La ruée vers l’art
Ces chemins qui menaient à Rome
Jean Giono allait en Italie prendre des « leçons de bonheur ». Il voyageait en 4 CV et tirait quantité de plaisirs et d’enseignements des menus détails de la vie quotidienne qu’il lui était donné d’observer. L’ostentation des passions, leur étalage théâtral, avait le don de le ravir. À Brescia, il s’émerveille de l’héroïsme d’un garçon de café qui manoeuvre les roues et pistons de son percolateur comme on monte un cheval de rodéo. À Venise, il déduit des préceptes à la Machiavel de l’altière nudité de chambres à coucher conçues exclusivement pour dormir, voire pour «dormir en plein jour ». Un lit, le fil électrique, rien d’autre : quelle supériorité effrayante cette désinvolture suppose-t-elle ! L’art ne l’intéresse guère. De Florence, Artium Mater, il ne retient que la suavité des bleus de Fra Angelico, bons pour les réclames du syndicat d’initiative. « Je n’entends rien à la peinture, prétend-il, comme d’ailleurs la plupart des gens qui ne l’avouent pas » ; mais il y a sans doute de la pose dans ce philistinisme revendiqué.
Dans les mille et un récits de voyage en Italie qui se sont écrits après que trois rois de France – Charles VIII (1494), Louis XII (1499) et François 1er (1515) – eurent ouvert la voie en franchissant les Alpes avec leurs armées, le bonheur est un Graal sous-entendu. Avant Stendhal, on profite sans épiloguer; Venise et Naples peuvent constituer des étapes érotiques, parfois d’initiation virile, les intentions
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avouées sont d’abord studieuses. ■ Coeur de la chrétienté, légataire de la culture antique, conservatoire du passé et laboratoire du progrès dans presque tous les domaines, de l’architecture à la musique, des arts plastiques à l’astronomie, l’Italie reste, jusqu’à l’apparition du chemin de fer et l’industrialisation du tourisme, un centre de formation intellectuelle incontournable. On se plaint des dangers de routes infestées de brigands, de la rusticité des auberges (il est conseillé d’emporter sa literie, de se munir de cadenas), de la piètre qualité de la nourriture (la vogue de la pasta n’arrive pas avant longtemps), ces désagréments sont un prix modeste à payer pour parfaire une éducation dont les humanités constituent l’essentiel. « L’Italie ! C’est la véritable université ; qui l’a vue a tout vu », s’exclame Goethe, qui a pourtant d’autres ambitions.
Montaigne affirme que le mérite principal du voyage est de « frotter sa propre cervelle contre celles des autres ». Mais c’est Montaigne : le but ordinaire des adeptes du « grand tour » (expression anglaise, tirée du français, qui a donné le mot tourisme) était moins de se confronter à des cervelles exotiques que de voir et faire tout ce que l’« honnête homme », tout ce que le « compleat gentleman » se devait de connaître, c’est-à-dire de se couler, en allant se baigner à la source de la civilisation, dans le moule d’une culture commune. Philippe de Commynes, qui inaugura le genre avec ses Mémoires (1498) est d’abord le chantre d’une Europe unie, dont le christianisme serait le ciment; plus encore que la quête du bonheur, le désir d’altérité est d’origine récente. Pour autant, on ne revient pas de la péninsule les mains vides. Blessé à la bataille de Pavie, Clément Marot adapte l’épître, l’élégie, l’épigramme latines à la langue française, et il introduit chez nous le sonnet : il pindarise, il pétrarquise. On le crédite aussi d’apports grammaticaux, de sorte que Voltaire écrit méchamment : « Marot a ramené deux choses d’Italie : la vérole et l’accord du participe passé… Je pense que c’est le deuxième qui a fait le plus de ravages ! »
Amoureux des ruines romaines, du Bellay finit par se languir de son Anjou natal. Le président de Brosses ne put mettre la main sur le texte de Salluste qu’il traquait. Il y eut des déceptions, bien sûr, mais le voyageur trouvait son compte en Toscane, dans le Latium, en Vénétie, qu’il fût de la Pléiade, classique, des Lumières ou romantique, et quelles que fussent ses inclinations, comme si les siècles avaient accumulé en Italie de quoi séduire chaque caractère, chaque époque. On y puisait des considérations historiques, tel Montesquieu ; ou les circonstances d’un roman, comme Mme de Staël (Corinne) ou Lamartine (Graziella). L’exceptionnelle concentration des chefs-d’oeuvre de l’art l’emportait néanmoins dans ce pays-musée. Le marquis de Sade s’y était réfugié afin d’échapper à une condamnation pour sodomie, accompagné de la soeur de sa femme, une jeune chanoinesse qu’il venait d’enlever: sculptures et peintures l’entraînèrent bientôt dans des débats d’esthète distingué. Alexandre Dumas partit livrer des armes à Garibaldi et faire le coup de feu : il s’éprit d’archéologie et dirigea durant trois années les fouilles de Pompéi et les musées de Naples…
Âge d’or
On dit que l’art ne s’assimile et ne se comprend que par sa fréquentation assidue. Dès la Renaissance, le voyage en Italie représente évidemment bien davantage pour l’artiste qu’une ballade culturelle ou un stage de perfectionnement. C’était là que s’élaborait la modernité, avec ses traités, ses théories, et que se rencontraient les grands
L’homme à tout faire de Louis XIV exerça son emprise sur de nombreux domaines, notamment culturels. En 1668, il fonda l’Académie de France à Rome, future Villa Médicis.
