La juge qui a fait craquer Fourniret
Depuis 2018, la magistrate Sabine Khéris entend l’« ogre des Ardennes ». Avec l’espoir de trouver Estelle Mouzin.
Le chemin du Grand-Canton. Le ruisseau du Pâquis. Le sentier de la Falizette. La pluie, fine et glacée, lave le sol sans relâche, et la boue grasse s’accroche aux vêtements. Ce matin de décembre, la brume s’attarde dans les branches des sapins. La température ne dépasse pas 1 °C et Sabine Khéris, grandes bottes de caoutchouc aux pieds, arpente encore une fois les abords du château du Sautou.
Cette fois-ci, la magistrate n’a pas fait venir Michel Fourniret dans les Ardennes. Quelques jours plus tôt, dans sa prison de Fresnes, le meurtrier le plus célèbre de France a fait un malaise. Sa mémoire décline. Celui qui joue avec les magistrats depuis près de deux décennies approche les 80 ans et n’est plus aussi alerte qu’autrefois.
Les forestiers ont tronçonné 3 hectares de sapins pour permettre aux deux pelleteuses de 20 tonnes de retourner la terre. L’odeur enivrante de la sève flotte sur ces lieux que Fourniret a parcouru depuis l’enfance. Sabine Khéris a obtenu le renfort d’un archéologue et d’un anthropologue. Les gendarmes sont là aussi. Le château, la météo, les experts de l’identification judiciaire… Ce matin de décembre, la scène paraît sortir de l’imagination d’un scénariste. Rien n’est plus faux. Depuis qu’elle « communique » avec Michel Fourniret, la juge Khéris se refuse à rejouer Le Silence des agneaux… Elle sait qu’avec ce meurtrier elle ne peut s’imaginer en Jodie Foster face à Hannibal Lecter. Elle refuse de se prêter au jeu auquel Fourniret excelle, la tension psychologique, la partie d’échecs.
Cette femme de 56 ans, doyenne des juges d’instruction au tribunal de Paris, a choisi d’écouter sereinement et pendant de longues heures, parfois plusieurs jours d’affilée, Monique Olivier et Michel Fourniret. Quand elle hérite, en 2016, du dossier Marie-Angèle Domèce et Joanna Parrish – disparues respectivement en 1988 et 1990 –, les ex-époux sont déjà en prison depuis presque dix ans, condamnés l’un et l’autre à la perpétuité pour le meurtre de sept fillettes et jeunes femmes. La priorité de la magistrate n’est donc plus de mettre le meurtrier hors d’état de nuire mais d’élucider deux cold cases impliquant Fourniret. Et, surtout, de découvrir le lieu où il a caché leurs corps. Pour cela, il lui faut instaurer un rapport de confiance. Au début de l’année 2019, cette stratégie paie. Alors que Sabine Khéris auditionne Monique Olivier, cette dernière lâche la phrase suivante : « J’ai des choses à vous dire sur Estelle Mouzin. Mais je ne parlerai qu’à vous. »
Milliers de pages. Estelle… Comme beaucoup de Français, la juge connaît le visage de cette enfant de 9 ans enlevée en janvier 2003 à Guermantes, en Seine-etMarne, alors qu’elle regagnait son domicile après l’école. Les affiches de la fillette ont longtemps été placardées dans toutes les boulangeries de France par son père, Éric, et sa famille. La juge Khéris obtient le transfert du dossier. Elle se plonge dans les milliers de pages de l’enquête et des 40 000 P-V. Découvre des trous. Des occasions manquées par certains de ses collègues (Fourniret laissait déjà entendre depuis longtemps qu’il était le meurtrier d’Estelle). Des pistes oubliées. Elle écoute les familles des victimes, leurs avocats, heureux de voir enfin un
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magistrat regrouper l’ensemble ■ des affaires non résolues. Et, surtout, elle convoque, pour de très longs entretiens, Monique Olivier puis Michel Fourniret.
