aura compris, tout et n’importe quoi peut être rangé parmi les propos haineux

« Le monde des médias et celui de l’entreprise, aujourd’hui, parlent sans gêne de racisme systémique, de privilège blanc. »

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Sulfureux. L’essayiste et universita­ire québécois Mathieu Bock-Côté.
 ??  ?? Tollé. François Legault, Premier ministre québécois, présente un de ses dix choix de lecture à la demande de l’Associatio­n des libraires du Québec.
Tollé. François Legault, Premier ministre québécois, présente un de ses dix choix de lecture à la demande de l’Associatio­n des libraires du Québec.

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