Jean-Loup, Claude, Yves et les autres
Ils étaient amis, et leurs films leur ressemblaient. Avec la mort de Jean-Loup Dabadie s’est éteinte l’une des plus sympathiques et talentueuses bandes du cinéma français. Retour sur une génération en or.
Si une autre vie existe, alors ça y est: depuis que Jean-Loup Dabadie a tiré sa révérence au printemps dernier, précédant de peu son copain Bedos, la voilà presque reconstituée, la plus chouette bande de potes du cinéma français. Leurs retrouvailles doivent ressembler à un déjeuner qui n’en finit pas, dans une maison de campagne ou bien de bord mer, ils sont certainement en train de s’engueuler, mangent comme quatre, boivent trop, parlent politique, divorces, films réussis ou projets avortés… Vous entendez Sautet, une Gitanes vissée au bec pour l’éternité, donner du « mon coco » à tout le monde ? Vous voyez Yves Robert avec sa veste de jardinier, Reggiani et son air de chien battu, Montand et Lino en bout de table ? Tiens, Bedos fait du mauvais esprit et « Jean-Jean » Rochefort lui cherche comme d’habitude querelle. Romy Schneider est là aussi. Et Dabadie, que Truffaut surnommait avec admiration l’« écrivain de cinéma », sourit à ces comédiens, à ces réalisateurs qui étaient aussi ses amis : il leur a, sans nul doute, offert leurs meilleurs films et leurs meilleurs rôles…
Autour de lui, grâce à lui, cette bande a cultivé, à l’exact opposé de la nouvelle vague, le goût du cinéma « écrit », qui repose sur un scénario solide et des dialogues tirés au cordeau, souvent conçus à plusieurs mains. Dabadie fut un scénariste et dialoguiste hors pair. Sautet, on le sait moins, fut aussi un « ressemeleur » de scripts surdoué, celui que tout le milieu du cinéma français des années 1960 a appelé au secours, parfois en secret, pour redresser des histoires bancales, étoffer des personnages, trouver une chute brillante… Yves Robert et Claude Sautet sont meilleurs amis à la ville, des frères, et leur copain Jean-Loup va écrire alternativement pour l’un et pour l’autre, avec l’un, avec l’autre. Et le rituel est toujours le même… D’abord, l’étape de l’écriture « debout », celle où, dans le bureau de Jean-Loup, on accroche au mur des feuilles surlignées aux feutres de couleur, pour visualiser les scènes, couper quand il le faut et chercher le bon rythme. Puis vient le temps de l’écriture « assise », Dabadie, installé à sa table, perfectionnant sans fin le texte jusqu’à ce que le moindre déplacement, regard, soupir, figure à la bonne place : tout est écrit, c’est un cinéma de
didascalies… Quand Jean-Loup se lance, c’est à l’encre bleu clair. Et lorsque le texte est enfin abouti, il l’achève à l’encre noire. Le bureau empeste alors la Gitanes, mêlée, selon les jours, au parfum au vétiver d’Yves Robert, ou à celui d’Habit rouge que porte invariablement Claude Sautet… « Prenez les histoires et les dialogues que Jean-Loup écrit pour Claude Sautet, mettez-les dans un shaker, agitez puis versez: vous avez les films d’Yves Robert, tout le monde éclate de rire », a dit un jour Pascal Jardin…
Virtuoses du film choral. Or ce qu’ils aiment par-dessus tout, Sautet, Robert et Dabadie, c’est raconter ce qu’ils connaissent. Pas seulement, comme le leur ont reproché avec mépris les Cahiers du cinéma, les déceptions des Trente Glorieuses et de la petite bourgeoisie giscardienne, mais plutôt ce moment de la vie où le temps commence à presser, où il faut composer avec le corps qui flanche et l’amour qui quelquefois se délite, avec les tromperies, les infarctus, les faillites, et où hommes et femmes résistent bien mieux aux désillusions lorsqu’ils ont, tout bêtement, des amis… Personne n’a mieux exalté l’amitié que ces trois virtuoses du film choral, et aucune bande n’a sans doute aussi intrinsèquement mêlé le cinéma et la vraie vie. Passés à la loupe, tous leurs films portent, que ce soit dans l’histoire qu’ils racontent ou dans les noms qui défilent au générique, la marque de leur amitié. Ainsi, le fils d’Yves Robert, Jean-Denis, ou l’ex femme de Bedos, Sophie Daumier, jouent dans certains films de Sautet, écrits par Dabadie, qui est lui-même le parrain du fils de Bedos, Nicolas. Ainsi, les grandes tablées au moulin de la Guéville, chez Yves Robert, ressemblent à s’y méprendre aux parties de campagne qu’aime tant mettre en scène Claude Sautet. Et puis les dissensions politiques mises en scène dans Une histoire simple ou dans Vincent, François, Paul et les autres rappellent que les convictions d’un Bedos ou d’un Robert de gauche s’opposent à celles d’un Dabadie foncièrement de droite, sensibilités idéologiques qui n’ont jamais altéré leur entente.