maîtres autant que les réalisations séculaires de Rome, l’héritage des canons de la Grèce (« nos braves anciens Grecs, inventeurs de toutes les belles choses », dit Poussin dans une lettre de 1647), tous ces vestiges enfin d’un lointain âge d’or que le XVIIIe siècle crut inégalable et qu’il fallait inlassablement copier.
Jean Fouquet compte parmi les premiers artistes français à effectuer le périple. Créateur polyvalent, poète autant qu’ingénieur, Jean Perréal se rend à Milan dans la suite de Louis XII, comme l’atteste une note de Léonard de Vinci : « Fais-toi donner par Jean de Paris la méthode pour peindre à sec. » Ce qui montre que les échanges pouvaient être bilatéraux. Jusqu’au milieu du XVIe siècle, toutefois, l’art français s’italianise surtout par l’importation d’artistes (Léonard de Vinci, Cellini, Rosso, le Primatice), d’architectes (Boccador), d’ébénistes, de paysagistes (le jardin « à la française » est d’abord jardin à l’italienne), ainsi que par l’acquisition de peintures, de sculptures, notamment de répliques de bronzes antiques (on disait « pourtraire des anticailles») dont les « creux » – les moules – étaient réalisés à Rome et la fonte à Fontainebleau.
Il faut attendre le siècle suivant pour que le voyage des artistes en Italie se systématise en s’institutionnalisant, par la volonté du pouvoir royal. En 1668, Colbert adjoint une
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« Nous devons faire en sorte d’avoir en France ce qu’il y a de beau en Italie. »
Colbert à propos de l’Académie de France à Rome
succursale transalpine à l’Académie ■ de peinture fondée par Mazarin : l’Académie de France à Rome (transférée à la Villa Médicis en 1803). « Nous devons faire en sorte, dit-il sans ambages, d’avoir en France ce qu’il y a de beau en Italie. »
C’est qu’il y a des retards à combler, en partie causés par les troubles politiques, les guerres de Religion, la Fronde, et des préjugés à combattre, les Français n’ont pas grande estime encore pour les « arts de la main ». Afin de valoriser le métier et de le revitaliser, on décerne alors des prix, on accorde des récompenses : Louis XIV promet aux lauréats une « pension » pour un séjour à Rome. À l’exemple de Simon Vouet qui y passa quinze années, pour être nommé « premier peintre du roi» à son retour, le très convoité «séjour» va forger les carvenir
Utopie. « Paysage au château, dit Le Temps calme » (1651), de Nicolas Poussin. À la fin de sa vie, le peintre célèbre l’Arcadie mythologique. rières. Un prix de Rome, voilà la consécration. On peut penser ce que l’on veut de l’interventionnisme de l’État en matière de culture, il fut à cette époque le moteur d’un renouveau esthétique indéniable.
« Rome est un ensemble unique, dit Renan. Comme La Mecque. » En même temps, le quartier de la bohème – entre la piazza del Popolo et l’église française de la Trinité-des-Monts – est aussi celui des courtisanes. Elles posent dans les ateliers et agrémentent le séjour du pensionnaire, le gouvernement ecclésiastique se montrant assez tolérant en matière de moeurs. Qui ne remarque que Roma est l’anagramme d’amor ? Dans les tavernes, les beuveries se concluent par des rixes avec les Espagnols et autres expatriés. Les fêtes sont incessantes, il s’organise des mascarades, mais on travaille, beaucoup, et c’est sans doute cette alliance du labeur et des plaisirs qui anime la créativité, condition oubliée aujourd’hui.
