Bill Gates : « Si cela déplaît qu’on défende les pays pauvres… »
Le milliardaire fondateur de Microsoft, qui investit massivement dans la lutte contre le Covid, veut ignorer les théories du complot dont il est l’objet. Interview.
Il est devenu milliardaire à 31 ans, un an après l’entrée en Bourse de Microsoft, en 1987. Le monde découvrait alors Bill Gates, geek parmi les geeks, lecteur compulsif, doté d’une capacité de travail hors du commun et d’une compétitivité féroce, même sur un court de tennis. Depuis qu’il a quitté l’entreprise de logiciels pour ordinateurs personnels qu’il a fondée, il a mis ces traits de caractère et sa fortune au service de la santé publique avec sa femme, Melinda
French, en fondant en 2000 ce qui est devenu la plus grosse fondation de philanthropie du monde. En 2010, ils lancent, avec leur ami Warren Buffett, le Giving Pledge (une campagne de « promesse de dons »), encourageant d’autres milliardaires à donner pour des causes humanitaires.
Cette année-là, ils lancent la décennie des vaccins et promettent d’y consacrer 10 milliards de dollars dans les pays pauvres, sans savoir que le monde fera face, dix ans plus tard, à une pandémie meurtrière. Le 10 décembre, la Fondation Bill & Melinda Gates a annoncé un investissement de 250 millions de dollars dans la recherche, le développement et la distribution de vaccins, d’outils de diagnostics et de traitements pour les pays à revenus faible et intermédiaire. Cela porte sa contribution à 1,75 milliard de dollars. Bill Gates, homme le plus riche du monde entre 2000 et 2007, n’est plus « que » le deuxième après Jeff Bezos, fondateur d’Amazon. À 65 ans, il possède encore 1 % de Microsoft et continue à investir dans la haute technologie. Selon Forbes, sa fortune est estimée à 118,5 milliards de dollars (près de 98 milliards d’euros). Sur son blog, il recommande des livres qui donnent une idée de ses préoccupations du moment. Pour clore 2020, « une sale année », il conseille des essais traitant de politique (l’incarcération massive des Noirs aux États-Unis), d’histoire (la vie de Winston Churchill) ou de sciences (la recherche sur la mucoviscidose). On aurait pu s’attendre à une analyse des théories du complot, tant Bill Gates en est devenu la cible favorite. Connecté avec cinq minutes de retard (sur Microsoft Teams) parce qu’il était « au téléphone avec l’Inde », cet optimiste commence beaucoup de phrases par « heureusement ». Covid, chaos politique aux États-Unis, conspirationnisme… Tout en se balançant d’avant en arrière devant son écran, il dit tout.
Le Point: Votre fondation vient de débloquer 250 millions de dollars pour la lutte contre le Covid-19 dans les pays pauvres. Pourquoi? On pourrait arguer que les pays riches ont été plus durement touchés par la pandémie.
Bill Gates : Des pays comme l’Inde, le Pakistan, l’Afrique du Sud ont été très affectés, de même que d’autres à revenu intermédiaire en Amérique latine. La dernière chose à faire serait de mettre les outils de lutte contre la maladie à disposition au prix du marché, car les pays riches en bénéficieraient en majorité. Ce sont des biens publics. Il faut atteindre la combinaison magique entre la capacité privée à les inventer, procéder aux tests et les faire approuver, et une action collective pour les fabriquer. C’est une première : un vaccin créé par une entreprise comme AstraZeneca est produit par une autre, le Serum Institute of India, de loin le plus gros producteur au monde. Si le Royaume-Uni et l’Inde le valident, il sera disponible en grande quantité pour les pays à revenus faible et intermédiaire.
Pensez-vous qu’en raison de l’interconnexion du monde la maladie continuera à circuler tant que les vaccins ne seront pas administrés dans les pays pauvres?
On n’arrivera jamais à une distribution équitable. Les vaccins de Pfizer et Moderna, qui doivent être conservés à des températures très basses et sont très coûteux, iront surtout aux pays riches. Les trois autres, ceux d’AstraZeneca, de Johnson & Johnson et de Novavax, qui devraient être validés au premier trimestre, sont moins chers, et on sait les produire à grande échelle. La fondation a déjà donné de l’argent au Serum Institute pour l’usine de production des vaccins d’AstraZeneca et de Novavax. Nous nous concentrons aussi sur les anticorps monoclonaux, traitement prometteur mais pas encore abouti. Certains de nos employés ont travaillé dans ces entreprises qui produisent les vaccins. Hors du secteur privé, nous sommes de ceux qui connaissent le mieux les problématiques des usines, de la qualité, les contraintes de stocks, de normes. En général, ces sujets sont un mystère pour les pays riches, parce qu’ils concernent les maladies infectieuses qui n’intéressent personne. Or nous avons une expertise, grâce à la lutte contre le paludisme, les diarrhées, la pneumonie. Et, tout à coup, le monde entier s’intéresse aux vaccins.
Vous demandez aux États riches de contribuer à l’initiative mondiale pour l’accès équitable aux traitements et aux vaccins contre le Covid-19 (ACT-A), qui a besoin de 38 milliards de dollars. Comment les motivez-vous, sachant qu’ils sont en récession et déjà très endettés?