« On partageait des déjeuners, des dimanches, des fêtes, des chagrins. Nous jouions dans nos films sans le savoir, nous étions leurs personnages sans le vouloir », a déclaré un jour Jean-Loup Dabadie. Quelques années avant sa mort, il déplorait, dans une interview donnée au Nouvel Obs, que le cinéma d’aujourd’hui ait désormais si peu de temps à perdre avec l’amitié. Et il citait son ami Sautet : « Autrement, qui on est ? » Voici, en quelques scènes emblématiques, qui ils étaient…
Le troisième homme en pyjama
Le 12 mars 1970, Les Choses de la vie sort en salles et fait un carton, 3 millions de spectateurs. Le scénario est signé Claude Sautet et Jean-Loup Dababie. Les deux hommes s’étaient rencontrés en 1965, s’étaient perdus de vue, et puis Jean-Loup est revenu voir Claude avec un livre de Paul Guimard et, à deux, en
« On partageait des déjeuners, des dimanches des fêtes, des chagrins. Nous jouions dans nos films sans le savoir. Nous étions leurs personnages sans le vouloir. » Jean-Loup Dabadie
quatre mois et dans une entente formidable, ■ ils ont adapté cette histoire tragique. Avec ce film, Sautet, qui fut très éprouvé par l’échec de son Arme à gauche, reprend goût à la réalisation. Il signe aussi la première de ses collaborations avec celle qui deviendra son actrice iconique, Romy Schneider… Mais le duo Sautet-Dabadie, qui se lie alors pour la vie, fait à l’époque la connaissance d’un troisième homme décisif. Il s’appelle Philippe Sarde, il a 19 ans et sort tout juste du Conservatoire. Sautet, qui vient d’achever le tournage du film, est en panne de compositeur et a demandé au jeune homme de trouver quelque chose. Nous sommes en septembre 1968, le musicien reçoit le cinéaste chez lui, du côté des Champs-Élysées. Il est 19 heures, et Sarde, encore en pyjama, se met au piano pour jouer les premières mesures du thème principal. Aucune réaction du cinéaste, assis à sa gauche. Sarde pense avoir raté son coup, mais, se retournant, voit Sautet pleurer : c’est exactement la mélodie que le réalisateur attendait. Le lendemain, aux studios d’Épinay, Philippe Sarde découvre le film en projection. Il trouve Romy Schneider magnifique et la scène au ralenti de l’accident, spectaculaire. Mais quelque chose, d’après lui, ne fonctionne pas. Pourquoi, se hasarde-t-il, ne pas montrer les quelques jours qui précèdent la mort de Pierre, joué par Michel Piccoli ? Or c’est exactement ce que Jean-Loup Dabadie avait écrit grâce au procédé du « flash forward » – un saut en avant sur la scène de l’accident qui dure quelques secondes –, mais tout a été coupé au montage. Au grand étonnement de sa monteuse, Jacqueline Thiédot, le réalisateur écoute le conseil du jeune homme. Dès lors, à la manière dont Dabadie sera le scénariste préféré de Sautet, Philippe Sarde deviendra son compositeur attitré, jusqu’à son dernier film.
Le duo SautetDabadie, qui se lie pour la vie, fait la connaissance d’un troisième homme décisif. Il s’appelle Philippe Sarde, il a 19 ans et sort tout juste du Conservatoire.
