Le temps des explorations Soudain, le Mississippi…
Louisiane. Si Robert Cavelier de La Salle a oeuvré, au XVIIe siècle, à l’expansion française en Amérique, sa prodigieuse descente du fleuve, des Grands Lacs au golfe du Mexique, préfigure aussi l’ethnographie.
Le 9 avril 1682, parvenu sur la côte du golfe du Mexique, Robert Cavelier de La Salle (1643-1687) prend possession de la Louisiane, ainsi nommée en l’honneur de Louis XIV. Ainsi le veut la vulgate des grandes découvertes. De son vivant, La Salle fut qualifié de « conquistador » et de « nouveau Cortés » par les érudits qui, à Paris, soutenaient ses entreprises. Redécouvert au XIXe siècle, il fut à nouveau glorifié comme un faiseur d’empire au coeur de l’Amérique. Entre l’Observatoire et le jardin du Luxembourg, à Paris, se niche ainsi un espace vert au nom méconnu, le jardin Robert-Cavelier-de-La-Salle, inauguré en 1867 pour lui rendre hommage et qui, avec le jardin Marco-Polo, forme le jardin des Grands-Explorateurs.
L’heure n’est plus à la célébration des « grands hommes », encore moins lorsqu’ils ont participé à des entreprises coloniales. Retracer la descente du Mississippi de Cavelier La Salle en 1682, son voyage le plus retentissant, offre néanmoins un triple intérêt : mesurer les tâtonnements dans la connaissance géographique du Nouveau Monde, puisque l’Amérique du Nord est longtemps demeurée un objet mal circonscrit aux yeux des Européens ; montrer comment l’Amérique française se construisit sur la base d’alliances avec les autochtones, dont dépendaient les colons ; s’ouvrir à la connaissance de mondes « autres », les chroniques de l’expédition constituant de formidables reportages ethnographiques sur les Indiens.
Né à Rouen en 1643 dans une riche famille marchande, Robert Cavelier de La Salle est un prêtre raté, formé par les jésuites. En 1667, après qu’on ■
■ lui a refusé de se rendre en Chine comme missionnaire, il se fait relever de ses voeux, prétextant des « infirmités morales ». Il s’embarque pour le Canada, où il rejoint un frère sulpicien. Son ambition chinoise reste cependant intacte : il veut découvrir un passage occidental vers la «mer du Sud» et les richesses de l’Asie. Après 1670, La Salle participe à l’extension d’un réseau de traite des pelleteries – les peaux – parmi les Indiens des Grands Lacs. Devenu concessionnaire du fort Frontenac, sur le lac Ontario, il établit un poste à Niagara (1676) ; puis, en 1678, après un séjour à Paris, il obtient du roi des lettres patentes qui lui donnent le « privilège de découvrir la partie occidentale de l’Amérique». Flanqué de son fidèle second, Henri de Tonty, un aventurier d’origine napolitaine, La Salle va édifier le fort Miami, au sudest du lac Michigan (1679), et, l’année suivante, le fort Crèvecoeur, dans le pays des Indiens illinois.
L’expédition de découverte s’organise à l’automne 1681. Dans sa relation rédigée deux ans plus tard, Tonty dresse la liste des 54 voyageurs, la divisant en trois catégories : « Noms des Français », « Noms des Sauvages » et « Femmes ». Les Français, dont des Canadiens, sont vingt-quatre. Tonty recense aussi dix-huit hommes et dix femmes autochtones. Ce geste traduit la dette contractée à leur endroit. Les nommer prouve qu’ils sont reconnus comme des individus à part entière, des compagnons de vie. Amabanso, Sénéché, Ahos, Chouakost, Maskinampo et Ononthio sont quelquesuns de ces Indiens obscurs, des Abénaquis, originaires de la Nouvelle-Angleterre, que La Salle a recrutés en pays miami. Ils ne doivent pas servir de guides, mais fournir le contingent en venaison au fil de l’expédition – l’exploration est, avant tout, une quête de nourriture au quotidien. En échange, chacun d’eux doit 100 peaux de castor au terme du voyage.
Les dix femmes, chargées de la préparation des aliments comme de la collecte de bois, de simples et de tubercules, ne sont pas nommées, mais Tonty précise leur origine ethnique : cinq sont abénaquises, trois népissingues, une ojibwée et une huronne. Trois d’entre elles portent un bébé sur le dos. Si le nombre important d’hommes armés vise à dissuader les attaques, la présence féminine favorise l’idée que les explorateurs n’ont aucune intention hostile.
