Emmanuel Macron ou le choix des mots
Le président renoue avec un attachement à la langue française perdu depuis François Mitterrand. Explication de texte.
Un modèle. Les mots sont forts. Nous sommes à Nevers, aux obsèques de Pierre Bérégovoy, le 4 mai 1993. François Mitterrand a fait nombre de discours plus cruciaux, comme celui qu’il a prononcé au Parlement européen, en 1995, sur les dangers du nationalisme, mais on ne peut oublier son oraison funèbre aux accents prémonitoires. Les attaques sur son passé vichyste sont en vue. Devant lui, une foule compacte. Le temps est incertain. Les critiques pleuvront, dès le lendemain, sur les phrases acérées. Peu importe. Les sentences sont déjà gravées dans la mémoire collective : « Toutes les explications du monde ne justifieront pas que l’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme et finalement sa vie au prix d’un double manquement de ses accusateurs aux lois fondamentales de notre République, celles qui protègent la dignité et la liberté de chacun d’entre nous.» François Mitterrand avait le goût du style et le sens de l’Histoire. Emmanuel Macron renoue avec un attachement à l’écriture, à la langue française, à la littérature, disparu depuis quarante ans parmi les présidents. Le discours historique de Jacques Chirac sur la rafle du Vél d’Hiv est l’oeuvre de Christine Albanel dans son entière composition, comme le discours d’investiture de Nicolas Sarkozy sur le « petit Français au sang mêlé » a été ciselé par Henri Guaino. Emmanuel Macron, lui, a décidé d’investir personnellement le choix des mots.
Les fins sont-elles contenues dans les débuts ? Dans sa jeunesse, Emmanuel Macron voulait être écrivain. Ses textes sont restés non publiés. Le président entretient une relation compliquée avec l’écriture. Son rapport à la littérature passe aujourd’hui par ses discours. L’agenda d’un président fait qu’il ne peut rédiger lui-même ses allocutions. Jonathan Guémas est arrivé, début octobre 2018, pour épauler puis remplacer Sylvain Fort. Le jeune normalien, chargé des discours, prépare les textes en amont. Le projet fait alors d’incessants va-et-vient. Le stylo bleu d’Emmanuel Macron retranche, récrit jusqu’à la dernière minute. Le président peut ajouter lui-même
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deux ou trois pages de sa main. Il fait parfois ■ appel à des interventions extérieures. L’écrivain François Sureau a contribué à l’oraison funèbre de Jean d’Ormesson. Le chef de l’État « traduit » à chaque fois le discours dans sa propre langue. Jonathan Guémas : « Pour Emmanuel Macron, le style est très important. Il recherche le ciselé, l’efficace ; des lames. La précision dans la désignation des choses, toujours enlever le gras. De quel président se rapproche-t-il dans ce rapport à la langue ? Peut-être, de plus en plus, de François Mitterrand. Des textes assez ramassés, chirurgicaux. Des phrases nominales. Écrire pour parler, parler pour faire. » Les versions s’enchaînent. Il reste à peine 30 % du texte initial à la fin.
Le rythme (une production en continu) et le poids (la charge émotionnelle) donnent des résultats extrêmement inégaux. Certains communiqués posthumes sombrent dans le ridicule. Jacques Dessange, le « coiffeur pour âme », Michou et le ciel « moins bleu » ou Maradona, le « danseur en crampons ». L’allocution d’Emmanuel Macron en hommage à Valéry Giscard d’Estaing se révèle scolaire. Parmi ses innombrables discours, on peut retenir celui qu’il a prononcé à la Sorbonne sur l’Europe le 26 septembre 2017 ; l’hommage au colonel Arnaud Beltrame du 28 mars 2018 ; le discours au collège des Bernardins sur l’Église et l’État du 9 avril 2018 ; le discours au Crif du 20 février 2019 ; la cérémonie en l’honneur de Cédric de Pierrepont et Alain Bertoncello, commandos de marine tués en libérant des otages au Burkina Faso, du 14 mai 2019 ; le discours célébrant les 150 ans de la proclamation de la République du 4 septembre 2020 ; le discours des Mureaux du 2 octobre 2020 ; l’hommage à Samuel Paty du 21 octobre 2020. Chaque allocution télévisuelle sur la crise du Covid est attendue, critiquée, entendue. Qu’est-ce qu’un bon discours ? Jonathan Guémas insiste sur le sens du tempo. « Le bon discours, c’est la rencontre de décisions et de mots avec un moment, parfois une émotion. A contrario, le mauvais discours est celui qui passe à côté du contexte dans lequel il est prononcé et veut faire entrer des mesures coûte que coûte. »
« En guerre ». Notre rapport aux mots trahit ce que nous sommes. On se souvient de nombre d’expressions d’Emmanuel Macron. « Nous sommes en guerre », « pognon de dingue », « enfourcher le tigre » ou « traverser la rue ». Ses prises de parole mélangent les styles les plus divers, de la pure langue de bois politique aux expressions vulgaires en passant par les mots inusités. Emmanuel Macron est bien là : il ne fait jamais oublier que la communication peut servir à camoufler et non à révéler ; il refuse de se couler dans le costume du technocrate ; il a navigué parmi des hommes et des femmes plus âgés que lui. Les envolées lyriques ne font plus rêver personne. Les Gilets jaunes sont passés par là. L’auteur de Révolution (2016) est revenu à un style plus pragmatique. Mais la parole présidentielle continue à faire rempart au populisme par la richesse du vocabulaire et l’emploi du subjonctif. Emmanuel Macron a maintenu un niveau de langage élevé, face aux tweets de Donald Trump et aux insultes de Recep Tayyip Erdogan.