Elle ne se livre pas à un bras de fer. Elle a compris que, pour faire parler l’« ogre des Ardennes », elle doit dépasser l’horreur et l’effroi. Lire Dostoïevski, auteur que le meurtrier cite fréquemment. Relire aussi Poil de carotte, de Jules Renard, et Vipère au poing, d’Hervé Bazin, deux des nombreux ouvrages que le tueur en série aime évoquer. Elle branche sa radio sur France Culture, comme Fourniret dans sa cellule. Si elle veut le faire parler et qu’il prenne goût à ces instants hors des murs de Fresnes, il faut qu’elle lui offre autre chose que ses questions. Une vraie conversation. Flatter sa mégalomanie. Ne pas se braquer lorsque celui-ci lui dit, après une question récurrente : « C’est bien, vous travaillez… » Pénétrer son univers mental, donc, avant d’évoquer Estelle, Joanna et Marie-Angèle.
Bonne joueuse. Début 2020, dans le bureau de la juge, au 13e étage du nouveau tribunal de justice de Paris, dans le quartier des Batignolles, Fourniret reconnaît avoir tué Estelle il y a dix-sept ans. Admiratif, il lance à la magistrate : « Vous êtes une bonne joueuse. » Les avocats et la famille d’Estelle Mouzin ont, enfin, une partie des réponses aux questions qu’ils posaient depuis des années. « Cette juge a une capacité d’écoute très particulière, raconte Corinne Herrmann, l’avocate qui accompagne les familles des disparus. Elle ne laisse rien paraître de son empathie pour les parents des victimes ou de ce qu’elle pense de Michel Fourniret. Mais vous sentez qu’elle respecte celui, victime ou accusé, qu’elle a en face d’elle. Elle impose la sérénité dans les échanges. C’est ce qui a fonctionné avec Monique Olivier. Même lorsque leurs discussions prenaient un temps infini, la juge n’a jamais exprimé la moindre hostilité. Lors des reconstitutions dans les Ardennes, elle marchait côte à côte avec l’ex-épouse de Fourniret, comme pour poursuivre leurs discussions et avancer encore un peu plus, par petites touches. » Avec, à l’horizon, cet espoir: un procès aux assises dès l’an prochain, pendant que Fourniret est encore en état de répondre à la Cour.
Jusqu’à ces dernières années, celle qui fait aujourd’hui parler Monique Olivier et Michel Fourniret était d’abord réputée pour son indépendance. Son intransigeance, disent certains. Un juge n’est pas fait pour être aimé, et Sabine Khéris est habituée à résister aux pressions, surtout lorsqu’elle hérite de dossiers sensibles : mort de neuf soldats français dans le bombardement de Bouaké, en Côte d’Ivoire (2004), embuscade d’Uzbin, en Afghanistan (2008), cambriolage de l’appartement de Ségolène Royal pendant la campagne de 2007… Elle n’a jamais prêté attention aux bruits de couloirs ni aux discrètes mises en garde lorsqu’elle interrogeait l’intermédiaire Ziad Takieddine, qui menaçait plusieurs responsables politiques de droite, ou lorsqu’elle a mis en cause un important diplomate marocain, provoquant une crise entre la France et le Maroc.
Au sein de la magistrature, elle a quelques ennemis. Surtout depuis la fameuse affaire du « mur des cons». En 2013, elle a refusé d’enterrer l’affaire et renvoyé devant la justice les responsables du Syndicat de la magistrature qui avaient confectionné un trombinoscope de personnalités politiques, la plupart de droite, mais aussi de victimes d’affaires criminelles, avec cette inscription : « Avant d’ajouter un con, vérifiez qu’il n’y est pas déjà. »
Pistes négligées. Si les avocats des familles de victimes de Fourniret ne tarissent pas d’éloges sur cette magistrate qui leur permet d’approcher de la vérité, certains de leurs confrères sont, eux, beaucoup plus critiques. Comme Me Yassine Bouzrou, conseil de la famille d’un couple chinois assassiné avec leur enfant – l’« affaire du bois de Vincennes » (2012). « Dans ce dossier, la juge a été une très mauvaise juriste. Elle a fait preuve d’inhumanité. » Il y a quelques années, la juge Khéris a aussi violemment ferraillé contre un autre avocat qui lui reprochait d’avoir antidaté un document dans une procédure. Mais elle ne cherche l’amitié ni des avocats ni des journalistes. Elle n’est pas de ces magistrats qui aiment faire des confidences à la presse. Elle
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Elle branche sa radio sur France Culture, comme Fourniret. Si elle veut le faire parler, elle doit lui offrir autre chose que ses questions.
