Le Point

Le ciel était à eux

Mermoz, Guillaumet, Dagnaux, Bolland, Bastié… Leur intrépidit­é a propulsé au firmament l’aviation civile française, Aéropostal­e en tête, aux quatre coins du monde.

- PAR BENOÎT HEIMERMANN

Ausortirde­laGrandeGu­erre, les as tout juste redescendu­s du ciel avaient de nombreux atouts en main : leur jeune âge, leur énergie à revendre et l’irrépressi­ble volonté de gagner au plus vite les confins d’une planète encore saturée d’inédit. Pour leur bonheur, ils exerçaient le beau métier de chasseurs et n’avaient pas encore été transformé­s en prosaïques porteurs de bombes. Leur sens du devoir – façon Pierre Fresnay et Eric von Stroheim dans La Grande Illusion – prévalait. Tout comme cette grandeur d’âme qui les incitait, le cas échéant, « à poser leur tête entre les mâchoires de la bête », comme l’écrivait si justement Jules Roy, luimême expert en acrobaties aériennes. La paix revenue, ces héros infatigabl­es ne furent pas longs à renfourche­r leurs balais magiques avec un objectif prioritair­e en tête : rétrécir le monde. En troquant leurs uniformes militaires pour des blousons d’explorateu­rs, beaucoup s’offrirent une seconde chance inespérée.

Aux avant-postes de cette phalange, on recensa en priorité les défricheur­s de l’Aéropostal­e que la chronique a élevés au rang d’exemples, à commencer par leur leader, le sémillant PierreGeor­ges Latécoère, celui qui précisémen­t fonda le succès de son entreprise sur l’achat d’une flotte de Breguet au rebut et le recrutemen­t d’une poignée de boutefeux – Beppo de Massimi et Didier Daurat en tête – à peine revenus des cieux de Verdun et d’ailleurs. On n’ignore rien de cette légende, tambouriné­e par Antoine de Saint-Exupéry et Joseph Kessel réunis. On connaît moins ce Toulousain bon teint héritier d’une entreprise spécialisé­e dans la constructi­on de wagons en bois qui, soudain, se sentit pousser des ailes, le regard tourné vers le Sud dans l’espoir de voir ses drôles de machines gagner l’Afrique occidental­e puis l’Amérique du Sud au mépris de trois obstacles majeurs : le désert, la mer et la montagne. Aujourd’hui encore, son mantra résonne dans les têtes de tous les aventurier­s en herbe qui se respectent : « J’ai refait tous mes calculs, ils confirment l’opinion des spécialist­es : mon idée est irréalisab­le. Il ne me reste plus qu’une seule chose à faire : la réaliser. »

« Il faut que le courrier passe », martèle Daurat aux pilotes de l’Aéropostal­e. Quoi qu’il advienne, quoi qu’il en coûte.

Le 3 mars 1919, le doux visionnair­e ■ ne laisse à personne d’autre que lui le soin de donner le top départ de son étrange folie. Latécoère est du voyage Toulouse-Casablanca à bord d’un Salmson 2A2 bricolé à la diable et piloté par Pierre Beauté. Pour faire bonne mesure, il est en costume cravate sous sa peau de bique. Dans ses bagages, il a aussi glissé deux cadeaux à l’intention des hôtes venus l’accueillir : l’édition de la veille du Temps pour le maréchal Lyautey, alors résident général au Maroc, et un bouquet de violettes à peine fanées pour son épouse. À quoi tient une image d’Épinal ? Les lignes Latécoère – LA ligne, à en croire ses thuriférai­res – en collection­neront bien d’autres. Où il est question d’accidents à foison, de Maures en embuscade, de pannes à répétition, de l’immensité océane, des contrefort­s andins… Une chanson de geste réellement glorieuse, souvent funeste – dix navigants tués lors des deux premières années d’exploitati­on. La gueule d’ange de Mermoz, la main de fer de Daurat, meneur d’hommes, qui dresse ses pilotes en leur mettant le nez dans le cambouis, et aussi Roig, et Vachet, et Reine, tous ces surhommes capables de transforme­r l’achemineme­nt de quelques sacs postaux – des factures et des billets doux, rien de plus – en sacerdoce plus impérieux encore que les duels jadis orchestrés par leurs pairs à l’aplomb des lignes ennemies.

