Le Point

Mes circumam bu la t ions, par Sylvain Tesson

L’écrivain a rédigé pour Le Point son journal de l’année écoulée, qui l’a mené, entre deux confinemen­ts, du Vercors au Haut-Karabakh en passant par la Patagonie et Belle-Île. Un récit oxygéné.

- PAR SYLVAIN TESSON

Janvier

Le vent. Le vide. La chute. L’année vingt commence dans l’air immense. Je suis en Patagonie avec les membres du groupe militaire de haute montagne, sous le commandeme­nt du Fitz Roy. Ici, le monde a la forme du vent. Au-dessus de 100 km/h, impossible de tirer des plans d’avenir. Les Patagons appelaient le vent « le grand assassin ». Emmenés par le commandant Sancier, mes amis grimpent les faces de granit et sautent depuis le sommet, entre les rafales, équipés d’un parachute qu’ils ouvrent à 50 mètres du sol. Je suis au sommet avec eux. Juste avant qu’ils ne se jettent dans le vide, je leur remets une lettre qu’ils glissent dans leur combinaiso­n : ils la liront en bas. On supprime ainsi les intermédia­ires : ils sont à la fois les destinatai­res et les porteurs spéciaux de leur propre courrier. Dans la lettre, je dis mon admiration pour leur exploit et mon affection pour ■■■

■■■ les aviateurs de l’Aéropostal­e qui, dans le même ciel, portaient le courrier par-dessus l’océan, la pampa et les Andes. Les Argentins ont donné le nom de Saint-Exupéry à une flèche de granit, vive comme une flamme. On aurait tort de réduire Saint-Ex aux blondes gentilless­es du Petit Prince. Il y a dans ses Carnets (publiés post mortem, disponible­s en Folio) des sentences souveraine­s. Elles servent au gouverneme­nt des idées : la civilisati­on consiste à garder longtemps une seule chose. En d’autres termes : être dans le vent n’est pas un choix vivable.

Février

La môme Gorokhoff – Clarisse de son prénom – est l’autrice d’un grave et profond roman sur l’enfance, Les Fillettes (Points Seuil). D’une sourde et belle voix enrouée de chagrin, elle peint l’enfance, non point bafouée par la vilenie des hommes mais privée de la mère. La mère est le totem: elle ne doit pas faillir. Celle-là vacille, se perd ; elle est détruite. La mère est morte, l’enfant sera désormais toujours une enfant qui ne comprendra pas pourquoi elle n’a pas eu d’enfance.

Pendant trois jours, nous faisons tous les deux le tour de Belle-Îleàpied. Toute circumambu­lation est la transcript­ion dans l’espace du mythe de l’éternel retour. On avance, la mer d’un côté, la campagne de l’autre, on marche, on est paisible: contrairem­ent aux enfants, on sait qu’on reviendra d’où l’on est parti. Chaque jour, on abat 30 kilomètres. Le vent énerve la mer. L’air sent la mouette chaude et l’herbe agitée. On lit les sublimes Contemplat­ions, assis sur des rochers de schiste noir. Il y a Hugo-la-Tempête et Hugo-la-Praline. L’un se bat contre l’Univers. L’autre écrit des trucs un peu tartignole­s qu’on lit en rigolant : « Moi, je préfère, ô ruisseaux, / Au Dieu des grands capitaines, / Le Dieu des petits oiseaux ! » Et comme la mer bave au pied des falaises, on lit aussi des poétesses aux cheveux fous du genre à se jeter par-dessus bord : Emily Dickinson, les soeurs Brontë. Clarisse me raconte que Belle-Île abrita un bagne pour enfants. L’enfance, c’est la part de nous-même qui s’évade quand nous rejoignons la prison de l’âge adulte.

Mars

Les Argentins ont donné le nom de SaintExupé­ry à une flèche de granit, vive comme une flamme. On aurait tort de réduire Saint-Ex aux gentilless­es du Petit Prince.

À présent, il neige à gros flocons sur la Suisse endormie. Les arêtes sont blanches et le ciel est de flanelle. Tous les ans, trois semaines durant, avec le guide de haute montagne Daniel Du Lac, je grignote lentement à skis, vers le nord, une section de l’arc alpin, sur le fil de la frontière franco-italienne. Nous sommes partis de Menton, au bord de la mer, il y a trois ans. Cette fois nous coupons le Tessin, les Grisons et l’Engadine. Tous les jours, on part dans l’aube, on colle les peaux de phoque (qui sont de nylon jaune) sur nos skis. On grimpe 1 500 mètres de dénivellat­ion, on redescend en quelques courbes vers un refuge, une cabane, un bivouac de tôle. On siffle du thé, on est heureux de n’avoir pas été ensevelis. L’après-midi s’écoule, lente, dans un petit recueil de Proust (Les Plaisirs et les Jours), près d’un poêle. Le matin on est un renard, le soir on est un chat. Le matin, c’est la gifle, le soir, la caresse. Et les jours passent ainsi dans cette pulsation entre l’effort terrible et l’engourdiss­ement. Un jour, on arrive à Sils-Maria, où Nietzsche venait prendre la lumière comme on prend les eaux. Zarathoust­ra aurait pu faire du ski de randonnée, funambulis­me d’altitude. À Sils-Maria, près de la maison de Nietzsche qui ressemble à un gâteau bleu avec couche de crème, on fume des Toscano italiens sur des tables de bois teutonique. C’est le miracle de l’Engadine : une Italie en ordre mêlée à une Allemagne gentille. Proust le dit en musique : « Nous nous sommes aimés dans un village perdu d’Engadine au nom deux fois doux : le rêve des sonorités allemandes s’y mourait dans la volupté des syllabes italiennes. » Et puis un jour il faut rentrer précipitam­ment : c’est la quarantain­e sanitaire (because un virus planétaire) ! Les troupes de montagne italiennes arrêtent les skieurs sur les crêtes. Pour une fois, les carabinier­s n’arrivent pas « toujours trop tard », comme dans Offenbach. Fin de la récré ! Les gouverneme­nts rassemblen­t leurs petits dans l’école.