Le 16 décembre 1681, La Salle se trouve au fort Miami pour finaliser les préparatifs de l’expédition. Pour rejoindre le Mississippi, on longe par le sud le lac Michigan, puis il faut emprunter la « rivière de Chicago » et enfin celle des Illinois. Ces deux rivières étant gelées, on se sert de traîneaux pour transporter l’équipement (avirons, armes, marmites, maïs, cadeaux pour les Indiens, etc.) et les six canots d’écorce des Français. Après 280 kilomètres de traînage, le fort Crèvecoeur, désert, est atteint. La navigation étant possible plus en aval, les Abénaquis confectionnent des canots avec de l’écorce d’orme. Le 6 février, le Mississippi, que La Salle baptise Colbert, est en vue. Mais l’eau y charrie encore des morceaux de glace, et le contingent ne repart que le 13 février.
Astrolabe défectueux
La descente de la « Grande Rivière » commence. Sous de mauvais auspices, puisque ce jour-là La Salle casse sa boussole. On se guidera grâce au soleil, du moins quand la brume et les nuages n’obscurcissent pas le ciel. L’explorateur est aussi muni d’un astrolabe de « sept pouces », mais qui est défectueux : il indique la latitude avec deux degrés d’erreur (37° au lieu de 39°). On pagaie, heureusement, dans le sens du courecevoir
Les Français font trois fois le tour de la place du village akansas en chantant Exaudiat te Dominus et en criant « Vive le Roi ! ».
rant. La flottille, composée d’une douzaine de canots, dépasse bientôt le confluent du Missouri. On s’arrête à un village illinois déserté par ses occupants, partis chasser. La Salle pend à une perche des perles et des couteaux en signe d’amitié. Puis on bivouaque au sud de l’actuelle ville de Saint Louis. Le pays est beau, mais, déjà, les vivres manquent. On campe deux jours pour faire des provisions. Sept bisons et quatre chevreuils sont tués, ainsi que des outardes, des cygnes et des dindons sauvages – au fil du voyage, on trouvera aussi de l’ours et, bien plus au sud, de l’alligator. Chaque nuit, une sentinelle surveille le camp. Le départ est donné à l’aube, parfois dès 5 heures.
La Salle veille au grain. C’est un homme autoritaire, parfois décrit comme querelleur, voire paranoïaque.
Au sud de la confluence avec la « Belle Rivière » (l’Ohio), le fleuve gagne en sinuosité, et les chicots, ces morceaux d’arbres morts fichés dans la vase, rendent la navigation aléatoire pour les fragiles canots d’écorce. Celui de Tonty est déchiré « en passant sur un arbre » ; il faut le raccommoder. Le 24 février, pressés par la faim, les explorateurs établissent un camp de chasse près de l’actuelle ville de Memphis (Tennessee). Prud’homme, parti chasser avec Maskinampo, est porté disparu. Celui-ci revient seul au bivouac. Les Abénaquis le cherchent en vain « à cinq lieues à la ronde ». Un peu plus en aval, on érige une redoute, baptisée « fort à Prud’homme » en l’honneur du disparu. On le pense tué ou capturé ; mais, après dix jours d’attente, alors qu’on s’apprête à repartir, il réapparaît, affamé, flottant à la dérive sur un petit radeau de fortune.
Le 5 mars, la descente se poursuit, et, le 12, la brume est si épaisse que les canots se perdent de vue. Des cris de guerre et des percussions retentissent sur la rive droite. Ce sont des Akansas. Ces derniers tirent une flèche en direction des étrangers, qui ne répliquent pas, en signe de paix. Les Akansas reviennent avec un calumet pour faire fumer les Français. C’est l’illinois, parlé par Tonty et par un captif des Akansas, qui sert de langue d’échange. Les Akansas multiplient les gestes d’hospitalité. À un festin de maïs succède une danse du calumet: La Salle est adopté. Au rythme des tambours et des hochets, les chefs exhibent « deux grands calumets enjolivés de plumes de toutes les couleurs et plein des cheveux de leurs ennemis». Puis des Akansas viennent offrir 50 à 60 peaux de ■
bison à l’explorateur, jusqu’à ■ lui recouvrir le corps – ses compagnons venant le décharger au fur et à mesure. Tous les autres Français participent à un rituel de guerre, qui consiste à « frapper au poteau » avec un tomahawk tout en déclamant ses exploits. L’ex-jésuite, un peu austère malgré la perruque et le manteau écarlate galonné d’or qu’il porte dans les grandes occasions, reste en retrait pour signifier son statut de chef d’expédition.
Avant de quitter les Akansas, le 13 mars, La Salle fait planter un poteau en terre pour marquer – prétention chimérique – la souveraineté du roi de France sur les pays situés autour de l’Ohio et du Mississippi. Les Français font trois fois le tour de la place du village en chantant Exaudiat te Dominus et en criant « Vive le roi ! » à chaque passage. Ils offrent aux Akansas la « protection » et la « sauvegarde » du « très-haut, très-puissant, très-invincible et victorieux Prince Louis le Grand, XIVe de ce nom », et « tous les avantages dont jouissent tant de peuples qui ont eu recours à sa puissance ». Au vrai, la cérémonie fonctionne localement comme un leurre. Les Akansas, pour qui une simple alliance guerrière vient d’être nouée, ne conçoivent pas qu’on puisse posséder la terre ou revendiquer sur elle des droits d’usage exclusifs. Mais le notaire de l’expédition, La Métairie, consigne ce qui servira à exalter les prétentions à la gloire universelle de Louis XIV et à fabriquer des titres susceptibles d’être opposés aux couronnes d’Angleterre et d’Espagne dans la lutte engagée pour le contrôle du Nouveau Monde.