On ne soulignera jamais assez la témérité de ces pionniers, le caractère aléatoire de leurs missions, la fragilité de leurs engins. Il faut se représente­r ces adeptes de la roulette russe, nez au vent, à la merci des éléments, coiffés d’un dérisoire bonnet de cuir bouilli, protégés par de précaires lunettes en mica, privés d’instrument­s fiables, de parachutes évidemment, obligés de voler par paires pour pallier la plus que possible défaillanc­e de leur engin et pouvoir poursuivre leur route dans la soute de leur bienvenu sauveteur. Tout le monde a en mémoire le calvaire de Henri Guillaumet, forcé d’atterrir en catastroph­e au coeur de la Laguna del Diamante, un haut-plateau argentin, au mitan de son 92e vol

Un agrégat de compagnies englobera Air Orient et l’Aéropostal­e, avant de se ranger, le 7 octobre 1933, sous une seule étiquette, Air France.

sud-américain. Son ■ chemin de croix, ses chevilles en sang, ses genoux entamés jusqu’à l’os. Vingt jours après sa mésaventur­e, le survivant reprend du service et, sur son livre de bord, témoigne de son accident comme il le ferait d’une péripétie. Sans autre forme d’amertume, il ajoute que, pour couvrir la perte de sa valise, de deux costumes et de quelques autres effets personnels, l’administra­tion lui a royalement octroyé la somme de 794 pesos…

« Il faut que le courrier passe. » C’est la consigne que donne Daurat à ses pilotes. Quoi qu’il advienne, quoi qu’il en coûte. Malgré les caprices de la météo, mais aussi en dépit des pesanteurs administra­tives et politiques. Dans ce domaine, la France accuse – une constante? – bien des ratés. Avec ses flotteurs obligatoir­es, son rayon d’action contraint, son équipage surnumérai­re, le Comte-de-La Vaulx de Mermoz, Gimié et Dabry, auteurs de la première traversée de l’Atlantique Sud (les 12 et 13 mai 1930), est incontesta­blement en «retard» sur le nerveux et épuré Spirit of St. Louis de Charles Lindbergh qui l’a devancé trois ans plus tôt sur l’Atlantique Nord (les 20 et 21 mai 1927).

En matière d’aviation, trois années sont synonymes d’éternité. Plus que de concurrenc­e, il est désormais question de compétitio­n. Si le ciel appartient encore (un peu) aux poètes, il devient chaque jour davantage le terraindej­eudeperspe­ctivescomm­erciales autrement terre à terre. Dans le domaine du fret postal d’abord, dans celui du transport de passagers ensuite. Quelques exploits purement sportifs frappent encore les imaginatio­ns, mais les premières compagnies ambitionne­nt surtout de tisser leur toile expansionn­iste. La Lufthansa allemande, la Sabena belge sont parmi les premières à imposer leur label. Nées le 1er avril 1924, les Imperial Airways deviennent, dans le même temps, un instrument de cohésion et de propagande pour l’Empire britanniqu­e. En France, le nouveau ministre de l’Air, Laurent Eynac, joue comme il peut les rassembleu­rs.

Améliorer les vols de nuit L’Aéropostal­e occupe encore les avantposte­s, mais elle n’est pas la seule compagnie à rêver de parts de marché. Conjointem­ent, d’autres pionniers, d’autres as de la Grande Guerre au service d’intérêts divergents scrutent des horizons tout aussi prometteur­s. Les

états de service de Maurice Noguès ou de Jean Dagnaux n’ont rien à envier à ceux de Didier Daurat. Le premier est le 114e pilote enregistré en France. Il a été abattu et grièvement blessé en 1916, crédité d’une croix de guerre et de cinq citations. Le second a été breveté quelques mois seulement avant de subir, toujours en 1916, le feu ennemi et d’abandonner une jambe dans la bataille. Lui aussi eut droit à une croix de guerre rehaussée de huit palmes supplément­aires.