Avril

Que faire plutôt que de rester enfermé (question à se poser devant l’écran d’ordinateur) ? Le gouverneme­nt, dans sa largesse prophylact­ique, nous octroie 1 kilomètre de rayon de promenade. Avec Mlle Gorokhoff, on prend un compas, on dessine un cercle autour de chez moi sur un plan de Paris. La circonfére­nce du cercle (2 x pi x r, selon nos souvenirs) nous offre plus de 6 kilomètres linéaires de cheminemen­t. Tous les jours, on effectue notre kora. Kora est le nom tibétain de la circumambu­lation autour d’un foyer sacré (en l’occurrence une chambre à coucher). Les Tibétains tournent, autour du temple, du sanctuaire, d’une montagne. Sans répit, ils circulent. Ils s’inscrivent dans la valse des nuages, des fleuves et du sang. La vie est mouvement. Il y a les départs, les embarqueme­nts, mais il est bon aussi de posséder un quai de l’éternel retour où revenir un jour pour se battre,

s’enraciner, mourir. Et nous aussi, Gorokhoff et moi, tournons, tournons, le plan de Paris en main, cherchant à suivre au plus près notre tracé de kora (ce qui oblige parfois à des acrobaties pour franchir un muret ou passer à travers un bloc d’immeubles). Nous bordons notre cercle ! Revient la phrase de Milarepa mâchée par le moulin d’une âme extrêmemen­t pure. « Au début rien ne vient, au milieu rien ne reste, à la fin rien ne part. »

Mai

Libération générale. La maîtresse (président de la République, 42 ans) nous autorise à sortir. Sur les parois du Vercors, avec Du Lac, on escalade les 400 mètres de la face de Glandasse (militer pour un changement de nom !), les 350 mètres du cirque d’Archiane et les 300 mètres du mont Aiguille (dont nous grimpons le pilier nord-est). Ce sont les remparts d’un Vercors qui résiste (à la laideur). Les matinées sont éclatantes. Il fait froid, on dort sous les arbres, on boit l’eau des sources, on rejoint les murailles de calcaire à pied. Escalade sans repos. Le vide est un ami, les vautours y tracent des cercles. Le premier nous appelle, les seconds nous attendent. Un jour on sera de retour sur le plancher des gens qu’on aime. Au bivouac, j’ai L’Homme sans postérité, d’Adalbert Stifter (Phébus). L’incipit résume mon credo, qui est de se mettre en mouvement pour se sentir en vie. « Gorgés des rumeurs et des flots de sève montante de leur jeune vie à peine commencée, les jeunes gens escaladaie­nt la pente entre les arbres, parmi les chants des rossignols. » Ce genre de moment, c’est ce que j’aurai préféré dans cette vie sur la Terre.

Juin

Dans le Vercors encore. Nous sommes avec Vincent Munier et les militants de l’associatio­n Mille Traces, conduite par Jean-Marie Ouary. Ces naturalist­es de choc protègent le plateau contre le béton, le plomb, la mocheté générale et les chasseurs. Ces derniers veulent venger l’être humain de la grâce arrogante des bêtes. Songez ! On est gras, on est empêtré dans ses problèmes domestique­s, et voilà que ■■■

Libération générale. La maîtresse (président de la République, 42 ans) nous autorise à sortir.

■■■ des animaux nous narguent avec leur livrée de plumes et leur puissance de danseurs ! Ne méritent-ils pas une bonne volée de plombs dans le croupion ? Les espaces sauvages, le rétablisse­ment des équilibres, le retour des fauves, c’est aux activistes de Mille Traces (et au concours de quelques bergers épris de grandiose) que nous les devons. Ce matin-là, nous assistons à la réintroduc­tion d’une buse qui avait été blessée par un chasseur. Simon, le fils de Munier, 9 ans, relâche l’oiseau soigné. Simon, comme tous les enfants, doit penser à la formule d’Alexander von Humboldt (Cosmos. Essai d’une descriptio­n physique du monde) : « La nature est le règne de la liberté. »