Après ce séjour dense chez les Akansas s’engage la seconde partie de la descente fluviale. L’exploration, avec deux Akansas comme guides, se poursuit en terra incognita puisque le confluent avec la rivière Arkansas marque le point le plus méridional atteint par le commerçant Louis Jolliet et le jésuite Jacques Marquette en 1673. Au pays des castors et des loutres succède celui des alligators, et l’écheveau des méandres du fleuve ralentit de plus en plus la progression. Mais, surtout, les contacts avec les Indiens vont se multiplier, car le territoire se révèle plus peuplé qu’en amont. Les Taensas, aussi hospitaliers que les Akansas, ont huit villages. Ce peuple, qui dispose de temples dédiés au Soleil et d’un grand chef entouré de domestiques rituels, est jugé particulièrement « policé ».
Cannibalisme
Plus en aval, préviennent les Taensas, des nations féroces attendent les explorateurs. Ce discours effraie quatre des Abénaquis, qui n’iront pas plus loin. Deux jours plus tard, alors qu’on poursuit une pirogue de pêcheurs, surgissent 200 Natchez, arcs bandés et tomahawks en l’air, qui poussent des cris de guerre. Tonty navigue vers eux muni d’un calumet. Les Natchez acceptent de fumer avec lui et lui frottent le corps, une technique d’accueil répandue. La rencontre se passe bien. Le 28 mars, La Salle, qui a passé une nuit dans l’un des villages natchez, repart avec deux sacs remplis de maïs et quatre guides de la tribu.
Le pays est de plus en plus inondé. Presque chaque soir, on édifie des empilements de roseaux pour dormir au sec. En territoire kinipissa, à proximité de l’actuelle Nouvelle-Orléans,
des volées de flèches accueillent les explorateurs. Aucun accommodement ne semble possible : on rembarque. Quelques kilomètres plus loin, on tombe sur un village d’Indiens maheoualas plein de cadavres : il vient d’être détruit par les Kinipissas. Le 3 avril, les ventres sont vides, et on s’empare, dans une pirogue abandonnée, d’un panier qui contient de la viande boucanée : de l’alligator, mais aussi de la chair humaine. On laisse aux propriétaires de l’embarcation une alêne pour paiement de ce curieux repas.
6 avril 1682. Au terme de 1 500 kilomètres de navigation sur le Mississippi, la mer est en vue. Mais La Salle, qui recherche une supposée « baie du Saint-Esprit », ne réalise pas qu’il est dans un delta (celui-ci n’a encore jamais été cartographié) et pense se trouver plus à l’ouest, donc plus près du Mexique, qu’il ne l’est vraiment. Le Mississippi se divise en trois chenaux, que l’on explore deux jours durant. Le 9 avril, à proximité de l’actuel bourg de Venice, dans un lieu sec, on procède à une nouvelle prise de possession. Un gros arbre est équarri et planté en terre en guise de colonne, que l’on décore de trois fleurs de lys découpées dans une marmite de cuivre, avec cette inscription : « Louis le Grand, Roy de France et de Navarre, règne le 9e avril 1682. » Une croix est aussi plantée, et une plaque de plomb mise en terre. On chante le Te Deum, l’Exaudiat et le Domine, salvum fac regem, trois salves de mousqueterie retentissent, et l’on crie: «Vive le Roi ! » La Salle lit le procès-verbal en inventoriant les territoires du « pays de la Louisiane », sis entre l’Ohio et le golfe du Mexique, et acquis avec le « consentement » (imaginaire) des nations indiennes. Mais le voyage n’est pas fini, puisqu’il reste à remonter le fleuve, ce qui prendra plusieurs semaines.
Sur le papier, la Louisiane vient de naître – la colonisation n’y débutera qu’en 1699 –, mais la rhétorique impériale contraste avec l’état de ces voyageurs du bout du monde, à qui il ne reste, en ce 9 avril 1682, que quelques poignées de maïs pour tenir. C’est la faim au ventre que l’intrépide Cavelier de La Salle revendique la moitié d’un continent immense… Un continent qui, à cette époque, reste pour l’essentiel sous le contrôle de ses premiers habitants ■
Directeur de recherche au CNRS, auteur de L’Amérique fantôme. Les aventuriers francophones du Nouveau Monde (Flammarion).