Bulgarie : Boïko Borissov, le cow-boy de l’Europe
Le Premier ministre bulgare a beau être empêtré dans les scandales, il reste cajolé par Bruxelles.
L’homme est allongé en travers du lit. Il dort. Il a les bras étendus, les pieds à l’air et son crâne rasé repose sur un coussin. Un drap orné de papillons recouvre une bedaine qu’on devine imposante. Il arbore un bronzage de vacancier. Sur sa table de chevet, un pistolet, un Glock 17, côtoie des tubes de crème. Un tiroir est ouvert : des lingots d’or et des liasses de billets de 500 euros s’y entassent. L’équivalent de 1 million d’euros, rien qu’en coupures.
L’homme endormi s’appelle Boïko Borissov, 61 ans. Il occupe le poste de Premier ministre de Bulgarie, la fonction la plus puissante du pays. Il a été photographié dans la chambre de sa résidence officielle, dans le quartier Boyana, à Sofia. Depuis la diffusion des clichés l’été dernier, l’intéressé crie au complot. Le colt ? « Oui, j’en ai un ! Quand je dors je suis inquiet, je me sens sans défense. » Le reste ? « On m’a envoyé une jolie fille », dit-il. La scène aurait pu se dérouler dans une lointaine république d’Asie centrale. Elle a lieu dans l’un des 27 États de l’UE. Certes, pas le plus vaste ni le plus riche, mais un membre familier, intégré à la maison européenne depuis 2007.
À sa tête donc, Boïko Borissov, un colosse de plus 100 kilos dont les frasques laissent Bruxelles de marbre. « Quand j’en parle aux gens de la Commission européenne, on me répond : “C’est la Bulgarie !” » se désole l’eurodéputée bulgare Elena Yoncheva. Elle a pourtant des raisons de s’inquiéter. Dans un enregistrement téléphonique révélé il y a quatre mois, Borissov promet de la « broyer » afin de stopper ses demandes d’enquêtes. « Je passe le moins de temps possible à Sofia », reconnaît-elle. Ce n’est pas tout. Dans la même conversation, il se moque de ses homologues européens. « Je leur dis que je ne comprends
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Liberté de la presse inexistante, taux de corruption et de pauvreté les plus élevés de l’UE… la Bulgarie affiche un palmarès piteux.
pas bien l’anglais, c’est comme ■ ça que je les encule, ces étrangers et ces Premiers ministres… », dit-il.
Pas de quoi ébranler la confiance des «étrangers». En octobre, Donald Tusk, président du Parti populaire européen (PPE) – le parti qui regroupe, entre autres, la CDU d’Angela Merkel et les Républicains –, reçoit Borissov à Bruxelles. Il a besoin d’en savoir davantage sur ce qu’il appelle un « scénario de film policier ». La rencontre s’achève avec le sourire. « Il a fait des erreurs évidentes, mais il a été honnête avec moi, déclare Tusk. Et d’ajouter : Permettez-moi de rester discret car il s’agit de sa vie privée. » Fermez le ban.
Depuis, Borissov plastronne. Et tente de faire diversion. « D’abord, je dors toujours nu, sans couverture », dit-il pour justifier un photomontage. Il évoque ensuite la femme d’un oligarque emprisonné, venue le séduire et le piéger. Puis un coup des services secrets russes. Enfin, une manoeuvre du président bulgare, Roumen Radev, son ennemi politique. « Il envoie des drones pour me surveiller, lance-t-il lors d’une conférence de presse. Il les pilote luimême jusqu’à 1 mètre de ma fenêtre. »
Borissov collectionne les scandales. Au point de pousser des milliers de manifestants dans les rues de la capitale pendant plus d’une centaine de jours. Après onze ans de pouvoir, le cow-boy des Balkans affiche, il est vrai, un palmarès piteux. Il y a d’abord les taux de corruption et de pauvreté, les plus élevés de l’Union européenne. Ensuite, l’absence de liberté de la presse, classée au 111e rang mondial, derrière la Guinée et le Koweït, alors qu’elle égalait celle de la France lors de l’adhésion de Bulgarie à l’UE. Enfin les investissements étrangers, ramenés à 1 milliard de dollars contre 8 milliards en 2008, sont en chute libre. Un bilan pourtant justifié par son entourage. « Il n’a jamais eu de majorité pour mettre en oeuvre des réformes », insiste Georgi Harizanov, l’un de ses amis et partenaire de tennis.
