Et Citizen Kahn archiva le monde
Banque d’images. Financier philanthrope et pacifiste, Albert Kahn a, au début du XXe siècle, constitué une collection inouïe de photos et de films qui témoignent d’une époque révolue.
C’est l’histoire d’un homme de la Belle Époque qui souhaitait empêcher les conflits entre les nations. Il vit le jour en Alsace en 1860. Sa jeunesse fut marquée par la guerre de 1870, qui avait fait de lui, contre son gré, un citoyen allemand. Arrivé à Paris à 16 ans, il était devenubanquier,s’enrichissantbientôt grâce à des investissements dans des mines d’or et de diamants en Afrique du Sud. Pionnier dans les emprunts japonais, actif à Wall Street, il passait pour l’un des emblèmes de ce nouveau capitalisme financier mondial. Mais l’enrichissement n’était pas pour lui une fin en soi. « Les affaires, vous le savez, ce n’est pas mon idéal », écrit-il dès 1887 à son précepteur, qui n’est autre qu’Henri Bergson, avec qui il a repris des études. Conçoit-il une culpabilité de tout cet argent amassé sur le dos des mineurs ? A-t-il perçu le vent belliqueux qui souffle déjà sur une planète où l’on se bat ici et là ? En 1898, fort de ses multiples voyages d’affaires qui lui ont « ouvert les yeux », il offre des bourses « Autour du monde » à de jeunes universitaires français mais aussi étrangers. À eux de saisir l’occasion « de se renseigner en dehors de toute idée préconçue sur les conditions de vie sociale des différents pays ». Il les invite à partager leurs connaissances dans son hôtel particulier de Boulogne où il recevra Bergson, Marie Curie, Einstein, Léon Bourgeois, Kipling, Tagore, et tous les esprits portés vers la paix. Il est aussi l’ami de Paul d’Estournelles de Constant, deuxième prix Nobel de la paix français (1909) qui lance, en 1905, un Comité de conciliation internationale, financé par le milliardaire Carnegie, dont Kahn est le trésorier. L’heure, en ce début de siècle, est aux premières conférences et organisations pacifistes, à La Haye notamment, qui tentent de réunir les gouvernants autour d’une table. En 1908, Kahn effectue un tour du monde, flanqué de Dutertre, son chauffeur et « Passepartout », qu’il a initié à la photographie. Japon, États-Unis, Hawaï : on est à l’heure triomphante des paquebots de luxe et des chemins de fer transcontinentaux.
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Après ce premier tour de piste, ■
Kahn fait, en mai 1909, une rencontre déterminante rue Charras, à Paris : Jules Gervais-Courtellemont (voir p. 227) y donne des conférences, «Visions d’Orient», mêlant prises de vues et photographies de ses voyages. Ces dernières sont fixées sur des plaques autochromes, en couleurs, dont les frères Lumière viennent d’inventer le procédé. Il faut bien comprendre qu’on est en présence d’une génération qui découvre les pouvoirs de l’image et sa capacité à reproduire le réel dans toute sa richesse et sa diversité.
Avant la globalisation
Trois ans plus tard, Kahn est mûr pour lancer son grand projet qu’il appelle, immodestement, les Archives de la planète. C’est son ami géologue Emmanuel de Margerie qui le définit le mieux : « Fixer des aspects, des pratiques et des modes de l’activité humaine dont la disparition fatale n’est qu’une question de temps. » Comme le souligne Adrien Genoudet dans son très beau livre, L’Effervescence des images, ce projet est habité « par le sentiment flottant d’une implacable planification de la catastrophe ». Archiver avant la destruction, avant l’échéance fatale, un monde dont Citizen Kahn, globe-trotteur affûté et averti, a perçu l’industrialisation et, à terme, la globalisation. «Le temps du monde fini commence», écrit Paul Valéry. Il s’agit aussi, puisque désormais c’est possible techniquement, de recenser les manières de vivre des autres afin de les partager et de contribuer ainsi à une entente entre les peuples qui risquent dans un monde concurrentiel de se faire la guerre. Donner à voir, dans l’espoir qu’on ait moins peur de ce qu’on connaît. « Je travaille pour l’humanité, je sers le genre humain », déclarera-t-il, fidèle au principe bergsonien selon lequel « il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action ». Sa démarche est clairement pédagogique, les élites devant dans son esprit éclairer et éduquer les masses.