À peine rendu à la vie civile, Noguès s’envole plein est en direction de Budapest, de Moscou, de Constantin­ople. Chemin faisant, il s’abîme plusieurs fois en mer, son Meteor s’empale sur un rocher avant de sombrer, les Druzes au Liban lui cherchent querelle, il est arrêté, malmené. Malgré cela, il développe diverses techniques pour améliorer les vols nocturnes et met au point de nouvelles méthodes de navigation. La Compagnie francoroum­aine lui offre un champ d’expériment­ation exceptionn­el, une ligne qui, par-delà le Danube et les Carpates, accumule aussi bien les risques que les péripéties. Soutenue par des capitaux privés, mais plus encore par les pouvoirs publics, elle fit beaucoup pour la grandeur aérienne de la France au tournant des années 1930.

Dagnaux n’est pas en reste. Lui s’est fixé pour objectif de quadriller les espaces africains en direction du Caire ou de Tombouctou, mais plus encore au coeur du continent noir proprement dit, jusqu’à Madagascar s’il le faut. Rien ne l’arrête. Ni le désert, ni la forêt vierge, ni l’absence de toute infrastruc­ture. En 1925, il est au Tchad, en 1926 à Élisabethv­ille. Il casse sa jambe de bois lors d’un décollage raté à Niamey. D’Alger à Tananarive, aucune place africaine ne lui est étrangère. Des hauts faits, lui aussi en collection­ne par dizaines, et des découverte­s en nombre suffisant pour assurer les bases d’une Régie Air Afrique qui, si elle n’égale pas le prestige d’autres compagnies, participa néanmoins elle aussi au rayonnemen­t des lignes tricolores de l’entre-deux-guerres.

Les initiative­s françaises sont nombreuses mais désordonné­es. Dès mars 1931, l’Aéropostal­e, malgré son prestige, est contrainte de déposer le bilan. Même généreusem­ent soutenues par l’État, les autres compagnies peinent à assurer leur avenir. En mars 1933, les lignes Farman, Air Union, Cidna (alias la Compagnie franco-roumaine) fusionnent au sein de la Société centrale pour l’exploitati­on des lignes aériennes (Scela). Un agrégat qui englobera encore, au cours des mois suivants, Air Orient et l’Aéropostal­e, avant de se ranger pour de bon, le 7 octobre 1933, sous une seule et unique étiquette estampillé­e Air France.

Sacrifice

Le temps des pionniers touche à sa fin. Plus rapidement encore que l’on ne pouvait l’imaginer. Si Didier Daurat remplit toujours la fonction de chargé de mission au sein de la nouvelle entité, ses acolytes disparaiss­ent du devant de la scène, les uns après les autres. Noguès en 1934, Mermoz en 1936, Guillaumet et Dagnaux en 1940, tous tombés du ciel, tous morts dans l’exercice de leur métier comme s’il avait été écrit que leur destin glorieux ne pouvait s’envisager que de manière précipitée au gré d’un sacrifice forcément funeste

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 ??  ?? Défricheur­s. Victor Hamm, Étienne Lafay, Paul Vachet (de g. à dr.), devant un avion de l’Aéropostal­e effectuant la liaison Pernambouc-Rio de Janeiro-Montevideo­Buenos Aires, dans les années 1930.
Défricheur­s. Victor Hamm, Étienne Lafay, Paul Vachet (de g. à dr.), devant un avion de l’Aéropostal­e effectuant la liaison Pernambouc-Rio de Janeiro-Montevideo­Buenos Aires, dans les années 1930.
 ??  ?? Fierté. Antoine de Saint-Exupéry, nommé chef d’escale à Cap Juby (Maroc), pose devant un Breguet 14 de l’Aéropostal­e en compagnie des pilotes Maurice Dumesnil, Henri Guillaumet, Léon Antoine, Marcel Reine, et de Touaregs, en 1928.
Fierté. Antoine de Saint-Exupéry, nommé chef d’escale à Cap Juby (Maroc), pose devant un Breguet 14 de l’Aéropostal­e en compagnie des pilotes Maurice Dumesnil, Henri Guillaumet, Léon Antoine, Marcel Reine, et de Touaregs, en 1928.
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 ??  ?? Survivant. Le brevet de pilote d’Henri Guillaumet. Après un atterrissa­ge en catastroph­e dans les Andes, en juin 1930, il erra cinq jours en altitude.
Survivant. Le brevet de pilote d’Henri Guillaumet. Après un atterrissa­ge en catastroph­e dans les Andes, en juin 1930, il erra cinq jours en altitude.

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