Elles ont fait le tour du monde en secret
Pionnières. Jeanne Barret et Rose de Freycinet ont bravé l’interdiction d’embarquer faite aux femmes et vécu des péripéties qui ne dépareraient pas des romans d’aventures.
« J’admire sa détermination. » Bougainville à propos de Jeanne Barret, dont il découvre la présence à bord de l’Étoile, en 1766.
L’ordonnance datée du 15 avril 1689 stipule, sans ambages, que la marine est, avant tout, une affaire d’hommes. Ou, pour énoncer les choses plus crûment, un domaine où la gent féminine n’a nul droit de cité. Rapportée au seul article 15, l’injonction sonne comme un roulement de tambour: « Sa Majesté [Louis XIV, en l’occurrence] défend aux officiers de ses vaisseaux de mener quelque femme que ce soit à leur bord pour longtemps et même pour y passer la nuit. » Et ce qui est intimé à la hiérarchie vaut tout autant pour les sans-grade, matelots et mousses de toute condition. En ce XVIIe siècle finissant, et pour près de deux cents ans encore, c’est en mâle compagnie seulement que nos marins les plus glorieux – nos Marion du Fresne (1772, Nouvelle-Zélande, îles Crozet), La Pérouse (1788, Australie) ou Baudin (1800, Australie) – partiront à la découverte des mystères et des richesses du monde.
Toute règle – antienne bien connue – suppose quelques exceptions. Grace O’Malley, Jacquotte Delahaye, Mary Read ou Anne Bonny en sont, sauf que ces pirates de haut vol harcelaient les unités nationales plus qu’elles ne les servaient. Elles sont à chercher ailleurs, les véritables contrevenantes à l’oukase qui, pour mener à bien leur transgression, nouèrent des complicités et usèrent de stratagèmes souvent renversants. Qui plus est, leurs forfaits ne furent révélés qu’a posteriori, au détour de confidences toujours prudentes et parcellaires.
La plus célèbre d’entre elles, et sans doute la plus remarquable dans la mesure où l’intéressée est, de surcroît, considérée comme la première femme ayant jamais bouclé un tour du monde complet à la voile, est passée à la postérité sous le nom de Jeanne Barret. Il n’existe d’elle qu’un dessin au trait mis en couleurs sur le tard et relevé, pour la première fois, dans un ouvrage italien édité en 1876, soixante-neuf ans après la disparition officielle de l’intéressée, le 5 août 1807. Présentée en pied, cette silhouette éminemment masculine, affublée d’un curieux pantalon rayé et d’un non moins étonnant bonnet phrygien, porte sur le bras droit une gerbe d’herbes sauvages supposément récoltées l’instant d’avant. Un premier indice : née en Bourgogne, à une quinzaine de kilomètres d’Autun, Jeanne fut longtemps la servante – et plus encore – de Philibert Commerson, célèbre botaniste dont le savoir-faire est reconnu par les meilleurs experts en végétaux du continent, comme le Suédois Carl von Linné ou le Français Bernard de Jussieu. Ni son soudain veuvage, ni la charge d’un enfant en bas âge, ni même sa santé précaire ne sauraient freiner ses ambitions. Commerson va de l’avant, d’autant que Jeanne est toujours là, présente et soumise jusqu’à gommer ses propres aspirations, oublier sa condition, nier sa différence.
Lorsque Louis-Antoine de Bougainville est invité par Louis XVI à imaginer son tour du monde exploratoire (1766-1769), il a une obsession : accueillir sur l’Étoile et la Boudeuse le meilleur de la science de son pays. Au sortir de la guerre de Sept Ans, la France affaiblie peut encore, pense-t-il, se rengorger sur le terrain de la recherche et de la géographie. Cook et Wallis sont prévenus, l’expédition qu’il commandite sera cautionnée par les experts nationaux les plus en vue: le chirurgien Vives, le cartographe Romainville, l’astronome Véron, le botaniste Commerson. À quoi tient la première de Jeanne Barret ! À l’intuition de Bougainville, sans doute, mais surtout à la pusillanimité de son chef des herbiers. Sans sa servante, Commerson n’est rien. À la contrainte des travaux domestiques elle a ajouté quantité d’autres initiatives et compétences. Dans le domaine de la botanique, elle prélève, classe, conserve, sans l’expertise de son maître mais avec un infini savoir-faire néanmoins. Selon l’étiquette du moment, Commerson a droit à un serviteur appointé pour la durée de son périple. Il n’hésite pas : malgré l’ordonnance royale, malgré les habitudes du temps, il convainc Jeanne de l’accompagner.