Sautet en colère sur la plage de Sète
Manches de chemise roulées au-dessus du coude, visage écarlate, il a arraché son casque, a hurlé sur Sami Frey et est parti marcher sur la plage de Sète en plantant là toute l’équipe, tremblante. Depuis des semaines, l’ambiance du tournage de César et Rosalie est irrespirable. L’histoire de ce trio amoureux, que Jean-Loup Dabadie et Claude Sautet ont mis plus d’un an, dans la douleur, à écrire, Sautet l’a en tête depuis 1963… Mais Yves Montand et Sami Frey s’entendent mal, se jaugent et se jalousent. Sautet est déçu par Sami, dont il juge le phrasé inintelligible, Romy, qui aime tellement le mélodrame, se ligue avec Sami contre Montand, et chaque jour ou presque des scènes d’engueulades éclatent : c’est l’enfer… Sur la plage de Sète, on tourne la séquence où César, après avoir roulé toute la nuit pour rejoindre David et Rosalie, impose sa présence au couple, qui pique-nique devant la mer. Il fait chaud. On multiplie les prises. Et Sautet, une fois de plus, peste de ne pas entendre Sami. Cette fois, c’est décidé, l’entend-on éructer à l’autre bout de la plage, tirant comme un damné sur sa cigarette,, il arrête le cinéma… Il faut dépêcher Romy à ses trousses : elle est une des seules à savoir le calmer. Les colères terribles de Sautet
sont fréquentes et redoutées sur les plateaux de cinéma de l’époque. L’ami Piccoli, qui incarne un peu dans tous ses films le double angoissé du réalisateur, avouera d’ailleurs s’être directement inspiré de lui pour jouer la géniale scène du gigot dans Vincent, François, Paul et les autres… Celle où son personnage, furieux, quitte la table en vociférant cette phrase mythique : « Je vous emmerde tous avec vos dimanches et votre gigot à la con »…
Un dîner chez Lino Ventura
« C’est moi, c’est l’Italien »… En 1971, Jean-Loup Dabadie a écrit pour Serge Reggiani cette chanson qui a fait sangloter la France entière. En ce début des années 1970, les «Italiens», qu’ils soient de la première ou deuxième génération de l’immigration, trustent tous les beaux rôles du cinéma français: Marcello Mastroianni, mais aussi Ugo Tognazzi, Serge Reggiani, Michel Piccoli, Yves Montand et Lino Ventura, évidemment… Lino doit à son ami Claude Sautet, qui a écrit le scénario et achevé lui-même le tournage de Le fauve est lâché, en 1959, le véritable décollage de sa carrière. Quinze ans plus tard, l’ancien catcheur né à Parme est devenu une tête d’affiche, qui n’aime rien tant que recevoir ses copains chez lui, à Saint-Cloud, pour des plats de pâtes préparés par sa femme, Odette, et toujours servis par ses soins. À la table des époux Ventura, dans une ambiance presque familiale, on trouve Jacques Brel, Georges Brassens, Gérard Oury, Claude Sautet, le sculpteur César… Mais, ce soir de 1974, c’est à JeanLoup Dabadie et à Claude Pinoteau – lui aussi italien ! – que Lino, debout, avec la gravité qu’il met toujours dans ce cérémonial, sert des spaghettis brûlants à ses convives. La Gifle, écrit par Dabadie et mis en scène par Pinoteau, vient de connaître un immense succès populaire… L’acteur y incarne un père élevant seul une fille turbulente jouée par la pétulante Adjani, et l’une des scènes montre d’ailleurs un Lino plus vrai que nature servir des pâtes au maladroit amoureux de sa fille, joué par Francis Perrin, qui a, sur le tournage, prise après prise, avalé sans broncher des kilos de spaghettis… Seulement, ce soir-là, le cérémonial de Saint-Cloud est interrompu par un coup de fil venant du Fouquet’s. La Gifle vient de recevoir le prix LouisDelluc – déjà obtenu en 1972 par Dabadie et Sautet pour Les Choses de la vie –, une consécration critique inattendue. Les époux Pinoteau et Dabadie, tout à leur joie, se lèvent avec précipitation, prêts à foncer au Fouquet’s, mais Lino, lui, reste assis. Malgré les
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supplications de la bande, ombrageux, il refuse de quitter la table : « Allez-y sans moi, marmonne-t-il, indifférent. Moi, je préfère manger chaud »…
Les démêlés de certains hommes avec certaines femmes qui ne sont pas forcément les leurs
