Comment je suis devenu espion et écrivain, par John Le Carré
Le monstre sacré du roman d’espionnage, John le Carré, s’en est allé le 12 décembre, à 89 ans. L’espion britannique devenu romancier laisse à ses lecteurs orphelins l’héritage de romans admirables, et cet étrange et inégalable « poussah à lunettes perpétuellement inquiet » qu’est son personnage favori, l’agent Smiley. Roi des doubles jeux, des faux-semblants, comme un écho à la matière littéraire, le Carré s’est imposé comme un ex-espion devenu romancier, et comme un romancier reniant avoir été un véritable espion. Le 7 septembre 2017, à l’occasion de la sortie de L’Héritage des espions, l’écrivain s’en expliquait dans une conférence, à Londres, restée inédite jusqu’à la parution du Cahier de L’Herne* qui lui fut consacré, en 2018
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Mon nom de couverture littéraire, John le Carré, et mon espion fictionnel, M. George Smiley, sont nés le même jour de l’an 1958, sur la même première page du même premier roman, dans une petite pièce au fin fond du troisième étage de Leconfield House, bâtiment sis à Curzon Street, dans le West End de Londres, qui abritait alors l’extrêmement secret quartier général du MI5. (…)
Il y avait six bureaux dans cette petite pièce baptisée « le F4 ». Le chiffre 4 indiquait que nous gérions des espions, la lettre F que notre cible était la subversion communiste sous toutes ses formes connues. Les attributions du F4 consistaient à recruter des espions des deux sexes, à les motiver, les apprivoiser, les briefer, les conseiller, les débriefer, les payer et les dorloter.
Les instincts qui animaient ces espions, ces agents secrets, ces hommes et ces femmes ordinaires, étaient ceux qui animent la majorité des humains depuis la nuit des temps. Pour certains, l’envie d’être appréciés, de s’intégrer à un groupe. Pour d’autres, le besoin de trouver refuge au sein d’une organisation secrète omnipotente. Pour d’autres encore, un talent pour la tromperie, un désir de participer au Grand Jeu mondial, de se savoir supérieur à son voisin de bus. Pour d’autres enfin, l’espionnage tenait lieu d’enfance heureuse.
Mais, pour la plupart, ils étaient simplement animés par l’amour de leur pays et une volonté assumée de le servir sans espérer de contrepartie. Je n’ai le souvenir d’aucun cas où l’appât du gain a pu jouer. On les payait trois sous et on appelait ça une pension.
J’essaie d’imaginer ce que ça doit être aujourd’hui, soixante ans plus tard, de recruter et d’utiliser des agents contre des cibles comme l’organisation État islamique et ses succédanés locaux, ici en Grande-Bretagne, et de vivre en permanence avec l’idée qu’à chaque instant tous les efforts déployés peuvent s’avérer effroyablement vains.
Quand je compare ces deux époques, j’ai le sentiment que tout le temps que j’ai travaillé au F4, je vivais au pays des merveilles de l’espionnage, un monde privilégié et non violent qui ne reviendra jamais. Et nous, les officiers traitants, qu’est-ce qui nous motivait ? Eh bien, en ce qui me concerne, une pincée de chacun de ces mêmes ingrédients qui motivaient nos agents, car je n’ai encore jamais croisé un espion qui ne fût convaincu de sa supériorité morale.
Si les couloirs couverts de linoléum du MI5 brillaient de mille feux, les fenêtres de notre petite pièce du fond étaient masquées par d’épais voilages et, dans mon souvenir, nous travaillions dans une pénombre hivernale, en silence ou presque, chacun dans son coin, nous esquivant à l’improviste sans explication pour aller briefer ou débriefer un agent dans un appartement sûr, une voiture ou un café, avant de revenir à notre bureau, tête baissée, rédiger notre rapport dans un calme monacal.
Chaque bureau disposait de sa ligne de téléphone sur liste rouge. Chaque officier traitant avait sa secrétaire personnelle. Une femme. Les messieurs, ça ne tapait pas à la machine.
Et chaque officier traitant avait au moins un alias. J’en avais plusieurs, commençant tous par C (…).
Il était donc inévitable que, lorsque j’en vins plus tard à choisir un faux nom de plus, en l’occurrence mon nom de plume, lui aussi ait commencé par un C, comme si c’était réglementaire.
Ou plutôt, presque commencé. Mon éditeur m’avait encouragéàopterpourdeuxmonosyllabesanglo-saxons qui claquent bien, du genre Chunk Smith. J’ai pris un malin plaisir à m’inventer un nom en trois parties et à consonance française. (…)
Juste en face de moi, dans le recoin le plus sombre de la petite pièce du fond, écrivait studieusement à la lueur d’une lampe de bureau à l’abat-jour vert un homme à lunettes, grassouillet, le doyen de notre section, son membre permanent le plus illustre, qui avait porté plus de noms que même lui ne pouvait peut-être s’en souvenir. Son vrai nom était John Bingham.
Enfin, presque vrai, car John était aussi le baron Clanmorris septième du nom, lord irlandais, ancien journaliste devenu espion.
John était plus vieux et plus sage que moi d’une génération, d’une guerre et d’un autre ordre mondial. Il avait contrôlé des agents nazis dans le cadre du système Double Cross. Il s’était fait passer pour un officier de l’Abwehr. À la fin de la guerre, il avait été envoyé en Allemagne occupée pour débusquer non plus des espions nazis mais leurs homologues soviétiques, ce qui peut nous sembler, à vous et à moi, un réalignement assez extrême, même si cela n’a rien d’exceptionnel dans le métier d’espion. Quand une maison change de mains, l’installation électrique reste en place. C’est un autre doigt qui appuie sur l’interrupteur, mais sinon les affaires continuent.
Si l’espionnage constituait l’élément naturel de Bingham, sa vie ne s’y résumait pas : il était en effet un auteur de thrillers renommé. Assis à l’autre bout de la pièce, jetant des regards furtifs à sa silhouette courbée, je me demandais s’il griffonnait là non pas le dernier rapport sur les passionnantes activités du siège du Parti communiste dans King Street mais un paragraphe ou deux de son dernier polar.
Je n’avais auparavant jamais rencontré un romancier en activité, déclaré ou clandestin, à l’exception de Thomas Mann.
C’était en 1949. Après m’être échappé de ma public school, j’étudiais à Berne, en Suisse, m’imaginant en réfugié culturel fuyant l’Anglicité. Mann était venu à Berne prononcer un grand discours à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Goethe. Comme il avait été hué par un groupe d’étudiants fascistes, je m’étais senti obligé d’aller lui présenter des excuses pour leur comportement.
« Qu’est-ce que vous voulez ? me demanda-t-il quand je frappai à la porte de sa loge.
– Vous serrer la main.
– Hier ist sie», répondit-il («la voici»), ce qui doit être la seule instance connue où Mann se limita à des monosyllabes.
En tout cas, je n’avais jamais vu un romancier au travail. Dans le cas de Bingham, c’était généralement avec une épouvantable gueule de bois après avoir passé la moitié de la nuit en compagnie d’un agent lunatique, généralement une femme.
Et c’est John Bingham qui, par son exemple inconscient et muet, me révéla mes capacités d’écrivain
■ L’Herne le Carré, dirigé par Isabelle Perrin (272 p., 33 €).