La chronique de Patrick Besson
Avoir commencé 2020 avec La Peste d’Albert Camus en Folio (6,90 euros) et la finir avec le fac-similé de la première version du roman datant des années 1942 et 1943 (éditions des Saints-Pères, 160 euros). L’impression d’être le – ou la – dactylo, cet homme ou cette femme – celle de Dostoïevski, par exemple, prit en sténo Le Joueur et la fin de Crime et Châtiment – qui lisait les chefs-d’oeuvre avant tout le monde. La dame qui a tapé Voyage au bout de la nuit inaugurait un monument. Quel fut l’individu à se pencher le premier sur Les Thibault ? Je me souviens de Colette Ledannois, petite personne d’origine vietnamienne qui avait dans son ordinateur les romans de Yann Queffélec, Gilles Perrault, Amélie Nothomb, Angelo Rinaldi, et les miens, avant que les éditeurs n’aient la possibilité de les ouvrir. Léo Dilé, le principal traducteur d’Isherwood, dactylographiait les romans de Jean-Louis Curtis dont il était le premier lecteur aux remarques avisées. L’oulipien Jacques Jouet, par la suite, auteur de romans chez P.O.L, a tapé ma novélisation manuscrite de La Boum en été 1982 à la demande de Paul Fournel, autre oulipien alors patron de Ramsay.
Albert Camus écrivait des pattes de mouche. Ce militant des droits de l’homme ne se souciait guère de ceux des dactylos. Il aurait passé ce manuscrit à Michel et Janine Gallimard en août 1944. Il eut une Libération très occupée : direction du journal Combat, lectures pour Gallimard, création du Malentendu aux Mathurins, rencontre avec Sartre. Dans mon édition
Pléiade (1962), le 8 mai 1945 est la date de l’armistice (page XXXIV), alors que ce fut plutôt celle de la capitulation.
La version définitive du roman paraîtra en juin 1947. L’Étranger, c’était en juillet 1942. Juin et juillet. Deux mauvaises dates aujourd’hui repoussées par les auteurs avec indignation mais qui n’ont pas empêché les deux ouvrages de se vendre. Camus, dans une de ses rares manifestations publiques d’humour : « La Peste en est à 96 000. Elle a fait plus de victimes que je ne pensais. » Il n’était pas persuadé de la réussite de son roman oranais. Le prix Nobel de littérature, en 1957, ne l’a pas rassuré. « Je suis enterré sous les fleurs, ça me donne des doutes ou plutôt ça les renforce.» Son dernier voyage, il le fera un an avant sa mort, mais il ne le savait pas : en Grèce, dernier hommage involontaire au matérialisme égéen.
L’année 2020 se termine et nous avons toujours la peste. Cette peine de prison qui s’annonçait légère devient d’une étrange lourdeur. Nous saurons bientôt ce que c’est, la vie quotidienne dans un pays pauvre. C’est comme la guerre de 14 : les pioupious ont cru qu’ils seraient à Berlin en trois mois, il a fallu quatre ans aux poilus pour atteindre Rethondes. J’aime le nom du vaccin russe : Spoutnik. Le premier Spoutnik a été lancé en 1957. Son créateur : Sergueï Korolev. Celui du vaccin n’a, pour l’instant, pas de nom. Les deux choses à faire pour finir l’année en beauté slave: aller skier à Kopaonik, le Courchevel serbe, et se faire vacciner contre le Covid-19 dans l’une des 70 cliniques russes qui proposent Spoutnik V
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Cette peine de prison qui s’annonçait légère devient d’une étrange lourdeur. Nous saurons bientôt ce que c’est, la vie quotidienne dans un pays pauvre.