Depuis le début, la fondation Gates plaide pour un effort bien plus important des pays riches au bénéfice des plus pauvres. Cette pandémie comporte deux aspects : il faut que ces pays aient accès aux outils, aux diagnostics et aux vaccins, et, comme leurs économies ont énormément souffert, il faut les aider. Les 38 milliards de dollars ne sont rien par rapport aux dégâts qui se chiffrent plutôt en milliers de milliards de dollars. Il est vrai qu’on peut se demander si les pays riches, au moment où ils souffrent aussi et sont endettés, vont être moins généreux envers les pays pauvres qui en ont le plus grand besoin. Plaider pour davantage d’aide est plus difficile que jamais. Mais c’est dans leur intérêt, car endiguer la pandémie dans le monde est le seul moyen de s’assurer qu’elle ne revienne pas chez eux. Lorsque les États-Unis s’investiront, je pense que les autres pays le feront aussi et qu’on pourra financer les outils.
Votre fondation investit 1,75 milliard de dollars. En comparaison, la France contribue à hauteur de 147 millions de dollars pour ACT-A. Vos choix orientent la politique de santé mondiale. Comment savons-nous que vous faites les bons? Pourquoi vous faire confiance?
Nous ne décidons de rien. Ce n’est pas nous qui validons les traitements ou les vaccins. Chaque
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« Nous avons une expertise, grâce à la lutte contre le paludisme, les diarrhées… Et tout à coup, le monde entier s’intéresse aux vaccins. »
pour pouvoir administrer un vaccin qui éradiquerait une partie de l’humanité et permettrait d’insérer une puce traçant l’argent des survivants. Ces affabulations seraient risibles si elles n’étaient pas dangereuses, car, si beaucoup de gens refusent de se faire vacciner, l’épidémie pourrait continuer. Comment s’attaquer à ce problème?
Les vaccins ont toujours été controversés. Malheureusement, ce problème est plus aigu que jamais. Il faudrait vacciner environ 70 % de la population mondiale. Pour ceux qui travaillent dans les maisons de retraite ou les prisons, les gouvernements le rendront peut-être obligatoire. Je suis sûr que cela donnera lieu à de violents débats. Mais on aide la société en n’étant pas une source de transmission quand on est au contact de personnes âgées ou vulnérables. Donc il faut faire des choix. Les vaccins ont été soumis à des processus de validation scientifiques très sévères. Pfizer, Moderna, AstraZeneca ont procédé à des tests extrêmement exigeants. Et je sais que Novavax et Johnson & Johnson sont en train de le faire aussi. J’espère qu’on aura d’autres vaccins, mais je pense que ceux-ci seront approuvés pour un usage très répandu.
La campagne de vaccination contre la grippe H1 N1 en Suède a par exemple causé des centaines de cas de narcolepsie. Comment être sûr qu’une production si rapide soit sûre?
Les vaccins sauvent des millions de vies chaque année et les tests scientifiques montrent qu’ils sont sûrs. Les vaccins contre le Covid-19 n’y font pas exception. Ils ont été développés rapidement parce que de nombreuses phases de recherche et de développement se déroulent en parallèle, pas parce que les scientifiques ou les autorités sautent des étapes de sécurité cruciales. Les nouvelles plateformes utilisant l’ARN messager, comme celles de Pfizer et de Moderna, raccourcissent aussi les délais entre la découverte d’un nouveau pathogène et l’obtention de vaccins prêts pour les essais.
Que nous a enseigné l’Afrique? Dans la plupart des pays, le bilan n’a pas été aussi lourd que redouté. Parfois, le confinement a même été pire que le mal dans des pays où le travail informel est très répandu.
Nous sommes en effet un peu surpris que cette pandémie n’ait pas été plus grave en Afrique, même en tenant compte de la pyramide des âges (la population est jeune) et des activités qui se tiennent à l’extérieur. C’est une sorte de bonne nouvelle. L’épidémie, à part l’Afrique du Sud, a été moins terrible qu’ailleurs et le coronavirus n’y deviendra pas l’un des plus grands tueurs. Mais les pires dégâts économiques ont été causés par l’effondrement des prix du pétrole et des échanges internationaux, facteurs sur lesquels ces pays n’avaient aucun contrôle. Les conséquences sur la santé, l’éducation et l’économie sont aussi terribles. Le Covid-19 a interrompu vingt ans d’énormes progrès dans la santé et le recul de la pauvreté. Beaucoup ont du mal à accéder à des traitements pour d’autres maladies ou à des services de base comme les accouchements. Le taux d’immunisation globale a chuté de 84 % à 70 % en 2020, soit un recul de vingt-cinq ans en vingt-cinq semaines. La bonne nouvelle, c’est qu’on peut inverser la tendance. Les pays les plus touchés auront besoin d’aide. Ceux du G20 ont mobilisé 22 % de leur PIB, contre 3 % en Afrique subsaharienne…
Quels outils mis en place pour cette pandémie nous aideront pour les prochaines?
L’initiative mondiale ACT-A représente une formidable avancée vers le développement collectif et équitable de tests, de traitements et de vaccins. Elle démontre un remarquable esprit d’équipe que nous espérons maintenir. La collaboration entre gouvernements, scientifiques, entreprises, associations, fondations caritatives et organisations internationales constitue la campagne de santé publique la plus vaste, rapide et coordonnée qu’on ait jamais vue. Que la France et l’Europe soient remerciées de l’avoir favorisée
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