Une folie. Certes, le physique de sa dévouée, ses cheveux courts en particulier, prête à confusion. Mais la supercherie suppose d’autres sacrifices : un accoutrement indigne, un bandage serré pour contenir ses seins et surtout un confinement dans la cabine de son maître, où elle passe des heures infinies allongée sur le plancher, ou peu s’en faut. Commerson est persuasif. Il se plaint sans cesse de son état de santé (une pleurésie ?), de la promiscuité ambiante, de « ce tripot où règnent la haine, l’insubordination, la mauvaise ■
foi, le brigandage, la cruauté », mais jamais, au grand jamais, il ne s’attarde – dans son journal tout au moins – sur ce que ressent sa domestique.
Aux escales (elles sont peu nombreuses : Rio, Montevideo, les Malouines), le couple s’éclipse une poignée d’heures tout au plus, poursuivant de conserve sa quête, ses cueillettes, ses collections. Revenu à bord, il identifie, compare, nomme (par exemple Bougainvillea, en juillet 1767, du côté de Rio de Janeiro). Alentour, personne ne se formalise outre mesure. Lors du bizutage rituel orchestré au passage de l’équateur, quelques gabiers se sont bien étonnés de la pâleur de la « frêle machine », selon la formule de Diderot dans le Supplément au Voyage de Bougainville, et plus encore de son refus de patauger, comme le commande la tradition, dans un baquet d’eau douteuse relevée d’excréments et de linge sale. Le docteur Vives note éventuellement dans son propre livre de bord que « l’attention que porte ce valet à son maître ne semble pas très naturelle pour un homme ». Mais il faut attendre Tahiti – seize mois après le départ de France – et la curiosité d’un groupe d’indigènes venu la provoquer alors qu’elle herborisait sur un motu, un îlot de sable corallien, pour se rendre enfin à l’évidence. Commerson sait qu’il risque gros, mais Bougainville se révèle conciliant. Rapportant l’événement dans son journal – un mois après les faits –, il précise : « Elle [Jeanne] n’est ni laide ni jolie, et n’a pas plus de 26, 27 ans. […] J’admire sa détermination. » La circumnavigation ayant largement dépassé la mi-parcours, il admet que les résultats de l’herboriste et de son affidée sont conséquents et s’en félicite. Sa décision est prise: les contrevenants seront débarqués avec égards à Maurice, à charge pour eux de rejoindre la métropole par leurs propres moyens et éventuellement de poursuivre leurs recherches plus avant. Satisfait de l’accueil qui lui est réservé, l’indissociable tandem s’éternise sur place six années durant, jusqu’à la mort de Philibert, en 1773. Jeanne s’attardera trois années supplémentaires, le temps d’un mariage sans lendemain avec un aubergiste. Âgée de 36 ans, elle entame la dernière partie de son tour du monde sur un bateau de commerce avec 30 caisses contenant 5 000 espèces distinctes, dont 3 000 sont considérées comme « nouvelles ».
Un capitaine amoureux
Une fois son trésor remis au Muséum d’histoire naturelle, Jeanne n’eut guère à forcer sa nature pour retourner à l’anonymat qui lui convenait si bien. Une réserve qui ne fut troublée que par le versement du modeste usufruit consenti par son protecteur au terme d’un imbroglio juridique qui dura dix ans. Des émoluments dérisoires, voire infamants (« 600 livres, payables à raison de 100 livres par an ») pour quelqu’un dont l’exemple, toujours d’après Bougainville, sera à coup sûr « terriblement contagieux ».
Façon de parler. Avant que l’audace de Jean/Jeanne Barret ne soit imitée, ne serait-ce qu’un peu, il faudra patienter près d’un demi-siècle, toujours à l’abri des regards et en marge des règlements, cela va sans dire. Seule nouveauté: à l’inverse de sa devancière, Rose de Freycinet n’est pas à plaindre, tant au niveau de ses avoirs que de son statut. Mariée à Louis-Claude de Saulces de Freycinet, cette belle et grande femme partage tous les privilèges de son officier de mari, sauf un : celui d’épouser au plus près son quotidien nautique. Même sous Louis XVIII, la fameuse ordonnance de 1689 est toujours d’actualité, et accompagner son mari à bord de l’Uranie est pour Mme de Freycinet, dans les faits, parfaitement inenvisageable.