Pour mener à bien cet archivage du monde, Kahn, « pragmatique paradoxal », selon la formule de Pascal Ory, va mettre à disposition – jusqu’au krach de 1929 qui le ruine – toute sa fortune. Il recrute une équipe d’opérateurs : le premier est Auguste Léon, un professionnel. Stéphane Passet, ancien adjudant d’artillerie, est un baroudeur passionné de photo. Lucien Le Saint est l’opérateur du premier cinéaste d’animation français, Émile Cohl. Paul Castelnau est un géographe qu’on forme à la photo. Du reste, l’équipe est placée sous la direction scientifique d’un géographe, Jean Brunhes, disciple de Vidal de La Blache, pour lequel Kahn crée et finance la première chaire de géographie humaine au Collège de France. On vit l’essor de « la géographie de plein vent » fondée sur une description imagée d’éléments matériels. Brunhes sera plus géographe, national et colonial que Kahn, plus ethnographe, international et pacifiste. Le mode opératoire est ritualisé. « Avant le départ, dans l’hôtel de Boulogne, on étale des cartes d’état-major sur les grandes tables, on liste des lieux, Brunhes fait un long exposé sur le pays à parcourir », décrit Genoudet. On établit des programmes : maisons, chemins, animaux domestiques, champs, jardins, dévastations végétales, exploitations minérales. Jusqu’en 1931, 48 pays sont visités. Et 72 000 plaques autochromes sont réalisées ainsi que cent vingt heures de film. Certains opérateurs racontent leur périple dans des lettres, comme Stéphane Passet : « J’ai parcouru une contrée qui est la plus belle du Maroc : la région comprise entre Moulay
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« À Ispahan, je me suis fait expulser de la médrézé du chah (…) et mon interprète s’y est fait rosser. J’y retournerai, car j’ai encore un cliché à faire. » Frédéric Gadmer, opérateur d’Albert Kahn en Perse
Idriss et Beni Ammar. J’y ai pris ■ des clichés très intéressants. J’ai été bien reçu partout sauf à Beni Ammar où des clameurs n’ayant rien de rassurant m’ont accompagné dans ma traversée du village… ». À Fez, Passet ne trouve aucun hôtel : « Je couche sous un hangar et sur un lit de camp. » Frédéric Gadmer décrit ses mésaventures en Perse : « À Ispahan, je me suis fait expulser de la médrézé du chah avec insultes copieuses et mon interprète s’y est fait rosser. Je n’ai pas laissé tomber, je suis allé me plaindre au gouvernement qui a agi et j’y retournerai, car j’ai encore un cliché à faire. »
Au fil de leurs pérégrinations, les opérateurs de Kahn vont aussi fixer des moments historiques : les guerres des Balkans avant 1914 ; la découverte des champs pétrolifères du MoyenOrient, les menées de Mustafa Kemal ou de l’émir Fayçal, les réactions en Palestine à la visite de lord Balfour, qui vient d’annoncer en 1917 la création d’un « foyer national juif »… « Un enfant qui reste à la maison devient vite un idiot » : Kahn, homme mystérieux, qui fuyait les objectifs, qui avait la parole difficile, citait souvent ce proverbe islandais. Ce philanthrope qui avait l’intelligence du monde incarna le voyage non de conquête, de découverte, mais de curiosité, de comparaison et d’enquête : un désapprentissage plutôt qu’un apprentissage. Il représenta aussi, comme le rappelle l’historien Jay Winter, un des premiers moments d’utopie du XXe siècle
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À lire : Les Archives de la planète, sous la direction de Valérie Perlès (Liénart). Albert Kahn, singulier et pluriel (Liénart). Albert Kahn. Le monde en couleurs, de David Okuefuna (Chêne). L’Effervescence des Images. Albert Kahn et la disparition du monde, d’Adrien Genoudet (Les Impressions nouvelles).
À voir : le musée départemental Albert-Kahn, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), conserve une partie des Archives de la planète dans un bâtiment ceinturé de splendides jardins à thèmes. www.albert-kahn.fr.