Le road-trip de Tocqueville
Sa découverte de la politique aux États-Unis a conduit Alexis de Tocqueville à rédiger un chef-d’oeuvre, De la démocratie en Amérique, qui a marqué notre histoire.
En 1831, Alexis de Tocqueville est juge auditeur depuis près de quatre ans au tribunal de Versailles, lorsqu’il embarque avec son ami Gustave de Beaumont, substitut du procureur, pour les États-Unis. Âgé de 25 ans, issu d’une famille légitimiste, il a prêté serment à contrecoeur à la monarchie de Juillet. Cherchant une occasion de quitter la France et ses tensions politiques, il est surtout fasciné par l’essor de la démocratie américaine, dont il pressent qu’elle sera l’avenir de l’Europe. La destination n’était pourtant pas à la mode, l’élite lui préférant l’Angleterre et ses anciennes traditions.
Pour entreprendre ce voyage, il lui faut un « prétexte », terme qu’il emploiera lui-même dans une lettre de janvier 1835 à son ami Louis de Kergorlay. Ce sera l’étude du système pénitentiaire américain, un projet que lui et Beaumont soumettent fin octobre 1830 au ministère de l’Intérieur afin d’obtenir le soutien du gouvernement. Le choix est habile, car le rôle des prisons est au coeur du débat politique de l’époque. Pendant ce temps, Tocqueville prépare son véritable voyage, comme il le révèle dans une lettre du 21 février 1831 à son ami Eugène Stöffels : « Revêtus d’un carac
tère public, nous aurons le droit de tout demander, et l’entrée de toutes les sociétés choisies […] Nous partons dans l’intention d’examiner en détail et aussi scientifiquement que possible tous les ressorts de cette vaste société américaine dont chacun parle et que personne ne connaît. Et si les événements nous en laissent le temps, nous comptons rapporter les éléments d’un bon ouvrage […] ». L’ouvrage de Volney sur son voyage en Amérique, les lettres sur les États-Unis de Fenimore Cooper et une description statistique de l’Amérique en cinq volumes par un ancien consul des États-Unis en France, David Bailie Warden, sont commandés pour des recherches préalables.
Tocqueville et Beaumont embarquent au Havre le 2 avril 1831 et débarquent à New York le 11 mai. Ils séjourneront aux États-Unis près de dix mois. Ils visitent New York, passent par l’Ouest et le Nord puis descendent le Mississippi. Ils voient Albany, Buffalo, Cleveland, Détroit, Montréal, Québec, Boston, Hartford, Philadelphie, Baltimore, Cincinnati, Memphis, La Nouvelle-Orléans, avant de rejoindre New York, d’où ils rembarquent le 20 février 1832.
Les deux amis rencontrent des membres de la société américaine, des Français du Canada et du Mississippi et de nombreuses personnalités: des spécialistes des questions pénitentiaires comme l’homme politique Edward Livingston, des responsables politiques de l’époque comme l’ancien secrétaire du Trésor Albert Gallatin, des juristes comme le procureur général de la Louisiane Étienne Mazureau. Ils passent du temps dans plusieurs prisons américaines – situées près de New York (Sing Sing), à Auburn ou à Philadelphie –, tout en étudiant statistiques et documents. Le voyage est austère mais n’empêche pas quelques plaisirs : Tocqueville va dans le monde, réclamant à son frère deux douzaines de gants jaunes, des bas de soie et des cravates noires. Mais c’est bien pour apprendre les moeurs d’une nation !
Du 6 juillet au 2 septembre, les jeunes gens entreprennent deux excursions qui ne sont ni politiques ni pénitentiaires : vers le Nord-Ouest et le Canada, sur les traces des Indiens et des Canadiens français. Au milieu de ces peuples condamnés par l’Histoire, comme les aristocrates, « nous nous sentions comme chez nous », écrit Tocqueville à l’abbé Lesueur le 7 septembre.
Cependant, le « prétexte » devient vite un pensum et les lettres expriment l’ennui des deux voyageurs. Après toutes ces études, on ne sait pas vraiment quel est le meilleur système pénitentiaire. Il est préférable de travailler sur les questions administratives et politiques, ce qui était le but initial du voyage tocquevillien… De ce côté-ci, la conclusion est plus exaltante : la démocratie semble viable et même compatible avec une certaine grandeur. « D’un jeune aristocrate morose, écrit Françoise Mélonio dans son introduction à la période 18141831 des Lettres choisies de Tocqueville (Gallimard), le voyage a fait un homme politique moderne. En Amérique, Tocqueville se rallie, en rechignant, à la démocratie. » Alors que ses premières impressions à l’arrivée à New York sont négatives – les maisons sont petites et laides ; les Américains, conformistes et obsédés par le commerce ; le gouvernement, immature –, il écrit à Kergorlay le 29 juin 1831 qu’il est déjà persuadé qu’on ne peut arrêter la démocratie. En juillet, il raconte avec admiration à un autre ami, Ernest de Chabrol, la cérémonie de la fête nationale à laquelle il a assisté à Albany, démontrant une ferveur patriotique et un goût de la liberté dont la France déchirée par les révolutions est dépourvue. Après cette conversion, les lettres deviennent une enquête sur l’art américain d’accommoder ce régime. Elle sera inachevée, car le ministère s’impatiente et une épidémie de choléra s’est déclarée en France.
Huit ans de rédaction
À son retour, Tocqueville démissionne de son poste après le renvoi de Beaumont pour motif politique. Le rapport sur les prisons ne l’intéresse guère : il laisse son acolyte s’en charger, même s’il cosigne l’ouvrage paru en 1833, Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France. Il a une autre ambition, écrire un livre majeur. Comme le note Mélonio, « le voyage n’est que le prélude à une seconde navigation, celle de l’intelligence qui va occuper les huit ans de rédaction de De la démocratie en Amérique. » Le premier tome paraît en 1835 et le second en 1840, l’ouvrage rencontrant un grand succès et lui valant d’être élu à l’Académie française en 1841. À la même époque, il entame une carrière politique, devenant député de la Manche en 1839.
De la démocratie est un chef-d’oeuvre intemporel de la pensée politique. Tocqueville a non seulement compris que la démocratie américaine était le laboratoire du futur de l’Europe mais a saisi qu’elle était moins un régime qu’une vision du monde où l’égalité est le fondement de la condition humaine. Politiste, puisqu’il s’est attaché à montrer comment ce mouvement imprégnait la vie politique, il s’est fait aussi sociologue avant la lettre, s’interrogeant sur l’effet de la démocratie sur la société civile. « Ce que le vulgaire appelle du temps perdu est bien souvent du temps gagné », a-t-il écrit. Ce voyage en est la plus parfaite illustration
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D’un jeune aristocrate morose, le voyage a fait un homme politique moderne.