Proust sur la piste des épidémies
Le Dr Adrien Proust, père de Marcel, a parcouru les steppes russes pour lutter contre les fléaux de la peste et du choléra.
Si son fils Marcel ne lui avait pas fait tant d’ombre, le père, Adrien, eût été la star de la famille Proust ! Car lui aussi était un grand auteur, mais dans un tout autre registre. Pas de roman à son actif, mais des traités scientifiques, avec, en guise de héros, épidémies, miasmes et normes d’hygiène. En 1873, Marcel, 2 ans, babille encore lorsque son père, pionnier de la santé publique, publie sa grande oeuvre, Essai sur l’hygiène internationale, ses applications contre la peste, la fièvre jaune et le choléra asiatique. Dans ce pavé de 453 pages, nous ne sommes pas Du côté de chez Swann, mais au coeur des steppes russes et des ports de la Caspienne à la recherche non du temps perdu mais de l’origine des grands fléaux épidémiques qui ravagent l’Europe du XIXe siècle.
Ses premières armes antiépidémies, le jeune agrégé de médecine les affûte dans la capitale, en luttant contre la vague de choléra qui s’abat sur Paris et l’Europe en 1865, arrivée par la mer à Marseille depuis l’Égypte. Les patients affluent, il n’existe aucun traitement, près d’un sur deux meurt. Même punition l’année suivante. Proust, doté d’impressionnantes compétences physiques et intellectuelles, se fait remarquer de ses supérieurs pour son sang-froid. S’il n’a jamais contracté de maladie, se vante-t-il, c’est pour avoir su garder une distanciation sociale et s’être lavé les mains et le visage régulièrement, sans oublier l’aération des pièces. Il prône aussi la quarantaine et même la séquestration, le mot de l’époque pour « confinement ».
En train, en bateau, à dos d’âne En 1869, ses talents d’hygiéniste lui valent d’être choisi, par les ministres du Commerce et des Affaires étrangères, pour une mission de la plus haute importance. Il est chargé de remonter les chemins empruntés par les épidémies du Levant jusqu’aux portes de l’Europe. Il s’agit de comprendre comment diable les épidémies de choléra, de fièvre jaune ou de peste se faufilent jusqu’à nous. Il doit s’assurer des installations sanitaires mises en place par les États pour les contrer et, de fait, protéger les autres. Celui que Jean-Yves Tadié, biographe de Marcel Proust, appelle le « géographe des virus » s’élance sur les voies de migration des épidémies en août. L’Indiana Jones de l’hygiène internationale emprunte tous les transports possibles : train, bateau et même à dos d’âne.
Son expédition débute par quatre jours de train jusqu’à Saint-Pétersbourg, alors capitale de la Russie, où il retrouve un médecin russe qui sera son guide. Toujours en train, il gagne Moscou, puis Nijni Novgorod sur la Volga. Un bateau à vapeur l’amène à Astrakhan, sur les rives de la mer Caspienne. En chemin, il s’enquiert de l’état des structures sanitaires chargées d’isoler les voyageurs malades venus de Perse par le Caucase. Il demande qu’elles soient améliorées. Puis il emprunte un autre bateau, à roues à aubes cette fois, et débarque à Bakou. Les établissements de quarantaine y étant en ruine, il presse les autorités russes d’y bâtir un établissement sanitaire digne de ce nom. Après 7000 km et 18 jours de voyage, il se joint à une caravane et se rend à cheval à Téhéran. Dans la capitale de la Perse, grâce à l’influence du premier médecin du chah, il obtient des autorités la création d’un conseil de santé international pour le choléra, ainsi que le principe de la présence de médecins sentinelles russes dans les ports perses de la Caspienne. Ils seront chargés de signaler le passage de maladies contagieuses.
Proust rebrousse chemin vers Bakou. À travers collines, steppes et lacs desséchés, il croise chameaux et nomades. À Constantinople, le grand vizir le décore de l’ordre du Médjidié.
Après trois mois d’un voyage harassant – 14 000 kilomètres –, il rentre en France, convaincu que pour contrer les épidémies, les contrôles doivent s’effectuer au plus près des foyers infectieux. Prôner l’hygiène demeure le meilleur moyen de lutter contre les maladies, une idée peu développée à l’époque. Il vient de vivre l’aventure de sa vie, sa mission est un succès et il s’apprête à rencontrer Jeanne Weil, sa future femme. En 1870, il est fait chevalier de l’ordre impérial de la Légion d’honneur pour « services exceptionnels rendus ». Convaincu que l’hygiène est une cause planétaire, devenu inspecteur général des services sanitaires, professeur à la faculté de médecine, élu à l’Académie de médecine, il n’a de cesse de plaider pour la création d’un office international d’hygiène publique et milite pour que les Britanniques, qui dominent le monde, adoptent des contrôles sanitaires plus stricts afin de protéger l’Europe des épidémies. Santé ou commerce, il faut choisir. Accorder des laissez-passer à volonté aux marchandises sur la route des Indes, s’opposer aux quarantaines, c’est ouvrir la porte aux épidémies.
« Un danger pour les voisins » À l’heure où le pot de chambre trône dans toutes les maisonnées, il inspecte aussi de nombreuses villes de France (Marseille, Toulon…) frappées par le choléra. Il incite à améliorer les égouts et martèle la nécessité de consacrer des fonds publics à l’assainissement pour prévenir le retour de maladies. « Si un citoyen ou une ville manquent aux lois de l’hygiène, ils deviennent un danger pour les voisins et les cités du même pays », écrit-il en 1889. Jusqu’à sa mort, en 1903, il occupera des sièges prestigieux dans les conférences internationales d’hygiène. En 1907, l’instance mondiale qu’il a tant appelée de ses voeux de son vivant est créée : l’Office international d’hygiène publique, l’ancêtre de l’OMS
■ À lire : Le Docteur Adrien Proust, par Daniel Panzac (L’Harmattan).