Sans doute le capitaine est-il plus progressiste (ou amoureux) que la moyenne. N’écoutant que son intuition, il prévient la hiérarchie qui l’entoure : l’embarquement de son épouse se fera de nuit et à la faveur d’un déguisement de circonstance. La priorité est de gagner le large au plus vite sans laisser au commandement de l’arsenal de Toulon le temps de réagir. Le 17 septembre 1817, le subterfuge fonctionne, autorisant Rose à se féliciter dans son journal : « Entre mon affection et les préjugés, mon choix ne faisait aucun doute. » Quelques jours encore, et le ministère de la Marine constate le forfait. Le roi tempère : « L’infraction est grave […]mais, somme toute, cet exemple a peu de chances de se renouveler. Montrons-nous indulgents. C’est le meilleur parti à prendre. »
En route pour un tour du monde, initié, cette fois, afin d’étudier les variations du magnétisme terrestre au niveau de l’équateur, Rose de Freycinet gagne petit à petit la confiance du plus grand nombre. Plus libre de ses mouvements que Jeanne, elle choisit de se rendre utile. En effectuant quelques tâches ménagères, mais surtout en rédigeant un livre de bord (le premier de l’Histoire entièrement compilé par une femme) qui se révélera une source d’informations précieuses. Rose possède un autre regard, une manière différente d’appréhender les situations et les choses. Peu de calculs nautiques ou de notations astronomiques, mais des couleurs et des impressions à foison. Des promenades en palanquin, des réceptions soignées, des rencontres surprenantes à l’île Maurice, au Timor ou à Sydney… Sur l’île de Guam, c’est elle encore qui attire tous les regards à la faveur d’un banquet à n’en plus finir où elle pousse le zèle jusqu’à goûter, écrit-elle, 44 viandes différentes.
Sur l’île de Guam, au cours d’un banquet à n’en plus finir, Rose de Freycinet pousse le zèle jusqu’à goûter, écrit-elle, 44 viandes différentes.
Plus remarquable encore : Rose supporte les aléas du voyage sans ciller. Même les pires. Drossée à la côte par une tempête, l’Uranie s’échoue aux Malouines le 12 février 1820. Débarquement précipité, campement de fortune, transfert acrobatique : les deux mois suivants virent au cauchemar pour tout le monde. Rose accuse le coup, puis se transforme en infirmière, en couturière, en musicienne. Malgré son bilan humain catastrophique (six morts et trente-deux désertions), le voyage commandé par Freycinet est un succès, et la seule femme du bord (la sienne) est légitimement en droit d’en revendiquer une part. Dans son propre compte rendu, Louis-Claude note, en date du 21 octobre : « Découvert à l’ouest de l’archipel des Navigateurs [les actuelles Samoa] une terre nouvelle.
Je l’appelai l’île Rose, du nom d’une personne qui m’est extrêmement chère et qui s’est montrée sous un jour remarquable tout au long du voyage. »
La fin d’un ostracisme ? Le début d’une reconnaissance ? Non. La pérennisation d’une iniquité sans fin : longtemps encore, les femmes ne seront pas les bienvenues en mer. Servantes, missionnaires ou gouvernantes, éventuellement, en rupture avec leur famille, leur mari ou leur milieu le cas échéant. Mais rien de très glorieux et encore moins de très naturel. Comme un ordre intangible, comme une fatalité inéluctable. Aux fiers-à-bras le privilège de prendre la mesure du monde, à leurs compagnes l’impératif de demeurer en retrait de celui-ci. On se souvient à ce propos du sort réservé à Elizabeth Batts, l’épouse de James Cook, sans doute le plus grand marin de l’Histoire. Elle-même, Pénélope malgré elle, eût sans doute aimé partager les surprises d’un voyage. Au lieu de quoi elle resta toujours à terre, où, pendant les dix-sept ans que durèrent leur union, elle passa au mieux cinq mois de suite avec son mari ! Dans le même temps, abnégation remarquable, elle lui offrit six enfants et en enterra cinq. Toujours seule, cela va sans dire… ■
Journaliste et écrivain. Dernier ouvrage paru : Albert Londres, la plume et la plaie (Paulsen). Àlire, sur Jeanne Barret : L’Aventurière de L’Étoile, de Christel Mouchard (Tallandier).