ne recherche pas la lumière ■ et se cache lorsqu’elle aperçoit l’objectif d’une caméra. Lorsque Le Point a sollicité ses proches, ils ont respecté la consigne : ils n’ont rien dit d’elle, de sa vie de famille, de ses loisirs.
Les journalistes qui enquêtent sur l’affaire Fourniret et traquent les moindres détails le savent. Au quotidien L’Union-l’Ardennais, Philippe Dufresne travaille sur le dossier depuis des années. Il en connaît tous les détails, il a sympathisé avec de nombreux gendarmes chargés de l’enquête. Il a même mis au jour une piste sérieuse, celle du « jardin d’enfants » de Michel Fourniret. En dépouillant les registres du cadastre, le journaliste a découvert que celui-ci avait aménagé une petite parcelle secrète dans lequel il avait installé des jeux pour enfants à Floing, au nord de Sedan. La juge Khéris y a effectué des fouilles importantes. Mais, en passant devant le journaliste qui avait réussi à se fondre dans le périmètre où les experts opéraient, elle ne lui a pas dit un mot et a demandé aux gendarmes d’expulser l’intrus. Elle préfère l’amitié et le respect des enquêteurs qui travaillent sous ses ordres et celle de sa greffière, Valérie, avec qui elle travaille depuis onze ans et forme un binôme soudé. Il y a quelques années, elle a même pris la défense d’un adjudant-chef de l’armée de l’air de la base de Villacoublay, un expert en catastrophes aériennes en conflit avec la hiérarchie militaire qui avait enquêté pour elle. Elle est aussi extrêmement attentive aux suggestions des experts et des gendarmes. « C’est rare qu’un magistrat passe toute la journée avec vous sur des fouilles et vous remercie du travail effectué, même lorsque vous n’avez rien trouvé », raconte l’un d’eux.
La parole de la terre. Fin 2019, elle a organisé un colloque au sein du tribunal de Paris pour rendre hommage au travail des archéologues dans les affaires criminelles. Une première. Les compétences de ceux-ci sont encore rarement utilisées dans les enquêtes. Ce jour-là, devant les gendarmes et les magistrats, elle confie son goût pour
l’histoire, en reconnaissant qu’elle aurait aimé élucider l’«affaire du vase de Soissons ou du possible empoisonnement de Napoléon ». Avant de donner la parole aux experts de l’armée ayant travaillé sur les charniers en Bosnie et au Rwanda ou aux archéologues pour qu’ils évoquent la « parole de la terre », elle raconte sa fascination pour cette science, évoque quelques voyages sur des sites antiques. « Les archéologues savent faire revivre le passé, même très lointain, alors que ma culture – juridique – est centrée sur le concept de prescription. » Elle explique encore pourquoi les meurtriers, en France, ont plus intérêt qu’ailleurs à faire disparaître les corps de leurs victimes puisque le doute leur profite. Le tout sans jamais évoquer le dossier qu’elle a en tête et qui occupe ses journées, celui de Fourniret.
Jeudi 10 décembre, en fin de journée, la nuit s’est posée sur les Ardennes. Après quatre jours de fouilles, les pelleteuses se taisent. Les experts de l’identification judiciaire rangent leur matériel. La forêt du Sautou n’a pas livré ses derniers secrets. La terre n’a pas « parlé ». Les corps d’Estelle, de Joanna et de Marie-Angèle n’ont pas été découverts. La juge Khéris remonte le moral de ses enquêteurs. Elle n’a pas terminé sa conversation avec Michel Fourniret
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Elle aurait aimé élucider l’« affaire du vase de Soissons ou du possible empoisonnement de Napoléon ».