Nicolas Poussin, qui, comme Valentin de Boulogne, choisira de ne plus reen France, «mesure» l’antique durant ses promenades, dessine d’après le modèle vivant en atelier et complète sa connaissance du corps en disséquant avec un chirurgien. Il apprend la perspective géométrique chez Zaccolini, s’initie à l’optique, aux sciences naturelles, et se fait admettre dans la très savante Académie des Lyncéens, où il commente Vitruve, Alberti, Léonard deVinci–etHomère,Ovide,Plutarque… La peinture dite d’Histoire, qui englobe le religieux et le mythologique, occupe alors le premier rang dans la hiérarchie des genres; elle suppose une importante érudition. Les grands commanditaires en sont férus et ils exigent des tableaux une narration, des accessoires, des décors irréprochables.
Décadence du prix de Rome Son contemporain Claude Gellée, dit « le Lorrain », n’a pas ce bagage. D’origine humble, rétif à l’instruction, il aurait été mis en apprentissage chez un « boulanger de pâtés » et envoyé à Rome à 14 ans comme marmiton. La légende
lui attribue l’invention de la pâte feuilletée. Domestique d’un peintre goutteux, il aurait appris le métier en nettoyant les pinceaux. Plus coloriste que dessinateur dans une époque qui juge le dessin supérieur à la couleur, car le premier traduit une idée tandis que la seconde ne s’adresse qu’aux sens, il arpente la campagne, dort dans les champs, s’étourdit de lumière et peint d’extraordinaires invitations au voyage, avec leurs ports imaginaires que dore un soleil rasant, qui lui valent des commandes du pape, du roi d’Espagne et font fait rêver la cour d’Angleterre. L’Italie naïve l’a préservé, dit-on, de la pédante Italie courtisane.
La liste est longue des artistes qui entreprennent le voyage en Italie. Fragonard y va en tant que « pensionnaire ». David aussi, mais après avoir manqué se suicider pour avoir raté deux fois la récompense suprême. Delacroix et Géricault s’y rendent à leurs frais. Tout comme Corot, puis Manet, Degas. Mais le prix de Rome – il ne sera pourtant pas supprimé avant Mai 1968 – sombrait déjà dans un académisme rétrograde. Qui se souvient encore d’Alain Besnard, dont La Mort de Timophane, tyran de Corinthe, remporta la palme en 1874, l’année même où Monet exposait Impression, soleil levant ? On fait le voyage pour copier Raphaël, pour assimiler le colorito de Titien. Les architectes en rapportent colonnades, pilastres et frontons. Les « caravagesques » y apprennent comment la lumière triomphe sur les ténèbres. Les néoclassiques s’y dégagent du rococo au profit du « vrai style » en se pliant à nouveau « au bon goût et à la manière des Anciens». Puis c’est la nature, ce sont les paysages qui fascinent ; on y goûte à l’étude en plein air en même temps qu’on y respire cet air de la liberté, « léger, élégant jusqu’à la fadeur, qui [n’est] depuis des siècles, dit André Suarez, qu’une gracieuse haleine de jeunesse et de plaisir ».
Et, au fond, si c’est Stendhal qui décrit le mieux les transformations bénéfiques qu’opère le « voyage » (voir ci-dessus), ce sont sans doute Le Lorrain et Poussin qui ont le mieux dépeint tout ce qu’offre au regard la patrie de Virgile, Arcadie heureuse tout imprégnée de culture où, tandis que se balancent des navires en partance vers l’au-delà, de vieux marbres mélancoliques ponctuent le paysage, rappelant au passage leur condition aux mortels. Et in Arcadia ego, « Moi aussi j’ai connu le bonheur », un bonheur toujours éphémère, s’il n’était immortalisé par l’art
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Romancier et critique d’art. Auteur, notamment, de La Transparence et le Reflet (JC Lattès).
Le plus grand représentant du clacissisme français a parfait son éducation artistique à Rome. Bien que choisi comme peintre de Louis XIII, il ne retourne que brièvement en France, choisissant de s’établir définitivement en Italie. C’était en Italie que s’élaborait la modernité, avec ses traités, ses théories, et que se rencontraient les grands maîtres.