Borissov s’enorgueillit néanmoins d’une chose : l’extension de 20% du réseau routier sous son mandat. Presque chaque jour, il s’installe au volant de son Toyota 4 x 4 et s’engage sur une portion de bitume frais. « Une pure beauté ! » s’extasie-t-il, en ce 12 novembre. Assis à l’arrière, le ministre de la Santé intervient : « M’autorisez-vous à dire quelque chose ? – Bien sûr, nous sommes là pour discuter. – Nous avons soigné 700 personnes du Covid. – Très bien, qu’ils se rétablissent… Regardezmoi ce pont et ces lignes blanches ! » Puis il ralentit, et ouvre sa vitre : « Salut les lions, vous travaillez ? » lance-t-il à deux ouvriers, pelle à la main. « Quelle beauté ! »
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« Je leur dis que je ne comprends pas bien l’anglais, c’est comme ça que je les enc…, ces étrangers. » Boïko Borissov, à propos de ses homologues européens
Des beautés souvent éphémères, ■ en raison de la mauvaise qualité des matériaux, et surtout très onéreuses. Le kilomètre d’une autoroute bulgare coûte trois fois plus cher que son équivalent en Norvège. En cause : des pots-de-vin culminant à 50 % du montant des contrats et le découpage des appels d’offres. Car pour éviter la candidature des entreprises étrangères, les autorités ont une astuce : elles attribuent aux constructeurs locaux des tronçons de moins de 10 kilomètres. De quoi maintenir l’opacité des marchés et le pillage des fonds européens. « Quelque 400 millions d’euros ont été détournés sur une dernière aide européenne de 1 milliard d’euros », assure le journaliste d’investigation du site Bird Atanas Tchobanov. « On vit dans une petite Russie avec un système judiciaire aux ordres, figé à l’époque communiste », ajoute Nikolay Staykov, du Fonds anticorruption à Sofia.
Un marécage dans lequel Borissov évolue avec brio. L’homme, il est vrai, a des références. Il démarre sa carrière dans les années 1990 en créant une société de sécurité privée, Ipon-1. Il a déjà une image de casse-cou. Ceinture noire de karaté, pompier de formation, il développe très vite son affaire à une époque où le racket relève de l’ordinaire. Il se lie avec Roumen Nikolov, alias « le Pacha », son partenaire de karaté mais aussi le fondateur de SIC, une organisation criminelle impliquée, entre autres, dans le vol de voitures, le trafic d’héroïne et la prostitution. Borissov se fait un nom. Il devient le garde du corps de l’ex-dictateur communiste Todor Jivkov, puis celui de l’ancien roi de Bulgarie Siméon II de Saxe-Cobourg-Gotha. Ses parrains politiques. «Il a appris, du premier, à éliminer les ennemis intérieurs, et du second, l’art de s’entendre avec les pays puissants », souligne la sociologue Boriana Dimitrova. En 2001, lorsque Siméon, revenu d’exil après la chute du communisme, devient Premier ministre, Borissov se retrouve propulsé secrétaire général de la police. C’est le début de son ascension. Il multiplie les raids contre les petits bandits en surgissant sur les lieux du crime, vêtu de noir. On le surnomme bientôt « Batman ». « Il en a profité pour éradiquer les groupes mafieux rivaux de ses amis », se souvient le consultant Arman Babikyan, jadis employé à ses côtés. Qu’importe, sa popularité explose.
Surgit alors dans son cercle une autre figure : Valentin Zlatev, patron de Lukoil, en Bulgarie, filiale du géant pétrolier russe. Ce dernier confie à Ipon-1 la surveillance de son réseau d’oléoducs. Une amitié ponctuée de parties de belote s’installe avec l’unique fournisseur d’énergie du pays. Zlatev, soupçonné de travailler pour les services de renseignements russes, va jusqu’à payer l’asphalte des routes en échange de terrains municipaux, sur lesquels il construit ses stations-service. Il fait de Borissov un millionnaire et se pose en « faiseur de roi », comme l’indique un télégramme diplomatique américain révélé par WikiLeaks.
Un caïd à Bruxelles. En 2005, l’élection de Borissov à la tête de la mairie de Sofia est une formalité. Il s’y installe à la façon d’un caïd. Il se rend aux JO de Turin habillé d’une veste en cuir et muni de son pistolet. Même décontraction lorsqu’il rencontre des représentants allemands du PPE au Hilton de Sofia. Avant d’engager la discussion, il dépose ses deux calibres sur la table. « Vous êtes fou ! » s’exclament ses interlocuteurs. « Ça me serre le ventre », leur répondil. Sa première visite à Bruxelles donne même lieu à une méprise. Lorsqu’il se présente avec son état-major chez le député français au Parlement européen Joseph Daul, à l’époque patron du groupe PPE, on le prend pour le garde du corps. « Vous pouvez laisser votre sécurité dehors», lance l’assistant de l’eurodéputé.
Un jour, lors d’un dîner de travail, Borissov trône à table au milieu d’une douzaine d’acolytes. Le cigare aux lèvres, il regarde à la télé un match de foot avec le Real Madrid. Il a devant lui une épaisse entrecôte. Soudain, il fait glisser son assiette vers son adjoint.
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Merkel l’interpelle lors de ses visites : « Boïko, Boïko ! » Et, aux dîners des Conseils, ils se livrent à un rituel : Angela offre sa viande à Boïko.