Ils sont quatre, Bertrand Poirot-Delpech, Jean-Loup Dabadie, Pierre Bouteiller, et Gilles Jacob à se retrouver, chaque week-end ou presque, pour disputer des parties de tennis sur un cours privé du XVIe arrondissement, ou chez Bertrand Poirot-Delpech, à Bougival. Ce sont ces parties qui inspireront celles, hilarantes, que disputent les quatre amis d’Un éléphant, ça trompe énormément. En 1975, pour écrire cette comédie culte, Yves Robert et Jean-Loup Dabadie se retrouvent durant des mois, chaque matin, au domicile de Jean-Loup. Le rituel est toujours le même. Yves débarque de son moulin avec un panier rempli de légumes du jardin, salue joyeusement les enfants Dabadie, et les deux amis s’enferment des heures durant, chacun jouant les personnages à tour de rôle et testant les réactions de l’autre. On les entend s’esclaffer à l’autre bout de l’appartement… Parfois, Yves Robert coupe certaines répliques un peu trop léchées et les remplace par des points de suspension, des silences, ce qui a le don d’agacer Jean-Loup. Mais, entre ces deux-là, aucune mésentente n’est possible. Ils se connaissent depuis qu’ils se sont attelés, en 1968, à l’adaptation de Clérambard, de Marcel Aymé. À l’époque, Dabadie est un auteur d’à peine 30 ans, qui a déjà écrit pour Serge Reggiani, Régine, Michel Polnareff, et a signé deux formidables sketchs pour Guy Bedos, «Bonne fête, Paulette» et «Le Boxeur». Or après Mai 68 les producteurs, sachant Yves Robert de gauche, virent le réalisateur du projet. Dabadie, outré, lui dont le coeur penche pourtant à droite, se retire également, par solidarité. Ainsi naît leur indéfectible amitié. D’ailleurs l’idée d’Un éléphant…, avant même le début d’un quelconque scénario, vient d’abord d’une envie de tourner avec les copains. Ras le bol des acteurs stars à la Delon ou à la Belmondo qui font la loi sur les tournages. « L’idéal, dit un jour Jean-Loup à son cher Yves, serait qu’on puisse faire un film avec des bons acteurs qui ne se prennent pas la tête, des amis avec lesquels on aime manger et rigoler. » Yves propose Victor Lanoux et Jean Rochefort. Jean-Loup en parle à Claude Brasseur et surtout à son ami de coeur, Guy Bedos. Reste à tricoter une histoire entre quatre amis quadragénaires. Le tennis, passion de Jean-Loup, sera le motif des retrouvailles hebdomadaires de leurs personnages. Quant à la célèbre scène où Brasseur, jouant les aveugles, ravage les tables d’une brasserie à coups de canne, elle est directement inspirée d’un canular de jeunesse monté par Yves Robert dans un restaurant de Saint-Germain-desPrés… « L’histoire très agitée des démêlés de certains hommes avec certaines femmes qui ne sont pas nécessairement les leurs », c’est ainsi que Dabadie résumait Un éléphant, ça trompe énormément (1976), et sa suite, Nous irons tous au paradis (1977). Et la vie et le cinéma se sont si bien mêlés que les acteurs, c’en est vertigineux, ont reproduit pour nombre d’entre eux, après le tournage, les tâtonnements conjugaux de leurs personnages, Victor Lanoux tombant amoureux de Marie-Josée Nat, Rochefort vivant une passion avec Nicole Garcia, Guy Bedos se remariant pour la troisième fois – avec Joëlle Bercot.
Romy part en claquant la porte
Romy – Sautet la surnomme « la cocotte » – a quitté la table, hurlant, claquant les portes de son appartement de la rue Pergolèse. Comme Sautet, elle est coutumière de ce genre de scènes. Le réalisateur est là, d’ailleurs, convié avec son épouse, Graziella, et l’ami Jean-Loup, « plantés » tous les trois par l’actrice, qui ne reviendra jamais à table. L’objet de son courroux ? Le scénario d’Une histoire simple, que Dabadie a fait l’erreur de transmettre à la comédienne avant de l’avoir achevé. Ce film, c’est celui que Sautet a promis à Romy dix ans plus tôt. Avec l’histoire de Marie, une femme partagée entre deux hommes et décidée à avorter, elle doit jouer, à 40 ans, le rôle de sa vie. Seulement, à la lecture du scénario, Romy découvre un film choral auquel elle ne s’attend pas, Marie étant entourée de nombreux personnages féminins qui risquent, craint-elle, de lui faire de l’ombre. Alors, la capricieuse s’en prend à Jean-Loup. Qui, agacé, commet une nouvelle erreur, lui rétorquant que, après tout, si le scénario lui déplaît, Sautet et lui trouveront une autre actrice… D’où les hurlements. Car il y a, entre Claude Sautet et Romy Schneider, un lien viscéral et presque télépathique, un lien que Dabadie, d’un revers de main, vient de remettre en question. Il faudra toute la patience de l’agent de Romy, JeanLouis Livi – le neveu de Montand – pour calmer l’actrice et pour que ce si beau film, finalement, se fasse. Il vaudra à Romy le césar de la meilleure
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actrice et à Dabadie un grand bouquet de fleurs ■ assorti d’un mot d’excuses de la comédienne. Nul ne peut alors imaginer qu’elle décédera quatre ans plus tard, et qu’Une histoire simple sera son dernier film avec Claude Sautet.