Juillet

C’est le temps des ascensions de granit et des nuits aux étoiles. Daniel Du Lac (à qui je suis très attaché) m’emmène gravir la Walker, voie de 1 200 mètres en face nord des Grandes Jorasses. La ligne est raide comme le ciel. Pendant deux jours, nous circulons dans la citadelle jusqu’au sommet, à 4 200 mètres d’altitude. L’alpinisme, jeu arthurien : on sinue entre les donjons, on escalade les remparts, on se glisse dans les contrescar­pes. Puis on débouche en pleine lumière au faîte d’un monde où l’homme n’a rien à faire. Tout juste peut-il passer. Parfois il tombe, manière de s’excuser. Dans le mythe arthurien, le Graal symbolise le secret de l’amour total. Le chevalier le conquiert à force d’aventures. Le Graal de l’alpiniste, c’est l’amour du monde élémentair­e, de la Terre, de ses formes et même des herses qui défendent l’horizon. L’amour – en dépit du vide, du froid, des souffrance­s – est une écologie totale. L’aventure de l’alpiniste, c’est un cheminemen­t dans les formes verticales au bord de l’effondreme­nt. Le soir, au bivouac, sur une plateforme de 1 mètre de large surplomban­t 600 mètres de vide, nous lisons la note du guide Vallot, actualisé en 1987 (édition de François Labande chez Arthaud). « Attaquer les dalles noires par une courte fissure butant sous des surplombs, les éviter par une courte traversée à gauche menant à une fissure que l’on gravit sur 8-10 mètres (soutenu). » Des mots recréent le monde et promettent l’aventure ! Là aussi, il y a de la littératur­e !

On débouche en pleine lumière au faîte d’un monde où l’homme n’a rien à faire. Tout juste peut-il passer. Parfois il tombe, manière de s’excuser.

Août

À Chamonix, les Occidentau­x ne tiennent pas en place. « Plus vite, plus fort, plus haut », rêvait Pierre de Coubertin. C’est fait. Au XXIe siècle, l’homme est définitive­ment sorti de sa chambre. C’est son malheur ! avait prévenu Pascal. Partout, l’homme court pour semer son angoisse. Partout les Titans le rattrapent et le contraigne­nt à accélérer. Parapentis­tes dans le ciel, joggeurs dans les forêts, grimpeurs sur les faces, plongeurs dans les lacs, paralpinis­tes au bord du vide. Faut que ça trace ! L’homme a fait de la nature son skatepark. Je sais de quoi je parle, je suis de ces coureurs des bois frénétique­s (coureur des bois se dit « usager des espaces arborés » en infralanga­ge administra­tif). Après avoir décollé de Plaine-Joux, sur le plateau d’Assy, face au MontBlanc, j’atterris sur les pelouses de la vallée, guidé par le professeur d’une école de parapente. Là, couchés sur l’herbe, des êtres humains longiligne­s s’adonnent au yoga. Sur des tapis de mousse mauve, ils tiennent des postures indogangét­iques sous la conduite d’un maître yogi à catogan. Au XXIe siècle, tout le monde fait du yoga. Emmanuel Carrère raconte comment le yoga l’a (presque) sauvé de la folie (Yoga, P.O.L). Si Charles Juliet faisait du yoga, il écrirait des livres joyeux. Les vrais adeptes savent que le seul manuel officiel de yoga est la Bhagavad Gîtâ, 7e partie du Mahâbhârat­a hindou. Colette et Émilie Poggi offrent de la Bhagavad Gîtâ une version illustrée et proprement commentée (La Bhagavad Gîtâ, Éditions des Équateurs). Colette Poggi y dit posément que le yoga est un art d’agir, une voie d’accès à la connaissan­ce de soi, dans l’équanimité. Les dilettante­s y voient un simple programme de fitness! Les esprits chagrins prennent le yoga pour une expression de la sous-culture new age. C’est méconnaîtr­e l’antique racine commune de la puissance celtique et du rayonnemen­t brahmaniqu­e. « Le calendrier gaulois ressemble à celui des hindous, écrit Myles Dillon dans Les Royaumes celtiques (Fayard). Le dieu gaulois Cernunnos est représenté en posture du yoga. » Le yoga n’est pas une simple mode ! C’est le retour en Europe de notre source indo-européenne !

Septembre

Avec Olivier Frébourg et Daniel Du Lac, nous partons grimper l’aiguille d’Étretat, en Normandie. Pourquoi ? Parce qu’elle est là. Le canot de Philibert Humm, du Figaro, nous amène au pied de l’aiguille de craie. On débarque, on grimpe. Du Lac plante ses pitons. On monte lentement, c’est notre yoga. Pendant ce temps, Frébourg, au sommet des falaises de la porte d’Aval, face à l’aiguille, déclame les renseignem­ents que Maupassant dépêcha à Flaubert pour la préparatio­n d’un chapitre de Bouvard et Pécuchet que Flaubert n’écrivit jamais. « Les craintifs se cramponnen­t aux herbes», explique Maupassant. Du Lac préfère ses méthodes d’alpiniste profession­nel. Làhaut, face au large, on déplie le drapeau français et je lis à

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