« Enlève-moi l’os », ordonnet-il. ■ Nul ne le contredit. En 2009, le boss de Sofia s’impose à la tête du gouvernement. « Il était capable de faire passer un entretien à un futur ministre, dans la cour de sa villa, au milieu de ses chiens, le torse nu, en short et en lisant un journal », raconte sa biographe Kristina Krasteva.
« Il n’a aucune conviction ». L’adjoint affecté à l’entrecôte, le voici : Tsvetan Tsvetanov, 55 ans. Il reçoit dans un bureau truffé de médailles offertes par les polices européennes et gardé par des individus mal rasés, vêtus de blousons sombres. C’est l’homme des basses oeuvres du Premier ministre depuis presque vingt ans. Et l’architecte du parti au pouvoir, Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie (GERB). Sauf que le tandem vient de rompre. Tsvetanov fustige le comportement de son ancien patron, surpris au milieu de sa montagne de billets. « Il n’a jamais eu de bonnes relations, dit-il. En démocratie, c’est grave », ajoute-t-il, en oubliant qu’il a lui-même été épinglé pour l’acquisition frauduleuse de deux appartements de luxe.
Il n’empêche, hors des frontières, Boïko Borissov enchante ses pairs. La raison ? « Comme il n’a aucune conviction, il fait ce qu’on lui demande », souligne l’ex-ambassadeur bulgare à l’ONU Stefan Tafrov. C’est le cas avec Vladimir Poutine, auquel il promet le raccordement de son pays au gazoduc TurkStream en provenance de Russie. C’est aussi le cas avec le président turc, Recep Tayyip Erdogan, auquel il renvoie les partisans de Fethullah Gülen, l’ennemi numéro un d’Ankara, qui cherchaient asile en Bulgarie. C’est enfin le cas avec Angela Merkel. « Ils sont dans un échange de bons procédés, résume un diplomate occidental. Borissov apporte ses six eurodéputés au Parti populaire européen, dominé par les Allemands, et on lui fiche la paix. » L’ex-ministre de la Justice Hristo Ivanov se souvient d’avoir tenté de convaincre Borissov de réformer le statut du tout-puissant procureur général. Réponse de l’intéressé : « Je ne le ferai que si Merkel me le demande. » « Depuis ce jour, j’ai compris que rien ne bougerait », soupire Ivanov.
De fait, Borissov et Merkel s’entendent à merveille. Il suffit de voir la chancelière allemande l’interpeller lors de ses visites : « Boïko, Boïko ! » ou opiner, l’air réjoui, à ses déclarations en conférence de presse. Lors des dîners des Conseils européens, tous deux se livrent à un jeu devenu un rituel. Angela offre sa tranche de viande à Boïko, toujours affamé. En 2015, au moment de la crise des réfugiés, Borissov s’attire encore ses louanges. Il négocie avec Erdogan le maintien des migrants en Turquie tout en construisant un mur à sa frontière. « Comparé aux Polonais ou aux Hongrois, il ne pose jamais de problème », poursuit le diplomate.
Dès lors, Borissov peut franchir toutes les lignes. Un homme d’affaires l’y aide : Delyan Peevski, 40 ans, un allié de l’ombre qui contrôle, dit-on, 80 % des médias. « En une journée, 16 de ses publications ont diffusé de fausses informations sur ma famille et mes clients », raconte l’avocate Maya Manolova, décidée à se présenter aux élections législatives, prévues le 28 mars prochain. « Je ne sais pas si on me le permettra », nuance-t-elle.
Chantage. Car l’ex-karatéka sait se débarrasser des importuns. Y compris parmi ses vieux compères des années 1990. Vassil Bojkov, 64 ans, dit « le Crâne », est l’un d’eux. « C’est le gangster le plus ignoble de Bulgarie », précise une note diplomatique de l’ambassade américaine de 2009. L’homme au visage anguleux détient l’une des plus grosses fortunes du pays (1,5 milliard de dollars) grâce à ses casinos et ses hôtels. Des biens convoités. Il a fui en janvier, sous la menace d’un mandat d’arrêt. Ce matin, Bojkov s’exprime par Zoom depuis Dubai, son refuge. Il raconte ses visites régulières chez le Premier ministre Boïko Borissov et sa soudaine disgrâce. « Borissov m’a dit : “Soit tu nous aides, soit on crée une loi qui va t’empêcher de continuer tes affaires.” » La suite ? « J’ai envoyé un messager avec, au total, plus de 30 millions d’euros de cash dans des sacs pour le ministre des Finances et Borissov. » Une « aide » qui n’a pas empêché la saisie de ses biens. Depuis, Bojkov observe avec amusement les démêlés de Borissov dans sa chambre à coucher. « C’est son style de faire le malin devant une fille avec ce paquet d’argent, dit-il. Mais je ne serais pas surpris qu’il soit réélu. »
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Lors d’une rencontre avec des Allemands du PPE au Hilton de Sofia, il dépose ses deux calibres sur la table avant d’engager la discussion.