Entre eux, la différence ne se situe pas là. Emmanuel Macron a rendu un hommage populaire à Johnny Hallyday, comme François Mitterrand a remis la médaille de chevalier des Arts et des Lettres à Michel Sardou. Les deux présidents sont pétris de culture classique. Ils ont été nourris par les grands textes, les grands auteurs, les grandes références. Tout homme politique a un rapport utilitariste et narcissique à la littérature. Elle lui permet de tisser sa légende et de fixer son image. Mais ce qui était vrai hier l’est moins aujourd’hui. Le président actuel ne gagne aucun électeur en assurant que la littérature est la passion fixe de sa vie. Ses proches l’assurent : Emmanuel Macron pense intimement que la langue sculpte et que la littérature élève. Mais la parole présidentielle a perdu de son lustre. Elle s’affaisse à force de discours-fleuves. Elle s’éparpille, à droite, à gauche, entre réseaux sociaux et médias traditionnels. Elle pose plus qu’elle ne pèse. François Mitterrand a été formé par la seule littérature.
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« Le bon discours, c’est la rencontre de décisions et de mots avec un moment, parfois une émotion. » Jonathan Guémas
Dans son rapport à l’écriture, Emmanuel ■
Macron est en butte à deux ennemis intérieurs. L’énarque de la promotion Senghor et le disciple de Paul Ricoeur doit lutter contre la castration énarchique et le goût de l’abstraction. Il voit encore trop la littérature comme un philosophe : un monde de réflexions plutôt que de sensations.
Le souffle et la source. Les deux rêvaient d’être écrivains. François Mitterrand, photographié par Gisèle Freund, a posé avec les Essais de Montaigne. Emmanuel Macron, photographié par Soazig de La Moissonnière, a posé avec les Mémoires de guerre de De Gaulle, Le Rouge et le Noir de Stendhal, Les Nourritures terrestres de Gide. Un proche assure que ce dernier ouvrage contient le portrait le plus juste d’Emmanuel Macron. La scène se déroule à Honfleur : « Et par moments il me semblait que les autres, autour de moi, ne s’agitaient que pour augmenter en moi le sentiment de ma vie personnelle.
Hier, j’étais ici, aujourd’hui je suis là / Mon Dieu ! Que me font tous ceux-là / Qui disent, qui disent, qui disent : / Hier j’étais ici, aujourd’hui je suis là… / Je sais des jours où me répéter que deux et deux faisaient encore quatre suffisait à m’emplir d’une certaine béatitude – et la seule vue de mon poing sur la table… et d’autres jours où cela m’était complément égal. » L’homme qui se sent vivre dans le regard des autres.
Nous sommes à Léognan, en Gironde, en août 2015. Emmanuel Macron est l’invité de l’aile droite du Parti socialiste durant l’université d’été. Le ministre de l’Économie parle devant environ 200 personnes durant plus d’une heure : le monde est en train de changer et le monde doit changer. Il cite Pierre Mendès France : « Parler le langage de la vérité, c’est le propre des véritables optimistes, et je suis optimiste, moi qui pense que ce pays accepte la vérité, qu’il est prêt à prendre la résolution inflexible de guérir, et qu’alors il guérira. » Emmanuel Macron convainc et conquiert son auditoire par un souffle renouvelé. Tout le monde se lève pour applaudir. Gérard Collomb est alors maire de Lyon. La figure emblématique des réformateurs ouvrira toutes les portes au futur président de la République. L’origine est là, et elle s’est perdue.
Brigitte Macron a été professeure de français. Dans l’importance accordée aux lettres par Emmanuel Macron, il y a son amour pour sa femme. La littérature est un retour aux sources. François Mitterrand, en posant avec les Essais de Montaigne, l’avait bien compris. Le moraliste de la Renaissance s’y livre à une investigation sur lui-même. Le discours réussi est celui où l’homme apparaît. Les mots ne sont plus alors seulement des mots. La voix est plus forte que la politique et porte au-delà du message. Dans L’Insoutenable Légèreté de l’être, de Milan Kundera, l’éternel retour apparaît comme un mythe. L’Histoire est le règne de l’oubli. Seules les erreurs se répètent à l’infini. La parole présidentielle est arrivée à un tournant du quinquennat. Elle recherche le souffle, la source. La littérature est aveu et retour
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Macron est en butte à deux ennemis intérieurs. Il doit lutter contre la castration énarchique et le goût de l’abstraction.