Récit : Robert Macfarlane, l’homme qui réenchante les enfers
Pendant plus de sept ans, il a exploré le monde qui s’agite sous nos pieds. De son voyage sous les racines, dans les grottes secrètes et les mines mystérieuses, il a rapporté Underland.
Avec son look d’universitaire sage et son visage de gendre idéal (quelque part entre Hugh Grant et Emmanuel Macron), il n’a vraiment pas la tête de l’emploi, Robert Macfarlane. Pourtant, à 44 ans, en quinze ans et 10 livres (traduits dans 22 langues), sans la panoplie de Mike Horn mais avec l’esprit et l’élégance stylistique de Bruce Chatwin, il s’est imposé comme l’un des plus grands aventuriers du XXIe siècle, LE nouveau rhapsode populaire de l’écriture du paysage, « l’auteur qu’il faut avoir lu dans sa vie » selon le Times. Né dans le pays des mines de charbon, il a commencé par explorer les sommets, les vallées et les « creux sentiers du monde », puis, enfin, puisque « la tête est un organe pour creuser », comme disait Thoreau dans Walden, le voilà aujourd’hui plongeant vingt mille lieues sous la terre. Sa méthode ? Ne pas s’arrêter au premier degré de l’aventure, à son récit factuel, tangible ou même esthétique; mais s’interroger sur les raisons qui poussent certaines personnes à risquer leur vie par amour de la roche ou de la glace. Autrement dit, raconter le « comment », mais en s’attachant toujours à formuler le « pourquoi». Sans se la jouer, mais en apportant tout le poids de son érudition, citant une gamme éblouissante de poètes et de romanciers – de Rilke à Sebald en passant par Borges, Calvino ou Cormac
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McCarthy. « Quand on demandait à l’alpiniste ■
George Mallory pourquoi il escaladait l’Everest, il répondait : “Parce qu’il est là.” À votre question sur mon irrésistible attraction pour les profondeurs, je suis tenté de répondre : “Parce qu’elles ne sont pas là.” » En apparence, évidemment. Car la voilà, la « manière » Macfarlane : aller au-delà des apparences, vers ce qu’on ne voit pas. Mais qui existe. Tout ce qui est sous terre est dans Underland, son dernier voyage jules-vernesque, qui offre le meilleur du récit de voyage, de l’essai scientifique à la fable onirique. « Nous savons si peu de chose sur les mondes qui se trouvent sous nos pieds, observe Macfarlane. Levez les yeux et vous verrez la lumière des étoiles qui traverse des billions de kilomètres d’espace. Regardez en bas, votre vue s’arrêtera à l’herbe, à la terre, au goudron. » Ma vue, peut-être, mais pas la sienne.
Alpiniste, écrivain, aventurier, professeur d’histoire à Cambridge, le frère angliche de Sylvain Tesson, peu connu en France (mais déjà suivi par 180 000 fans), n’a pas attendu d’être grand pour ressentir les « démangeaisons du lointain et des choses lointaines », comme disait Melville. Devant les radios que son père, pneumologue, épinglait aux fenêtres pour que la lumière les éclaire, le gamin du Nottinghamshire rêvait déjà d’air, de hauteur, d’atmosphère… mais pas seulement : « Les hommes qu’il soignait étaient des mineurs, ils travaillaient dans l’obscurité. Moi, juste au-dessus d’eux, je marchais dans la lumière. J’étais aussi fasciné par leur vie au-dedans que par la mienne au-dehors.» Mountains of the Mind, son premier livre (2003), traitait de l’attirance des hommes vers l’immensité des sommets. « J’avais 23 ans, c’était un début. Un livre pour jeune homme », dit-il, qui rafle tout de même le Guardian First Book Award, le Somerset Maugham Award et le Sunday Times Young Writer of the Year Award, et apparaît comme le pendant en altitude d’Underland. « Ce livre, Underland, traite du désir de descendre, et je pense qu’il est dû en partie au fait que j’ai appris à mieux connaître la mort en vieillissant. Pendant des milliers d’années, les êtres humains ont placé ceux qu’ils aiment sous terre après leur mort. Le sous-sol est un royaume de sécurité et de grand danger ; c’est là que réside sa tendresse. »
L’outre-monde. Caves, cavernes, conduits, excavations, catacombes, galeries empoisonnées, glaciers, montagnes souterraines de déchets, terriers, tunnels, observatoires stellaires, grottes sépulcrales tapissées d’ossements et autres culs-de-basse-fosse saturés d’uranium 235… bienvenue dans le noir, le froid et le néant, le royaume des morts et celui de Macfarlane, l’autre monde, l’outre-monde. Pourquoi le cacher ? Ce n’est pas immédiatement sa « tendresse » qui frappera. La dantesque descente aux enfers demandera un peu d’effort. Mais passé les quelques crises aiguës de claustrophobie où vous ne pourrez plus rien bouger sauf un doigt pour tourner la page, ce sera comme une révélation, le spectacle d’une capture de la poésie par la science. Car ici ne gît pas que l’enterré, l’épouvante ou les fantômes de L’Odyssée. Ici vit, aussi, l’ignoré, l’innommé, tout un univers, une « espèce d’espace », aurait dit Perec, peuplé de milliards de petits points pâles, microbes, champignons, escargots vitreux et microbestioles recroquevillées ; une stygofaune palpitante d’êtres minuscules mais bien vivants ; un « royaume de pure merveille » fait de souvenirs mais aussi de matières précieuses, de minéraux et de vies fragiles qu’il faut protéger… et que l’on finit, en effet, par considérer avec une tendresse et une reconnaissance infinies. « Depuis toujours, l’homme confine dans le sous-sol ce qu’il craint et souhaite écarter, mais aussi ce qu’il aime et souhaite sauver », insiste Macfarlane.
Voici le voyage sans fin d’un homme-amphibien dans les replis les plus austères de l’écorce terrestre ; une exploration brutale mais chorégraphiée comme un ballet. Macfarlane, c’est Orphée descendant aux enfers mais qui, cette fois, nous ramène Eurydice. Lisez Underland, les noces, enfin racontées, de l’humain et de l’humus
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Underland, de Robert Macfarlane (Les Arènes, 514 p., 24,90 €)
« Depuis toujours, l’homme confine dans le sous-sol ce qu’il craint et souhaite écarter, mais aussi ce qu’il aime et souhaite sauver. »
Robert Macfarlane