Le jour où Gide a ouvert les yeux
Par ses voyages, en Afrique puis en URSS, l’écrivain a inventé la figure de l’intellectuel en mouvement, éveilleur des consciences.
«Le chef nous parle encore du régime de la prison de Boda, de la détresse des indigènes, de leur fuite vers une moins maudite contrée », écrit André Gide le 29 octobre 1925. Il est en Centrafrique, engagé depuis cinq mois dans un périple commencé à Brazzaville. Qu’est-il allé faire dans cette Afrique noire du bout du monde ? Fuite désespérée d’une vie conjugale avortée ? Vacances post-rédaction des Faux-monnayeurs ? Tropisme des tropiques entretenu par son ami, le pasteur Élie Allégret, parti prêcher au Congo, et dont le fils, Marc, son amant, orchestre ce périple initiatique ? Ressourcement chez cet apôtre de la disponibilité, qui se sent vieillir et veut se dépayser tant qu’il est temps ? Tout à la fois.
Gide attendra d’être là-bas pour savoir ce qu’il y fait. Il pensait tenir un carnet documentaire, il dérive, au fil des choses vues, vers le pamphlet. Dans soncollimateur,moinsl’Administration que les compagnies concessionnaires qui achètent à vil prix le caoutchouc, exploitent la main-d’oeuvre masculine dans les forêts. Il met au jour un déséquilibre systémique : les cultures vivrières abandonnées, les récoltes laissées sur pied, les villages dépeuplés d’hommes. Touché par le naturel des populations et leur détresse, l’écrivain est atterré par la cupidité et la bêtise des Blancs : « Moins il est intelligent, plus le Noir lui paraît bête. » Mais s’il dénonce les abus du colonialisme, Gide n’est pas pour autant anticolonialiste, souligne Frank Lestringant dans sa biographie du « contemporain capital ». En bon Français, il demeure sûr de la supériorité de son pays éclairé ; mais l’homme de bien en lui est indigné par l’injustice. Sans le savoir, ce protestant laïque verse dans l’humanitaire. Ses deux livres – Voyage au Congo (1927), puis Le Retour du Tchad (1928) – eurent la vertu d’ouvrir des enquêtes, de provoquer des débats. Le gouvernement s’employa à les enterrer. Son cri d’alerte a retenti dans le désert.
Mais ce voyage ouvrit une voie et une veine. Lui, le membre du « camp des portefeuilles », glisse de la révolte individuelle à la révolution. Entraîné par l’esprit antifasciste qui enfle après l’accession de Hitler au pouvoir, il mise sur l’URSS, laboratoire d’une expérience inouïe, et fait crédit à Staline d’une « pureté intérieure ». Mais s’il veut bien être compagnon de route, le franc-tireur refuse de se laisser encarter. La propagande le harcèle. Quelle prise ! Il cède enfin à Ilia Ehrenbourg qui le pressait de venir. On lui déroule tapis rouge et programme nourri : kolkhozes, usines, camps de pionniers, crèches, musées… De juin à août 1936, Gide se prête au jeu de la caution enthousiaste. En privé, comme ses compagnons de voyage, Guilloux, Herbart, Schiffrin, il est perplexe. « De l’excellent et du pire», note-t-il dans son carnet. Lui seul s’exprimera publiquement.
Accusateur
Dès son retour, le texte qu’il rédige amplifie ses réserves. Les thèmes abordés donnent le ton : inégalités, culte de la personnalité, délation, système policier… Il va jusqu’à supposer l’Allemagne hitlérienne plus libre que la dictature du prolétariat. Les communistes font pression pour qu’il retarde la publication de ce Retour alors que l’URSS secourt les républicains espagnols. Mais on ne fait pas taire Gide. La sortie en novembre 1936 de l’ouvrage déclenche les plus vives polémiques. Le mythe soviétique est écorné, il vient d’enfoncer dans son cercueil le premier clou d’une longue série. Traité d’agent de la Gestapo, d’esthète décadent, menacé, il persiste et signe en juin 1937 Retouches, d’abord intitulé Le Ver dans le fruit. On l’avait accusé de jugement précipité, d’examen superficiel ? Il verse de nouvelles pièces d’accusation contre la pomme véreuse, l’URSS. Puis, désabusé, Gide se retire dans la tour d’ivoire de son Journal, où il reprend son éloge de l’individualisme. À d’autres de s’engager. On ne l’y reprendra plus
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À lire : Souvenirs et Voyages, d’André Gide (La Pléiade). André Gide, l’inquiéteur, de Frank Lestringant (Flammarion, 2 vol.).
Avec Retour de l’URSS, il enfonce le premier clou dans le cercueil du mythe soviétique.