Montand et les autres
La scène se passe en 1973, place Dauphine, chez le couple Montand-Signoret. Le grand Yves furieux tourne en rond dans son salon et brandit une enveloppe sous le nez de Dabadie… C’est l’époque de Salut l’artiste, ce film dont Yves Robert et Jean-Loup Dabadie ont écrit le scénario en songeant à lui, mais que Montand, d’abord emballé, a brusquement décliné par orgueil, qu’importe la longue amitié qui le lie pourtant à Yves Robert. Jouer le rôle d’un acteur de seconde zone qui court le cachet : très peu pour Montand, toujours si réticent à incarner des ratés… Marcello Mastroianni a heureusement accepté le rôle, mais le refus de son ami Montand a blessé Yves Robert, qui lui a écrit une longue lettre. Or, sur l’enveloppe, le réalisateur potache a écrit Montant avec un T, et c’est cela qui met l’acteur en rage : ce nom que le jeune Ivo Livi, fils d’immigré italien, s’est choisi pour devenir une star, ce nom qui s’étale en grand sur les affiches de films et de récitals, a été mal orthographié pour lui en faire rabaisser un peu. Montand pourrait en rire, mais il enrage, et toute la vanité si enfantine du comédien est dans cette colère que contient comme il le peut Dabadie. Un an plus tard, il faudra encore à ce dernier des trésors de patience et de détermination pour faire accepter à Montand le titre que Sautet et lui ont choisi, Vincent, François, Paul et les autres, alors que l’acteur plaide, sans rire, pour Vincent et les autres – Vincent étant, évidemment, son personnage. Il a pourtant déjà chipé ce rôle central à son vieil ami Serge Reggiani, qui a accepté, fair-play, de jouer un Paul un peu moins visible, mais il n’y en a jamais assez pour le grand Montand, tellement soucieux de capter la lumière. Claude Sautet a d’ailleurs souvent raconté combien, sur le
tournage du film, ses « trois Italiens » – Piccoli, Reggiani, Montand – avaient constamment cherché à se voler la vedette, à s’imposer devant la caméra. Aussi angoissés, au fond, que leurs personnages, ces hommes que le temps est en train de rattraper et que taraude la peur d’avoir raté leurs vies…
Au moulin de la Guéville
C’est une belle demeure dans les Yvelines, avec un parc, une forêt, une rivière. Yves Robert et sa femme, Danièle Delorme, l’ont achetée dans les années 1950 pour recevoir leurs amis et y faire la fête. Au « Moulin », le dimanche, d’immenses tablées accueillent Jacques Dutronc, Romy, Schneider, Jean Rochefort, Guy Bedos, Victor Lanoux, Claude Brasseur, Rosy Varte, Antoine Bourseiller, Pierre Richard et, bien entendu les amis inséparables des époux Robert, Claude Sautet et Jean-Loup Dabadie. Les déjeuners se terminent en parties de foot ou de pingpong avec les enfants, parfois aussi en engueulades un peu avinées. Les vannes fusent, car personne ne résiste jamais à un bon mot, fût-il blessant… « Il vaut mieux être ivre mort qu’Yves Robert ! » grince un jour Jacques Dutronc, que l’alcool a rendu vachard. Claude Sautet est ici chez lui, il a sa chambre et son rond de serviette. Et lui qui aime tant la solitude raffolera toute sa vie de l’ambiance amicale et souvent explosive du Moulin. C’est d’ailleurs là, sous la pergola, à l’endroit même où Yves et Danièle, en 1956, ont célébré leur mariage dans la vraie vie, que Sautet tournera la fameuse séquence du mariage de son César et Rosalie. Et ce sont les dimanches au Moulin qui lui inspireront les parties de campagne un peu tendues et si vivantes de Vincent, François, Paul et les autres, un film dans lequel Jean-Denis Robert, le fils d’Yves, a d’ailleurs un rôle…
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Merci, pour leurs précieux témoignages, à Clémentine Dabadie, Jean-Denis Robert, Philippe Sarde, Jérôme Tonnerre et Stéphane Lerouge.